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Thelonious Monk en concert au Five Spot par Chester Himes

Publié le 16 novembre 2011 par Assurbanipal

Respectables lectrices, honorables lecteurs, le texte qui va suivre n'est pas de la littérature pour enfants.

Il est extrait de " L'aveugle au pistolet " (Blind man with a pistol) de l'écrivain noir américain Chester Himes (1909-1984) publié chez Gallimard en 1970.

Manifestement, il s'agit d'un concert de Thelonious Sphere Monk au Five Spot Cafe à New York City, USA. L'ambiance y était quelque peu agitée ce soir là. John Fossoyeur et Ed Cercueil (Coffin Ed and Grave Digger Jones), les deux flics noirs les plus durs de Harlem, héros immortels de Chester Himes n'eurent même pas le temps d'intervenir.

La photographie de Manhattan est l'oeuvre de l'Incorruptible Juan Carlos HERNANDEZ.

Manhattan

CHAPITRE XVII

Vu de l'extérieur, le Five Spot n'avait aucune prétention.Ses baies vitrées donnaient à la fois sur St Marks Place et la Troisième Avenue , directement au niveau du trottoir, comme les vitrines d'un supermarché. Mais derrière cette façade se dressait en retrait une seconde cloison dans laquelle se découvraient plusieurs ouvertures en forme d'ellipse irrégulière, offrant de l'intérieur des aperçus à la Picasso, la courbe d'une trompette, des dents blanches entre des lèvres rouges, une chevelure fauve et un oeil maquillé, un verre ballon semblant flotter au bout d'une manche, des doigts noirs épatés courant sur les touches blanches d'un piano.

Du côté intérieur, ces ouvertures étaient garnies de miroirs sans tain dans lesquels les clients ne pouvaient voir que les reflets d'eux-mêmes.

Mais, en tout cas, l'établissement était bien insonorisé. Pas le mondre écho ne filtrait jusqu'à la rue, à moins que la porte ne fût ouverte. Et personne au-dehors ne pouvait entendre les précieux sons musicaux qui s'émiettaient à l'intérieur. Et tout était là. Ces sons étaient si précieux qu'on ne pouvait les gaspiller. 

Lorsque les deux détectives noirs à la mine rébarbative entrèrent dans l'établissement avec leur petit ami, ne s'entendait en fait de son que le rythme excentrique et moderne sur lequel jouaient quelques musiciens renfrognés. Les clients, eux, étaient aussi solennels que s'ils assistaient à un enterrement. Mais ce n'était pas l'apparition de deux Noirs avec une jeune pédale extravertie qui avait provoqué le silence. Les policiers connaissaient assez bien ce secteur de la ville pour savoir que les Blancs écoutent toujours le Jazz sans souffler mot. Toutefois, il n'y avait pas que des Blancs dans la salle. On apercevait aussi un assortiment de visages sombres comme dans une assemblée de l'O. N.U. Mais ces Noirs là avaient été contaminés par les Blancs. Entourés de gens silencieux, ils l'étaient eux-mêmes. 

Un type blond avec une veste de smoking noire et qui devait jouer un rôle quelconque dans la boîte les amena jusqu'à une banquette avancée placée sous le gong. L'emplacement de cette banquette était si visible qu'ils comprirent instantanément qu'elle était réservée aux gens suspects. Ils eurent tous deux un discret sourire, se demandant comment pouvait bien être jugé leur petit compagnon. Avaient-ils, eux, tellement l'air d'en être, c'était à se poser la question.

Mais à peine étaient ils assis que l'agitation se déclencha. Les deux femmes qu'ils avaient vu passer devant le snack de Harlem dans une voiture de sport étrangère un peu plus tôt dans la soirée, et que leur petit copain avait traité de lesbiennes, se trouvaient à une table voisine. Comme si leur entrée avait tenu de signal, une femme bondit sur la table et se mit à exécuter une danse du ventre frénétique, comme pour asperger le public des rayons invisibles crachés par une arme quelconque dissimilée sous sa mini-jupe; mini-jupe qui ne dépassait guère les dimensions d'un cache-sexe. Elle était en tissu lamé or et particulièrement indécente d'aspect contre sa peau veloutée de teinte chamois. Ses longues jambes lisses étaient nues jusqu'à ses bracelets de lamé aux chevilles et elle portait des sandales dorées sans talon. Le bas du buste nu et le nombril se trémoussant de façon suggestive, ses seins tressautaient dans leur gilet de maille d'or comme des bébés phoques s'efforçant de téter.

Plus mince qu'elle ne leur était apparue dans sa voiture, elle était grande, voluptueuse, tel un rêve sculptural surgi de la mer. Dans son visage en forme de coeur, se dessinait une bouche aux formes sensuelles et hardies. Ses courts cheveux bouclés luisaient comme de l'acier bleui. Au-dessus de ses yeux couleur d'ambre aux longs cils chargés de mascara noir, ses paupières étaient fardées de bleu ciel. Elle s'était composé un personnage si ruisselant de sexualité qu'elle frisait presque l'attentat à la pudueur;

- Va te faire voir ailleurs!

On comprenait tout de suite que cetta apostrophe venait d'un Noir. Jamais un Blanc n'aurait voulu se priver d'un spectacle de choix aussi rare.

- Vas-y, la Chatte, vas-y!

Et cette fois, c'était un ami. Sans doute un ami Blanc. En tout cas, quelqu'un qui connaissait son nom.

Elle avait tiré sur la glissière de sa mini jupe et la faisait glisser par petites saccades; Détournant le visage, le jeune Babson bondit sur ses pieds. Ed et Fossoyeur le considérèrent, étonnés. Et du coup, ils ne virent pas que l'autre lesbienne assise à la table de cette effeuilleuse amateure s'était levée en même temps.

- Excuse moi, dit-il, il faut que j'aille me soulager.

- Je comprends ça, fit Ed Cercueil.

- Ca te soulève le coeur à ce point là? ironisa Fossoyeur.

John Babson fit la grimace.

- Laisse-le aller, grogna Fossoyeur. C'est l'envie qui le travaille, tout simplement.

Stupidement, le petit blond en veste noire s'efforçait de remettre en place la mini-jupe. Tous les autres clients s'esclaffaient bruyamment. Sur quoi, la strip-teaseuse passa une longue jambe brune autour du cou du petit blond, lui coiffant la ête de sa mini-jupe et lui poussa son entrecuisse contre la figure.

Les musiciens au visage sévère n'avaient pas sourcillé. Ils continuaient à jouer, rendant une version moderne de Don't go Joe , comme si la tête d'un jeune blondin prise entre les cuisses d'une femme café au lait était un spectacle quotidien. A l'arrière-plan, le pianiste se promenait sur l'estrade, vêtu d'une chemise de soie verte à manches longues, avec un pantalon de lin orabge et une sorte de chapeau tyrolien à carreaux rouge et noir sur la tête. Et chaque fois qu'il passait devant l'homme au piano, il passait par dessus son épaule et plaquait un accord.

Tout l'ensemble de la boîte était devenu une vraie maison de fous. Ceux-là même à qui restait un semblant de dignité l'avaient perdu. Ceux qui n'en avaient jamais eu se tordaient de rire. Tout le monde sauf les musiciens. La direction aussi n'aurait pas dû être mécontente. Mais tout au contraire un type chauve au long visage apparut dans la salle, se précipitant au secours du blondin dont la tête était toujours prise contre le sexe de la strip-teaseuse. Souhaitait-il ou non qu'on le tirât de là, la question pouvait se poser. En tout cas, quel que fût son point de vue sur la question, tous les autres Blancs du public étaient en proie à une tempête de rires.

Le long type chauve empoigna une jambe brune et brûlante. Aussitôt, la fille la lui replia autour du cou. Cette fois, elle leur tenait leurs têtes prisonnières à tous les deux sous sa mini-jupe.

- A ta santé! cria quelqu'un

- Coupe-la en deux! suggéra un autre.

- Mais laissez-en un peu! lança une troisième voix.

La strip-teaseuse semblait la proie d'une espèce d'excitation hystérique. Elle se mit à agiter les hanches avec frénésie, comme si elle s'efforçait de fracasser l'une contre l'autre les têtes prisonnières de ses cuisses. Avec un effort concerté, les deux hommes parvinrent à se dégager, rouges comme des homards bouillis. La mini-jupe tomba sur la table. Les deux jambes marron en sortirent et les visages cramoisis reculèrent. D'un agile mouvement la femme café au lait en transpiration ôta sa petite culotte de dentelle noire et se mit à l'agiter triomphalement en l'air. La toison bouclée de son sexe dessinait contre la peau plus claire de son bas-ventre une tache sombre de la taille d'un gant de base-ball.

Des acclamations, des cris, des rugissements montèrent du public.

- Hourrah! Olé! Bravo!

La porte de la rue était ouverte. Soudain les longues plaintes sonores des sirènes de police pénétrèrent dans la salle. Fossoyeur et Cercueil sautèrent sur leurs pieds cherchant de leurs yeux leur petit copain. Ils ne virent qu'une foule au seuil de la panique. L'allègre musique jouée par les musiciens en colère cessa soudain. La strip-teaseuse nue hurla:

- Pat! Pat!

De gorges innombrables monta un long cri d'anxiété... qui se répercuta avec une résonnance nouvelle dans la pièce. Avant même d'avoir atteint la rue, Fossoyeur dit:

- Trop tard.

Pour savoir le fin mot de l'histoire, lisez " L'aveugle au pistolet " de Chester Himes.

A Paris, en 1971, lors d'un concert de James Brown à l'Olympia, une spectatrice française, Blanche, monta sur scène et fit un strip-tease complet. Personne ne l'en empêcha. Cela aurait cassé l'ambiance.

Calmons le jeu. Comme Count Basie, Jimmy Rushing et Ben Webster, regardons et écoutons tranquillement Thelonious Monk en trio jouer " Blue Monk ".


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