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Les entretiens in-finis, avec Jean-Pascal Dubost, 8

Par Florence Trocmé

Poezibao publie ici le huitième entretien avec Jean-Pascal Dubost. Un PDF de l’intégralité de l’article peut être facilement obtenu en cliquant sur le petit bouton « Joliprint » en fin de note.  
Les entretiens précédents :  
entretiens infinis (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7), 

De la citation 
Entretien infini n°8 

Florence Trocmé : Toi qui es pétri de lectures, notamment de poésie baroque, mais aussi de Rabelais et de bien d’autres [Montaigne tout autant, Villon, les Grands Rhétoriqueurs, du Bartas, et j’ajouterais : de littérature médiévale, de poésie contemporaine, étrangère (la poésie américaine, le concrétisme brésilien), de textes inclassables ou monstrueux de toutes époques – de Beroald de Verville, Laurence Sterne, James Joyce, Arno Schmidt…–, d’ouvrages curieux, de littérature érotique…], en fais-tu citation ? Si oui de quelle manière, de façon occasionnelle, de façon récurrente, de façon inconsciente ?  
 
Jean-Pascal Dubost
 : Le texte subissant le moindrement possible les infortunes du hasard, de même et par conséquence qu’il n’est nullement le fruit d’une quelconque inspiration, rien n’advient, de crainte de la méprise ou du contresens regrettable, qui soit occasionnel ou inconscient dans l’abondance de citations peuplant les poèmes ou proses de récit que j’écris ; les textes signés du nom de Jean-Pascal Dubost citent de façon consciente autant que possible*, et récurrente, tantôt litteratim, tantôt en transformant : avec ou sans guillemets, avec ou sans italiques, avec faux italiques ou faux guillemets (« Le langage, on le déplace d’un endroit un autre, on le reconstruit, on en fait un roman, on en fait un poème. Tout le monde fait ça en littérature. C’est pour ça que j’ai abandonné les guillemets, je n’y crois plus aux guillemets », Raymond Federman) : une addition de citations, dont il importe que le lecteur non pas identifie la source mais plutôt pressente ou sache qu’il s’opère sous ses yeux des mouvements intertextuels hommagers, une addition de citations dont les charnières, pour les assembler, sont des bouts personnels ; le tout réduit la place laissée au hasard, et fait mouvement d’un soi nombreux, assavoir rythmé et peuplé de présences tutélaires (les écrivains) rappelées du désordre intérieur à l’ordre visible du texte, un soi plus sincère (au sens de faire connaître l’être-vrai : un complexe complexe hanté par la littérature). Cela est plus fréquent et flagrant dans le travail serré-tendu du poème, je crois. Travailler la voix livresque relève d’une intention de base et de départ, laquelle est relayée par l’excitation (s’il n’y a excitation d’écrire et de citer l’incommensurable trésor littéraire, il y a bandé-mou) ; par ainsi, remuer la bibliothèque qui sommeille dans le corps, faire parler son fonds littéraire relève d’un labeur joyeux qu’on appelle par ailleurs la « stratégie citationnelle », ou, pour reprendre l’idée d’Antoine Compagnon, un travail de « seconde main »; cette idée de seconde main ayant ceci de réjouissant à reprendre qu’elle peut référer au travail (la main travaille) aussi bien qu’à une pratique auto-érotique, le manuélisme ; travail de seconde main pour le plaisir du texte... C’est, mentalement, un raboutage gigantesque, une entreprise folle de recherche et de retrouvaille et de reconstruction, un exercice exquis d’admiration. Les livres ne sont pas des tombeaux minuscules de l’âme, car ils demeurent ouverts, ou alors, nombreux sont les profanateurs de tombes parmi la gent littéraire ; le livre est une des plus belles sources d’énergie humaine qui soit. Commentant La Défense et illustration de la langue française de Du Bellay, le critique littéraire Émile Faguet inventa l’expression « innutrition poétique » pour désigner, chez un écrivain, le processus d’assimilation de sources livresques, aussidoncques, par curieuse leçon, aspirant la sève des livres, si tant sustantificque, l’opération diurne d’écrire ressemble à de l’innutrition vampirique. 
 
 
F.T.
 : Est-ce que la citation, la bribe, le fragment surgissent souvent dans l’écriture ? Les accueilles-tu volontiers ? Si oui quel traitement leur fais-tu subir ? Tu donnes toujours un indice s’il s’agit d’une citation ? Si non, pourquoi ? Si oui, comment ?  
 
J.-P.D.
 : Joignons deux écrivains fort dans l’expression du doute : Montaigne, « Et si je suis homme de quelque leçon, je suis homme de nulle retention »2, que relaie quelques siècles après le poète James Sacré : « Je lis un livre et quelques jours plus tard je ne sais plus vraiment ce que j’ai lu (ou si peu, si sommairement) »3, pour dire que rien n’arrive durant l’acte d’écrire qui soit spontané, sinon l’élan et le mouvement, et qu’un défaut quasi maladif de mémoire fait que tout résulte d’un effort mémoriel et/ou d’une fouille minutieuse dans les livres ou les dictionnaires ou sur internet, par là, toute citation, camouflée ou non, est réfléchie. Véritable dévoration gargantuesque que lire ; il faut (je me l’impose) que cette constitution personnelle apparaisse dans la sincérité du poème, c’est devenu ma prime démarche au poème, considérant le poème, entre autres conceptions, comme un tressage nourricier et hommager. Citer ceux par qui on branle à crédit est une activité de l’esprit poétique, et la citation vient se mêler au reste, par exemple, aux « figures » d’un jour de marché à la halle4, ou d’une station au bistrot, ou d’une déambulation urbaine, ou d’un colloque universitaire, ou d’une file d’attente au cinéma, ou d’une repue familiale, etc., autres types d’emprunts citationnels que je pratique allègrement. De cette manière s’exprime un amour infini des livres, des auteurs et de la littérature, jointe à la vie ouvrière de vivre ; lire provoque un mouvement vital de l’esprit ; lire c’est vivre. La citation, cela étant, a un statut très flou : est-elle emprunt ou pillage ou plagiat, une pratique revendiquée de l’intertexte : pastiche (imitation ludique) ou forgerie (imitation sérieuse)5 ? Se jouer de tous ces statuts, en posant des indices (italiques, guillemets) ou non, participe d’un sourire permanent au coin des lèvres, du jeu sérieux avec les autorités sans lesquelles je n’activerais pas mon être dans la poésie. Par conséquence, pendant l’acte d’écrire, et concrètement parlant, autour du cahier ou de l’ordinateur, plusieurs livres sont ouverts, afin que les mots des autres en sortent, qu’il faut capter et conjoindre à l’humeur du moment (maints livres lus sont noircis de passages sous-lignés ou de marginalia, ainsi, de repères préparant d’éventuelles retrouvailles) ; il n’est point d’autre manière d’aller récupérer ce qui s’est oublié.  
 
 
F.T.
 : Tu parles souvent de l’arrière-pays (je ne suis pas sûre que ce soit ton expression ?) disant que le poète contemporain ne peut écrire sans ce fonds de poésie d’hier, sans cette lecture continue de poésie. Est-ce que l’usage de la citation est une façon de témoigner de ce patrimoine-là, est-ce aussi une façon de se faire maillon de la chaîne et de le transmettre. 
 
J.-P.D. : L’expression « arrière-pays » ne figure pas dans ma galaxie lexicale (on la trouve chez Yves Bonnefoy). Écrire du poème, puisqu’on on est par là du langage (et cela vaut pour tout autre langage artistique) sans un fonds littéraire étendu, sans une bibliothèque interne et affective visitée obstinément, procède du gribouillage dominical ou juvénile, et représente une aberration pour la raison que le langage-poème est l’œuvre entamée des prédécesseurs, la continuation d’une construction langagière rétive à toute normalisation ; et je repousse cette idée consacrée selon quoi les écrivains participeraient à l’écriture d’un même grand livre ouvert, multiséculaire, à une sorte d’œuvre collective, de bible inachevable, en quelque sorte, autrement dit que leurs livres constitueraient un canon qui l’élaborerait, cette vision biblique de l’écrivain apôtre n’est pas sans provoquer quelque hérissement mécréant. La poésie est une « ignorance savante » (Lautréamont), une avancée intellectuelle dans la perte de sa naïveté, on écrit pour enrichir son innocence originelle : avancée dans le monde d’un langage, avec une généalogie sur les épaules, celle du langage (pour affirmer sinon revendiquer l’héritage). L’écriture est un travail de remémoration, par là, prolongement d’une mémoire, aussi, écrire sans mémoire, me laisse perplexe (tout comme la tabula rasa des avant-gardes), et pis est, défendre cette posture au nom d’une naïveté maintenue, et de l’innocence… sur-perplexité de moi. Combien de poèmes6 légers, naïfs, sans profondeur, sans ambition autre que satisfaire l’ego, se lisent, auxquels manquent la dimension supérieure qu’apporte une vaste bibliothèque (: une connaissance qui oblige le poète à la vigilance et à l’inquiétude). La poésie, parce que libertaire devenue, est ce par quoi les langages se réinventent et  se renouvellent (en matière de littérature, c’est par elle qu’essentiellement sont passées les avant-gardes) ; or, on ne renouvelle rien sans une mémoire minimum de ce qui fut et doit continuer d’être, différemment, nouvellement, étonnamment ; le poète élargit le domaine du langage, fort de sa culture, culture qu’il met au service d’une émotion gigantesque devant le réel, le monde, le langage lui-même. Le poème devient une « structure dynamique » (Haroldo de Campos) qui engendre du langage, langage sur langage, par absorption totale ; la citation, c’est la lecture au travail ; tout un monde qui bouge. Gargantuesque lecteur suis-je, parce que ému par le langage, ou une langue, dès lors qu’il ou elle déplace ma capacité à être ému. Lire et écrire du poème comme moyen de connaissance : connaître la langue (puisque c’est par elle que je m’exprime), son histoire, ses réinventeurs, avoir un commerce charnel avec elle afin de mieux appréhender le monde. Écrire son dialogue constant avec la mémoire littéraire générale, et avec sa propre mémoire littéraire. Qu’importe le souci de transmettre ; signaler, oui, plutôt. Signaler d’où ça vient, la langue qu’on parle ; affirmer qu’elle est l’œuvre des écrivains de qualité qui à travers l’histoire des hommes la construisent et déconstruisent et reconstruisent et re-déconstuisent ad infinitum. J’abonde de citations, marquées ou non, en hommage à la littérature, mère nourricière de notre langue, par respect marqué, montré, ostensible, le poème est un hommage à la langue qui sort des sentiers battus et communs.  
 
 
F.T.
 : Es-tu tenté ou as-tu pratiqué aussi la citation non littéraire, la citation au sens plus large, de documents, de dictionnaires, d’encyclopédies ou de parlers divers relevés ici ou là ? 
 
J.-P.D. : J’ai l’air ici de considérer le poème en tant que construction intra-littéraire pure et dure, or, tout ce qui fait signe de langue est attrayant, littéraire ou non, les paroles en l’air captées ici ou là, toutes ces belles fleurs de rhétorique qui fusent à tout instant, tout ce qui fait « figures » (cf. Dumarsais), et qui se volatilisent, au plus grand dam de qui se gourmande de langages (et qui, afin de lutter contre l’enfuite définitive, possède quelques carnets, des nominalia personnels7, dans lesquels mots, phrases, locutions ou paroles d’auteurs ou de quidam sont notés, dans l’intention d’un recyclage à venir éventuel), aussi, oui, faire d’une matière prise au domaine public sa propriété privée8, tout comme les documents, dictionnaires, coupures de journaux ou encyclopédies : si le brassage citationnel est vertical (historique), il est aussi horizontal, assavoir dans l’instant présent et géographique (le sms ou l’internet, le jargon professionnel… tout ce qui fait langue, et qui passe sans rester, ou en restant, porte un intérêt pour l’oreille observatrice du monde). Je ravaude9 à l’envi dans toutes sortes d’ouvrages, comme en quête de trésors de la langue française, par goût de ces phrases qui, sorties de leur contexte, prennent des allures involontairement poétiques, ainsi, comme des ready made déposés dans le poème, qui produisent par conséquence un effet de décalage souriant. Ainsi faisant, je signale ce monde de langages et de langues dans lequel nous baignons quotidiennement, constamment, j’insiste sur l’importance d’iceux, j’incite à la curiosité tout autant qu’à la méfiance ; être ému n’induit pas systématiquement le trouble sentimental, avec larmes au bord des yeux, l’émotion est un mouvement intérieur qui porte ailleurs. Horripilant poncif porté par ces poètes qui prétendent s’adresser au cœur, le cœur n’est pas le siège de la poésie ; la capacité humaine d’émotion vient de ce que l’homme possède un cerveau, une faculté de penser, et l’émotion poétique est provoquée par les mots d’un poète s’adressant aux mots d’un lecteur qui ensuite dispose comme il l’entend ce qu’il vient de recevoir d’ailleurs ; il faut penser autant que faire se peut les mots, sinon, on nous pense, et je crois à cette idée-là, que la citation incite à penser. Ainsi, un fatras de citations est basculé dans le poème ; le poème considéré comme un texte au sens de tissu, un ravaudage fait de bousigues, autrement dit, une pièce de prose faite de compilations diverses plus ou moins bien assemblées pour cause de malhabileté maladive, dont les coutures apparaissent grossièrement. 
 
  
F.T. : Est-ce que la citation ou le fragment de l’œuvre d’autrui te servent parfois d’inducteur pour partir dans une exploration qui te soit propre ?  
 
J.-P.D. : La citation d’œuvre (littéraire ou non) provoque souvent l’élan inducteur du poème (sinon de tout autre texte), un déclenchement à retardement, quand bien elle n’aurait qu’une existence lointainement palimpseste. Parce qu’un texte fut force de sollicitation, d’attirance vers un gouffre excitant de rythme et de sens, le désir est fort, au moment de passer à l’acte d’écrire, de retrouver une épiphanie de lecture pour y puiser force et puissance d’écrire, force d’aller et d’avancer dans l’obscurité du sens qui nous environne10. Antoine Compagnon démontre merveilleusement combien le travail de citation dans l’écriture est un gigantesque mouvement, « c’est mettre en mouvement, faire passer du repos à l’action », faire passer du repos éternel au vivant ; citer est un élan de revivification ; citer, c’est, étymologiquement, « mettre en mouvement » (: citare est la forme fréquentative (exprimant une action répétée) généralisée de ciere, qui signifie « mettre en mouvement, faire venir, invoquer, remuer »), il y a travail, dans la recherche fréquentative de citation ; il y a volonté de retrouvailles, énergie de la recherche du moment épiphanique de lecture afin de le réinjecter dans le geste d’écrire sinon dans le poème. Parfois, je quête dans des livres au  hasard, en recherche consciente du mot ou des mots qui viendront se glisser dans le surmoi, l’empêcheur d’écrire, pour en éclater les verrous et libérer ce qui piaffe d’impatience dans le ça, je provoque l’heureuse sérendipité. La citation est l’expression d’un geste, d’un geste d’amour, comme un baiser déposé pour réveiller une belle endormie ; elle est l’expression d’un amour infini des livres, quelque soit le domaine qu’ils explorent. C’est pourquoi au moment d’écrire je retire un, deux ou trois livres, sinon plus, de ma bibliothèque, que je parcours, dont je relis une page, ou un passage, à chaque fois en lien avec ce qu’il me préoccupe d’écrire au moment où, et ainsi faisant, établissant un lien entre passé et présent (écrire, oui, peut-être aussi pour maintenir un contact infini avec les livres lus : désir incessant, insatiable). Je crois que je me sens de plus en plus écrivain centonifique (avec ce que ce portmanteau word contient d’allusions, centon + mirifique + sustantificque…), parce que, plus que jamais, impression ai-je que ce travail de citation est poème, au sens où nous sommes dans la fabrication, ainsi que le sens originel du mot « poème » nous le rappelle. 
 
 
[Jean-Pascal Dubost  et Florence Trocmé ] 
 
*Et ce, de plus en plus fréquemment au cours de l’évolution de mon écriture sans cessation de mouvement et au fur et à mesure que les livres se font : plus je vais, plus je cite. 
 
 
1
Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Le Seuil, 1979 
2« Des livres », Essais 2 :10. Entendre « leçon » dans le sens de « lecture », et « retention », dans celui de mémoire. 
3D’autres vanités d’écriture, Tarabuste, 2008. 
4 « Je suis persuadé qu’il se fait plus de figures en un seul jour de marché à la halle, qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques » : Du Marsais, Des Tropes ou Des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue. Ouvrage utile pour l’intelligence des Auteurs, & qui peut servir d’introduction à la Rhétorique & à la logique, chez la Veuve de Jean-Baptiste Brocas, 1730. 
5J’emprunte à la terminologie de Gérard Genette. 
6J’utilise le mot « poème » par commodité de langue, mais j’entends la même chose pour tout texte, au-delà des genres, qui relève d’une exigence haute et serrée de langage. 
7Ce terme désigne des glossaires thématiques qui, au Moyen Âge, regroupaient autour d’une chose ou d’une idée (plantes, bestiaires, objets…), les substantifs ou expressions qui les constituaient et permettaient de les identifier. 
8Imitation de Horace, dans Art poétique : « Vous ferez d’une matière prise au domaine public une affaire privée si vous ne vous attardez pas à faire le tour de la piste banale et ouverte à tous… », v. 131-132. 
9Vx. Fouiller, rechercher dans (Trésor de la Langue Française). 
10« Voir dans la nuit, voilà ce que rend possible le langage » Pascal Quignard, La Nuit sexuelle, Flammarion, 2007. 


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