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Franz Kafka, Le Procès

Par Eric Bonnargent

Coupable mais pas responsable
Éric Bonnargent

Franz Kafka, Le Procès

Edvard Munch, Le Désespoir

Le Procès commence ainsi :
« On avait sûrement calomnié Joseph K…, car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. »
Joseph K... explique alors au Brigadier qui est venu l’arrêter qu’il n’a rien à se reprocher : il est un homme d’une trentaine d’années qui n’a jamais fauté et, cependant, cette arrestation ne l’étonne pas vraiment. Joseph K... se sent coupable bien qu’il n’ait aucune raison objective de l’être. Nous retrouvons ici le thème de la culpabilité originelle qui est bien entendu lié à la religion, mais cet aspect ne me semble pas du tout essentiel. La culpabilité est certes originelle, mais de manière plus essentielle encore : exister, c’est être coupable. Kafka a développé très trop ce sentiment de culpabilité. Dans ses entretiens avec Gustav Janouch (Conversations avec Kafka), il raconte l’anecdote suivante : un soir qu’il rentrait chez lui après quelque bagarre, sale, les vêtements déchirés, la cuisinière le traita de Ravachol. Effrayé par ce terme dont il apprend qu’il est synonyme de criminel, il tombe malade et ne guérit qu’après que la pauvre cuisinière lui a garanti qu’elle ne pensait pas à mal en le traitant ainsi. Il conclut alors son anecdote de la manière suivante :
« Le nom de Ravachol ne fut plus jamais prononcé à la maison, mais il resta en moi comme un aiguillon, ou plutôt comme une épingle brisée qui se promène à travers le corps. L’angine guérit, mais je restais un malade contaminé intérieurement : j’étais un ravachol. Pourtant, extérieurement rien n’avait changé. On me traitait comme par le passé, mais je savais que j’étais en marge, que j’étais un criminel, bref un ravachol. Cela modifia tout mon comportement. […] Il ne fallait pas qu’on s’aperçoive que j’étais en fait un ravachol. […] Rien n’est aussi solidement chevillé à l’âme qu’un sentiment de culpabilité injustifié, car, du fait même qu’il n’a pas de motif réel, il ne peut être effacé par aucun remords ni aucune réparation. C’est pourquoi je demeurai un ravachol même une fois que j’eus oublié depuis longtemps l'histoire de la cuisinière. »
Cette culpabilité est omniprésente dans l’œuvre de Kafka et plus particulièrement dans le Procès. Joseph K… est coupable. Il demande donc au Brigadier de quoi il est accusé et celui-ci lui répond de manière surprenante qu’il ne sait pas si K... est accusé, mais qu’il est arrêté. Coupable et arrêté sans être accusé, telle est la situation de Joseph K... au début du roman. Il est étrange toutefois qu’une personne arrêtée et coupable soit laissée en liberté, à moins de comprendre cette étrangeté de manière existentielle : il n’y a pas de pires prisons que celles que l’on ne voit pas. Kafka disait ainsi à Janouch :
« Moi, par exemple, je rentre maintenant chez moi. Mais ce n’est qu’une apparence. En réalité, je prends place dans un cachot installé spécialement à mon intention, d’autant plus rigoureux qu’il ressemble à un appartement bourgeois tout à fait ordinaire et que personne, à part moi, ne discerne qu’il s’agit d’une prison. D’où également l’absence de toute tentative d’évasion. On ne peut pas briser de chaînes quand il n’y en a pas de visibles. La détention est donc organisée comme une existence quotidienne tout à fait ordinaire, sans confort excessif. Tout semble construit dans un matériau solide et stable. Mais en fait c’est un ascenseur qui descend à toute allure vers l’abîme. »
K... est coupable d’exister et c’est en lui-même qu’il est incarcéré. Mais que signifie alors pour K... être arrêté si tout ce roman doit se comprendre de manière existentielle ? Son procès pourrait nous permettre de le comprendre, mais contrairement à ce qu’indique le titre du livre, il n’y aura pas de procès. Pendant tout le livre en effet, K… cherche en vain à ce que le procès ait lieu car cela lui permettrait de se justifier, mais toute justification lui est interdite. Pourquoi alors un tel titre s’il n’y a pas de procès ?  Peut-être parce que nous comprenons mal le sens de ce terme. « Procès », en effet, ne désigne pas seulement la procédure judiciaire ; ce n’est même-là que son second sens ; « procès » est d’abord synonyme de « processus », de déroulement, de continuation, etc. Le rêve de Joseph K. est de pouvoir continuer à vivre comme les autres, tranquillement, continuer à s’affirmer, à dérouler le procès de son existence. Or, un matin, Joseph K… se réveille ; non pas littéralement, mais au sens métaphorique de « prendre conscience », il ouvre les yeux, se rend compte de l’absurdité de l’existence et de la sienne en particulier et il est « arrêté », il ne peut plus continuer, un peu comme une montre. Désormais, plus rien n’est pareil dans l’identité de la situation. Ce problème est déjà celui de Grégoire Samsa[1] dans la Métamorphose. Un matin, Grégoire se réveille et sa nouvelle lucidité lui fait comprendre que sa situation, pourtant banale, ne va pas de soi et c’est de cela qu’il se sent coupable. Notre existence individuelle est une improbabilité ; la normalité est le néant. L’existence est parasitaire et il suffit d’en prendre conscience pour ne plus pouvoir continuer comme si de rien n’était. La lucidité nous transforme en cancrelat. Dans le Procès, K… a l’apparence d’un homme et, à la différence de Grégoire Samsa qui se résigne rapidement, il cherche à se justifier, comme le K du Château qui ne parvient pas à s’insérer dans le village parce que ses règles lui sont totalement étrangères et que sa fonction d’arpenteur (l’arpenteur est celui qui prend la mesure des choses…) est totalement inutile, ce que le Maire lui rappelle en lui disant qu’il peut certes rester, mais qu’on n’a pas besoin de lui et qu’il ferait mieux d’aller voir ailleurs… Si les héros de Kafka ont un destin tragique, c’est parce que non seulement ils prennent conscience de l’absurde singularité de l’existence, mais surtout parce qu’ils cherchent des réponses, réponses qui, bien évidemment, n’existent pas. K… aura beau s’évertuer à avoir un procès, ne plus connaître le repos, se perdre dans cette quête de l’inaccessible, le procès n’aura pas lieu, sa propre existence est impossible. Cette quête du sens trouve peut-être sa formulation la plus synthétique dans la nouvelle intitulée Devant la loi. L’homme de la campagne se présente devant le gardien de la Loi, demande à entrer, mais celui-ci lui répond « pas maintenant ». Alors l’homme de la campagne attend, tente tout ce qu’il peut pour tromper la vigilance du gardien et cela dure des années et des années et au moment où, toujours dans l’attente, il rend son dernier souffle, le gardien lui dit : « Ici nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n’était faite que pour toi. Maintenant, je m’en vais et je ferme la porte. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Que la réponse est là, mais qu’il faut savoir poser la bonne question, celle qui aurait permis à l’homme de la campagne de rentrer. Pourquoi ne trouve-t-il pas la bonne question ? Peut-être parce qu’elle n’existe pas, parce que de toute façon la vérité n’est qu’une porte qui n’ouvre sur rien, qu’il n’y a en fait pas de réponse bien qu’on ne puisse pas renoncer à ce qu’il n’y en ait pas… Parce que si on peut douter qu’il y ait du transcendant, sa quête est nécessaire pour donner du sens. Ainsi en sera-t-il des héros de Samuel Beckett, Vladimir et Estragon : en attendant God(ot), il faut bien faire quelque chose. Les héros de Kafka sont plus pugnaces, il ne s’agit pas seulement de passer le temps en attendant l’épiphanie de la vérité, il faut la provoquer. Mais, le sens, la vérité, Dieu, peu importe, ne sont peut-être que des mots. Telle est l’une des leçons du Château : le château n’a de château que le nom :
« Mais en se rapprochant, il fut déçu ; ce château n’était après tout qu’une petite ville misérable, un ramassis de bicoques villageoises que rien ne distinguait, sinon, si l’on voulait, qu’elles étaient toutes de pierre, mais le crépi semblait parti depuis longtemps et cette pierre semblait s’effriter. »
Non seulement le château n’est pas ce qu’on croit, mais il se peut que ce ne soit même pas un château et que tous les émissaires ne soient que des imposteurs.K… est coupable de vouloir absolument une réponse. Car tout laisse à supposer que s’il avait pu oublier sa question, le « procès » aurait perduré indéfiniment, l’Arpenteur aurait quitté la ville, l’homme de la campagne serait retourné dans son village et la vie aurait continué et, de tout cela, Kafka est parfaitement conscient. Dans les Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin, il écrit :
« Autrefois je ne comprenais pas qu’on pût laisser ma question sans réponse, aujourd’hui je ne comprends pas que j’aie pu croire possible de questionner. Mais je ne croyais pas du tout, je questionnais seulement. »
Franz Kafka, Le Procès

Franz Kafka, Le Procès. Traduit de l'allemand par Alexandre Vialatte. Le Livre de Poche.

[1] Comme le remarque Janouch, Samsa est un cryptonyme de Kafka : 5 lettres, les “a” à la même place, le “s” placé comme le K, etc.

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