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Alain Badiou - Circonstances 3: Portées du mot "Juif"

Publié le 04 septembre 2007 par Frison
Le petit landerneau parisien s'est récemment agité à propos d'un livre d'Eric Marty: "Une querelle avec Alain Badiou, philosophe".
L'objet du délit ? Le livre, ou plutôt le recueil d'articles d'Alain Badiou paru en 2005 sous le titre "Circonstances 3: Portées du mot "Juif"".
Mini tempête médiatique, tribunes prenant la défense de Badiou (Daniel Bensaïd) ou au contraire condamnant sa prose (Roger Pol-Droit, Frédéric Nef), plus dans chaque camp les tenants du plus extrême politiquement correct, j'ai nommé:
- Aude Lancelin dans le Nouvel Observateur qui, si elle pointe bien l'opposition évidente entre Badiou et Milner, ne peut (ou ne veut) pas voir les lacunes considérables de la pensée de Badiou à propos du nom juif et cela, indépendamment d'Israël et de la Shoa (j'y reviens).
- Victor Malka sur France Culture, un phénomène celui-là, qui cite Berouria à longueur de temps pour mettre en avant le féminisme juif (en oubliant de préciser comment elle a fini), qui laisse publier dans son journal Information Juive un article de Claude Vigée sur Benny Lévy aussi bête et daté qu'anticlérical, et qui lorsqu'il reçoit Eric Marty se plaint du traitement du Talmud par Badiou alors qu'à la lecture, force est de constater que ce mot là lui est complètement inconnu (j'y reviendrai aussi).
C'est donc pour me faire une idée réelle de toute cette petite polémique, mais qui recèle un débat en fait vertigineux, que je commande le livre de Badiou.
Une question bien posée et fondamentale:
La question que pose Alain Badiou en introduction de ce recueil est la bonne. Faut-il faire du nom juif un nom particulier de la pensée générale ? Ce nom a-t-il une spécificité qui nous aiderait à mieux penser le monde ? Fait-on une erreur de raisonnement lorsqu'on pense la politique, l'universel ou le rapport à l'autre en évacuant la référence au nom juif ?
C'est cela qui oppose principalement les deux camps, dont les représentants les plus éminents sont Badiou d'un côté et Milner de l'autre.
...mais qui dérape très vite:

Selon Badiou, la spécificité de ce nom juif et les velleités de certains à le sacraliser trouvent leur origine dans cet événement singulier qu'est la Shoa et dans la situation unique qu'occupe l'Etat d'Israël.
Le nom de "juif" est une création politique nazie qui n'a aucun référent préexistant » (p. 40)
Badiou le redit en d'autres termes dans une émission sur RFI: il n'y a rien en commun entre tous les juifs assassinés par Hitler. Quel rapport en effet entre un riche banquier viennois et un pauvre paysan du shtetl ? Ils n'ont pas le même mode de vie, pas la même culture, pas le même rapport à la politique et à la collectivité.
Et puis, pour Badiou, dans cette classique définition certainement issue du pathétique jeu de mot hébreu = ever = passer = celui qui passe d'une culture à une autre sans appartenir à aucune, le Juif est celui qui "passe" de l'autre côté de sa culture d'origine.
Comme Jean Daniel (dans La Prison juive), comme Edgar Morin (dans Le monde moderne et la question juive) et comme d'autres, le prototype du "bon Juif", c'est Spinoza, c'est Marx, c'est Freud.
Pour Badiou, c'est même Paul de Tarse qui en prononçant cette phrase puissante (qui redevient à la mode puisqu'elle a été également magistralement commentée par Jean-Claude Milner dans Le Juif de savoir) accomplit au mieux la destinée du juif: "Il n'y a plus ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme, car tous, vous n'êtes qu'un en Jésus-Christ".




Et c'est là que réside en fait la principale opposition entre Alain Badiou et Jean-Claude Milner, bien que peu de commentateurs l'aient relevée, chose normale dans un pays aussi peu sensible à la tradition religieuse que la France: ce qui oppose Milner et Badiou, c'est la reconnaissance d'une spécificité positive du nom juif.
Pour Badiou en effet (qui n'a pas lu Leibowitz), le fait historique consistant en ce que pendant près de 2000 ans, en tous cas jusqu'à la fin du XIXème siècle, les Juifs ont en effet partagé une spécificité commune qui était la soumission collective au joug des Mitzvots et à l'étude de la tradition orale, n'existe tout simplement pas. Aucune trace du Talmud chez Badiou. Le trou noir. Lorsqu'il cite Lévinas, c'est pour rappeler ses travaux philosophiques sur l'altérité. Lorsqu'il affirme que ce sont les nazis qui ont créé un signifiant globalisant, il oublie la tradition ininterrompue d'étude des textes. Il ne veut pas voir, qu'indépendamment de toute croyance et en vertu d'un principe purement matérialiste, ce qui a contribué au dynamisme et à la continuité hitorique du peuple juif c'est son rapport à l'étude du Talmud et à son application pratique.
Elément que n'a évidemment pas laissé passer Jean-Claude Milner dans "Les penchants criminels de l'Europe démocratique".
C'est cela la véritable faiblesse de la position de Badiou: bien sûr que l'on peut tenir que l'Etat d'Israël a une politique néfaste pour la région, pour les palestiniens et même pour ses propres habitants (cf. Leibowitz). Bien sûr également que l'on peut tenir très sérieusement que la marque laissée par la Shoa ne doit pas conduire à rendre le nom juif incontournable dans le champ de la pensée générale. Mais ces positions ne sont tenables que si elles englobent dans leur réflexion ce que le peuple juif a eu de spécifique et de différenciant (le Talmud, son étude et sa pratique), toujours maintenu par les Juifs traditionnels.
Spinoza, Marx et Freud ne sont que des dérivés, certes brillants, de cette habitude de réflexion et de violente dialectique propre à la tradition juive. Ils sont comme un des fruits d'un arbre robuste et puissant, mais qui comme tout fruit va pourrir un jour, alors que l'arbre se maintiendra encore vigoureux si la sève ne cesse pas de l'irriguer. La sève c'est le Talmud et sa préservation par le peuple juif traditionnel. Les fruits ce sont Jésus, Spinoza, Marx, Freud, Einstein, Paul de Tarse, mais aussi Edgar Morin ou Jean Daniel.
De plus ou moins magnifiques fruits mais qui ne voient plus l'arbre duquel ils proviennent.
Des interrogations tout de même:
Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Si Badiou ne reconnaît pas ce fait historique, matérialiste qu'a été l'importance de l'étude, il a le mérite de poser une question lancinante pour tous ceux qui se disent juifs mais qui n'ont plus qu'un lointain rapport avec la tradition.
"Je polémique contre ceux qui disent que « juif » est un nom, et non pas un mot, c'est-à-dire ceux qui soutiennent que le mode de rassemblement que ce nom forme est unifié et absolument irréductible à tout autre. A mon avis, cela n'est soutenable que si intervient la transcendance divine. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, on peut soutenir que « juif » est un nom, parce qu'il s'inscrit dans l'espace d'une élection : « juif » est le nom de l'Alliance. Je soutiens, comme le fait de façon cohérente Levinas, qu'il n'est pas possible de maintenir cette exception nominale sans l'appui de la religion."

Badiou pose cette question: en quoi vous qui avez des grands-parents déportés pendant la Shoa ou habitez en Israël êtes-vous différent d'un point de vue ontologique d'un français breton ou auvergnat ? Est-ce cela qui vous donne ce droit de prendre une place démesurée dans le débat intellectuel français ?
A cela la réponse est claire: il n'est pas question de transcendance divine, même pas chez Lévinas. Il est question de l'effort difficile et acharné visant à étudier une tradition orale constamment renouvelée et à pratiquer un mode de vie fondé sur le respect des Mitzvots.
En revanche sans cela, la question de Badiou reste effectivement cruciale pour qui continue à vouloir se dire juif...
Nota: du simple point de vue du style, et bien que normaliens tous deux, il n'y a pas photo: Milner est inégalable...


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