Magazine Finances

XVI - Solde de tout compte

Par Marwan

Quelque part en septembre 2006, Paris la Défense

Quitter un monde, ça commence comme ça :

« La plume est plus forte que l’épée » disait l’adage, mais quand quinze épées veulent te décapiter, est ce que tu restes sage ? Nous, on a la rage et on place nos idées haut. Pour y arriver, on assène des coups de plume comme des coups de couteau. Arrête de rêver dans ton métro, ou d’attendre la venue d’un nouveau monde au bulletin météo. Mes théories sont marginales, certes, mais mes mots sont là pour dénoncer les stratégies de ceux qui, très haut placés, communiquent à coup de mémos, se fichent de notre sort car ils nous prennent pour des playmobils, des pions, des instruments, des legos, un jeu de construction bâti à la gloire de leur ego.

Face à ça, on rêve tous d’être le grain de sable dans la machine, celui qui fait tout dérailler quand la mécanique s’emballe, commence par un grincement et finit dans un noir vacarme, sous un nuage de fumée qu’on voit s’élever au loin. Là, debout sur les cendres de l’injustice, on se tiendrait droit, prêt à recommencer sur une page blanche dont on verrait les traces de crayon effacé. Comme une mémoire, un rappel des fautes d’orthographe du passé, le cœur ouvert, prêt à écrire la première phrase d’une histoire qu’on espère jolie. On est tous très seuls, même si on vit si proches les uns des autres. On a tous des moments où on voudrait devenir cet autre qu’on croit entrevoir dans le miroir. Tout le monde veut être quelqu’un, mais personne ne veut être lui-même, à force de chercher l’impossible, pas étonnant qu’on finisse schizophrènes. Tout se sait et tout se fait sans que tous décident, car tout se décide par la volonté de quelques uns. Donc on est tous frustrés de ne pas faire partie de ces élus et on essaie d’accepter notre vie, un peu déçus.

La Société fait tant pour qu’on continue à rêver de choses extraordinaires, alors que le bonheur est simple, atteignable contre quelques efforts, pour peu qu’on voie notre vie pour ce qu’elle est : une chance de devenir un héros anonyme, une page blanche pour écrire la plus belle histoire possible. Bien sur, il faut être suffisamment bien loti pour avoir le loisir et les moyens physiques de se poser ces questions.

Et si la vie n’avait pas un sens, mériterait elle d’être vécue ? Si nous n’avions pas, chacun d’entre nous, une mission précise, qu’est ce qui nous différencierait d’une colonie de parasites proliférant, détruisant la terre et causant du tord les uns aux autres ?

En cherchant pour moi-même les réponses à ces questions, j’ai vite été saisi de crampes à l’estomac à chaque examen de conscience (donc au minimum cinq fois par jour), avec pour conséquence logique de ce questionnement une réponse simple : démission.

Ce qui m’a fait le plus de mal durant mon expérience dans la banque, c’était de voir avec quelle facilité les réticences naturelles des gens face à la finance de marché et ce qu’elle représente s’effaçaient au fur et à mesure que la norme et les codes s’insinuaient dans leur esprit et dans leur cœur. Un cœur anesthésié. Un esprit paralysé, qui élude tout questionnement critique qui risquerait de remettre en cause nos choix de vie. Si l’examen moral de nos actes est inexistant ou mal orienté, il se confirme souvent en un encouragement hypocrite a continuer à vivre comme on l’a fait jusque là, sans faire trop de vague et en se disant qu’on fait ce qu’on peut. En vérité, que reste t il de notre humanité quand notre cœur ne se tord plus de douleur face à l’injustice ?

J’ai arrêté de travailler pour les banques parce que mon cœur commençait à s’anesthésier au fur et à mesure. Je le voyais plonger chaque jour un peu plus dans le « réalisme », le « pragmatisme » et le « sens du compromis », tandis que mes mains prenaient des notes dans des réunions de celles où ne se disent que mensonges souriants et demi-vérités tièdes. L’ambiance feutrée et la moquette fraîchement changée ne peuvent pas cacher la violence de certaines situations professionnelles.

Pour avoir dit ces mots en quittant mon emploi, j’ai vu beaucoup « d’amis » se détourner de moi, changer de chemin et faire comme s’ils ne me voyaient pas. J’accepte cette distance, d’autant que j’ai depuis perdu les quelques illusions qu’il me restait sur la vie en entreprise, l’amitié et la façon de vivre que choisissent/subissent les gens.

Pourtant, moi aussi j’ai rêvé un jour d’être un héros. Quand j’étais petit, la tête à l’envers, en train de breaker sur les Champs Elysée, je refaisais les mouvements des danseurs d’H-I-P-H-O-P avant que mon père ne m’attrape par les pieds pour l’heure du goûter. Je courrais de bas en haut des escaliers dans mon survêtement le plus pourri, un bonnet noir sur la tête, en chantant la musique d’entraînement de Rocky, des bandes en sparadrap au bout des poings : « Rayzenop, straituzetop…ayovzetayger… »

On faisait des bagarres avec mon frère où on était Bud Spencer et Terence Hill. Mon nom était Personne et lui Trinita. Ensuite j’ai été successivement Clubber Lang, Ivan Drago, Frank Dux, et Mac Gyver (puis Murdoch), avant d’adopter Le Joker comme modèle cinématographique. J’aimais ce personnage parce qu’il était à la fois hilarant et terrible face à Batman (la chauve souris schizophrène en bas noirs). J’avais appris toutes ses répliques par cœur (dont Foul Express est truffé, pour les experts). Ma préférée :

« Je peux sourire, mais c’est très éphémère
Mon rire moqueur, un rien le désarme
Si vous sondiez mon cœur, tout bercé de larmes
Vous verseriez avec moi un pleur
»

Ce que je préférais dans les films et les séries, c’étaient les séquences de préparation : quand Rocky s’entraîne avant un combat, c’est facile de s’identifier à lui parce qu’au début il est tout pourri (comme moi), ensuite il court sur une musique entraînante, fait des pompes en ayant l’air fâché (le fameux œil du tigre), attrape un poulet en fuite pendant que son coach lui donne quelques conseils genre « tape le et tu gagneras » ou « cherche la force qui est en toi » et Rocky devient ainsi invincible (j’ai cru aussi le devenir, musique a fond, debout sur mon canapé, dans mon pyjama rayé en train de boxer ma mère). Son coach l’avait pourtant prévenu, avant que Clubber Lang ne l’envoie au tapis: « Rocky, il t’es arrivé la pire chose qui puisse arriver à un boxeur : tu t’es embourgeoisé… ». En revoyant le film avec ma femme Farida (mon coach), tout est devenu clair, c’était exactement ce qui était en train de m’arriver après quatre ans dans la finance: je m’embourgeoisais, et mon esprit avec. Il fallait vite remédier à ça, en choisissant la solution la plus radicale : quitter le ring.

Bien sur, quitter mon travail sans alternative était un risque, mais c’était vraiment une considération secondaire qui ne rentrait pas en ligne de compte pour mon épouse et moi. Les vraies raisons qui on précipité mon départ sont les suivantes :

- l’injustice profonde du système financier auquel je participais indirectement, et dont je profitais directement. Nous faisons tous partie, à notre échelle, de ce monde d’injustice, en ayant chacun notre part de responsabilité plus où moins grande, mais en tirer mon subside commençait sérieusement à m’exaspérer.

- la violence humaine que j’observais dans le travail au quotidien. Bien sur, personne n’insultais ni ne frappais personne. Mais, dans ce monde de codes, beaucoup de sentiments et de communications résident dans le non-dit, où dans la dissimulation (souvent inconsciente) derrière des consignes professionnelles de messages d’hostilité/d’approbation des collègues et subordonnés. Si on commence à décrypter ce langage de gestes, de regards et de mots à sens codé, on assiste vite à des scènes d’une violence inouïe.

- Le sentiment de perdre mon intégrité dans des rapports humains hypocrites, aseptisés, tièdes et pour tout dire mensongers. La peur de perdre mon humanité à force d’accepter des choses « à la limite » que j’aurais considérées inacceptables quand mon cœur cognait encore d’un battement sincère.

« Demain, insha Allah, est le début d’une nouvelle vie », me disait Farida pour me réconforter ce soir là. Plus d’un an après, et quelques dizaines de mails d’insultes plus tard, je ne regrette pas un seul de mes mots lors de mon départ. Chacune de ces déclarations d’hostilité d’anciens « amis et collègues » est pour moi comme un trophée que je range à la poubelle avec un sourire hilare.

La morale de cet épisode, que j’adresse de tout mon coeur à mon fan club dans les banques d’investissement, nous est offerte par Rocky face à la foule russe après avoir vaillamment battu le méchant Ivan Drago à domicile :

« Si je peux changer…et que vous pouvez changer…alors le monde entier peut changer !!! » (applaudissements grassement rémunérés de la foule).


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