Magazine

VIII - Africa

Publié le 24 juillet 2007 par Marwan

La Défense, avril 2003 (salle dérivés-actions de la Société Particulière)

Je sors à l’instant d’un entretien avec Isabelle, la responsable des équipes d’assistants traders à l’étranger. Elle est contente de moi, et me propose de partir à l’étranger pour l’entreprise, dans un poste un peu spécial. J’ai le choix entre New York, Hong Kong et Tokyo. Isabelle est un de mes grands dilemme du moment : elle parait si humaine et quelque chose de plutôt bon se dégage d’elle, pourtant elle est complètement obnubilée par l’activité de la banque, comme fascinée par l’efficacité de la machine. Quelques années plus tard, quand je lui annoncerai la prochaine naissance de mon fils Djibril, elle commentera, sur le ton de l’empathie : « Tu verras, c’est sympa les enfants. Des fois, c’est un peu gênant, tu peux pas rester au bureau aussi tard que tu voudrais… du coup t’es obligé de partir à 20h30, mais bon, c’est quand même super. Félicitations. »

Pendant l’entretien, j’ai déroulé mon discours maîtrisé, mêlé d’expérience, de digressions théoriques sur tel ou tel point des mathématiques financières, d’anecdotes apparemment improvisées me donnant un côté « humain mais pro », ré-utilisant à mon compte le vocabulaire de l’entreprise en gardant un air détendu et décomplexé. Je n’étais pas du tout doué pour cet exercice, étant naturellement très émotif et sincère quand je me présente, mais j’ai appris le cynisme et le détachement à la Société Particulière… et ça fonctionnait. Le poste qui m’était proposé était en fait taillé pour mes compétences, avec une part de finance, une part de développement informatique et une grande autonomie dans mon travail.

Mon envie de quitter la France était immense à ce moment là : d’abord parce que j’avais envie de voyager, de voir d’autres gens et d’autres cultures, de découvrir d’autres façons de vivre, mais aussi parce que notre situation en France, en tant que Musulmans, devenait difficile à vivre. Juste au moment ou ça commençait à être sympa d’être « beurs-couscous-vacances à Marrakech », la météo-sympathie commençait à se gâter pour tout ceux qui portaient une barbe ou celles qui se couvraient d’un hijab. De barbe, je n’en portais pas, mais mon épouse portait un hijab, et cela suffisait à la stigmatiser, elle et toutes les autres femmes musulmanes qui ont fait le même choix, aux yeux de nos concitoyens. Regards de travers dans le métro, impossibilité de trouver un travail même pour les plus diplômées d’entre elles, discriminations et dénigrement systématiques dès qu’elles essaient de casser la barrière qui les sépare des autres. Mon épouse Farida était l’une des rares à avoir un « bon boulot » et à être acceptée et soutenue par ses collègues dans sa démarche, mais çà ne changeait pas son statut dans le reste de la société. Je l’ai toujours admirée pour le courage dont elle a fait preuve pendant cette période, en allant au bout de ce en quoi elle croit, sans se laisser écraser par ce qui lui était renvoyé à la figure par le reste du monde. Dans les transports et dans la rue, assumer le regard des autres est devenu un véritable combat social de chaque jour pour celles qui ne rentrent pas dans le moule qu’on essaie de leur imposer.

Considérées soit comme des « femmes asservies », soit comme des « figures-ostentatoires », elles sont punies de la même exclusion qu’elles soient décrites comme victimes ou bourreau. L’arrivée d’une « loi », visant clairement les manifestations visibles de l’Islam, décriées comme contraires à une certaine lecture de la laïcité, a eu des conséquences désastreuses, en premier lieu envers celles qu’on prétendait vouloir protéger. Parmi les écolières qui portaient le foulard, celles qui y étaient « forcées » par leur entourage ont pour beaucoup été retirées de l’école, comme pour les punir doublement, et celles qui l’avaient choisi d’elles même comme un geste fort dans leur vie de femme croyante se voyaient exclues ou forcées de se découvrir. Personne d’autre qu’elles ne peut comprendre la violence d’un tel geste. Pour une femme musulmane, se découvrir par force est souvent vécu comme un viol, en ce que leur foulard est la frontière de leur intimité et de leur dignité de femme croyante et libre. Le passage de la loi a aussi légitimé un certain nombre de gestes islamophobes et décomplexé des postures ouvertement racistes. Des femmes se sont faites agresser dans la rue, d’autres se sont vues interdir l’accès au sas de sécurité des agences bancaires, pour cause de danger potentiel (en effet, on ne peut pas savoir ce qu’elles avaient caché sous leur foulard). On a refusé de célébrer des mariages parce que l’épouse avait les cheveux couverts et que cela « empêchait », expliquait-on, « de l’identifier ». Une dame de service d’un restaurant universitaire a même refusé de servir un repas à une jeune étudiante musulmane. Elle a du laisser son plateau dans la file et partir…

La proposition de la Société Particulière arrivait dans ce contexte. Assis devant mes écrans, je réfléchissais à ma décision. Hors de question d’aller à New York. Le Japon semblait lointain, mais l’imaginaire qu’il portait en moi m’avait toujours attiré. On en a discuté le soir avec Farida et j’ai annoncé ma décision le lendemain : départ pour Tokyo.

Le départ amène un certain nombre de considérations. C’est vrai que je suis fâché contre la France pour un certain nombre de choses qu’elle m’a faites et desquelles j’ai souffert, mais c’est quand même le pays où j’ai grandi et, sans savoir le dire encore, je sens bien qu’un lien me rattache à elle. Assis dans l’avion, je pense à mon père. Je ne peux pas m’empêcher de penser à son départ de l’Egypte. Je pars pour mon confort personnel, assis dans un fauteuil ergonomique, alors que lui partait pour une mission capitale : assurer la subsistance de sa famille. Au fond, qu’est ce que je recherche dans ce départ ? Quel sens je donne à ma décision ? Ce départ, pour moi, c’était plus des vacances payées qu’autre chose.

Quitter son pays, sa famille, sa terre est un geste qui change un homme pour de bon. Tous les immigrés que j’ai rencontrés ont beaucoup de difficulté à parler de ce déchirement du départ, mon père le premier. Leur pudeur est un trésor. Leur regard dit souvent plus que leurs mots, et les traces sur leurs mains sont autant de pages du livre qu’ils ont écrit, souvent avec douleur. Leur histoire m’honore. Leur histoire m’engage moralement au plus haut point, a chacun de mes mots et de mes gestes, parce que je porte dans mon identité une part de ce qu’ils ont essayé de construire…

J’embrasse une dernière fois ma femme et mes enfants, cette fois je n’ai plus le temps,
J’ai rendez vous à la sortie du village, là bas un passeur m’attend…

L’aube se lève à l’horizon, la vapeur des cheminées,
Les premiers rayons du soleil effleurent la pointe du minaret.

Un dernier regard sur cette vie que je laisse derrière moi
Un dernier soir, une dernière nuit que je n’oublierai pas
Un espoir, le rêve d’une vie se rapproche pas à pas,
Dans le miroir, un homme vieilli se rappelle de moi.

Il était moi, il était jeune, il pensait s’en sortir
Moi, qui pense naïvement revenir pour voir mon fils grandir
J’aimerais tant rester, j’aimerais que les choses se passent autrement,
Mais, pour qu’il ait une chance, je dois partir sur un autre continent :
Travailler dur, envoyer tous les mois de l’argent au pays
Une lueur d’espoir, construire un avenir pour ma famille.

Au fond d’une cale, à pied, ou caché dans la soute d’un avion,
A la nage, à la rame, ou planqué à l’arrière d’un camion,

J’irai au bout, j’irai, coûte que coûte même si j’y trouve ma fin
La mort, au fond, n’est elle pas le début d’un meilleur lendemain ?

Une vie juste, douce et paisible pour l’éternité,
La Mort devant qui Dieu nous a tous mis à égalité.

De route en route, les kilomètres défilent dans le rétroviseur,
Cachés dans des tonneaux, on attend le signal du chauffeur.

Tous différents, mais poursuivant le même objectif :
Atteindre l’autre rive, ne pas finir mort sur un récif.

Chaque chose en son temps, pour l’instant c’est la frontière algérienne
Traversée du désert, puis vers la mer méditerranéenne
Ma bouteille d’eau est terminée, mes forces exterminées,
On compte les heures, on espère tous en être au terminus.
Le chauffeur s’arrête et donne une liasse au garde frontière
Reprend la piste et se gare un peu plus loin dans une clairière…

Les tonneaux découverts, on trouve les corps sans vie de nos frères,
Des ecchymoses sur leur corps, un dernier espoir dans leurs yeux ouverts.

Comment l’accepter, tant sont partis mais si peu revenus,
Tant de vies gâchées, de rêves assassinés, d’espoirs perdus…

Encore sous le choc, on enterre les corps à la hâte,
Une dernière prière pour nos frères qui gisent sous cette terre écarlate.
Leur seul tord : être nés la peau mate sur le sol africain ?
Au moins, ils n’auront pas à supporter la suite du chemin…

Ces mots, je les ai entendus de la bouche d’hommes venus d’Afrique à plusieurs reprises, qui m’ont livré une part de ce qu’ils avaient de plus cher : leur histoire. Ils restent en mon cœur, comme un rappel de tous les instants, et je prie Dieu de ne jamais les en faire disparaître, pour ne pas que j’oublie la réelle précarité de ce que je vis, malgré l’impression de sécurité que le confort matériel peut procurer. Tout ce monde dans lequel nous vivons n’est qu’un château de cartes, et il n’en restera pas grand-chose le jour ou le vent passera par là.

Il y a une forme d’injustice monstrueuse dans le fait de piller les ressources naturelles de l’Afrique contre pourboires et cadeaux d’affaires, pour ensuite refouler tous les malheureux qui viendront chercher un espoir sur nos rivages. Les rares à passer entre les mailles sont condamnés à être de petites mains dans l’ombre toute leur vie, jusqu’à ce que ces mains soient abîmées comme les pages du vieux livre qu’on feuillette avec retenue.

Nous les ferons vivre dans des lieux où ils ne se mélangent pas avec les nôtres. Nous leur dirons de ne pas faire trop de bruit et d’être reconnaissants pour la chance que nous leur avons donnée, ainsi que la subsistance que nous leur avons accordée. Leurs enfants seront mis à l’écart, se rebelleront parfois, mais ils finiront par devenir ce que nous leur dirons de devenir. Ceux d’entre eux qui montreront de bonnes dispositions nous seront les plus utiles.

Nous en ferons des délinquants pour certains, que nous montrerons du doigt pour se justifier du sort qui est fait aux autres. Nous en ferons des banquiers et des vendeurs, qui seront des pions à la solde de notre système, contre voitures et montres de luxe, sans même se rendre compte qu’ils participent à la servitude de leurs frères et cousins encore restés sur le sol africain.

Le « nous » que j’utilise n’est pas celui d’un groupe occulte tapi dans l’ombre qui nous manipulerait tous pour servir ses intérêts (même si ce genre de groupe existe bel et bien nous le verrons un peu plus tard) mais celui qui nous engage tous, auquel nous participons tous en tant que membres de la Société de Consommation, à chaque fois qu’on fait le plein d’essence des voitures qu’on enverra à Dakar quand elle ne seront plus bonne qu’à tuer ceux qui y montent, à chaque fois qu’on fait nos courses docilement au supermarché et que l’on remplit nos caddies de légumes en plastique qui tuent l’agriculture africaine, à chaque fois qu’on allume la télé pour regarder ce qu’on a préparé pour nous divertir et penser à autre chose, à chaque fois que l’on vote pour quelqu’un qui nous explique que l’identité française doit être protégée et qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde dans notre chère France.

Assis dans mon fauteuil Air douce-France, dans le vol Paris-Tokyo du 2 novembre 2003, l’évocation dans mon cœur de mon père et de son départ de l’Egypte ne m’amène pas encore à toutes ces considérations. Pour l’instant, mon souci est d’avoir un deuxième verre de jus d’orange gratuit et de mettre la main sur le programme des films diffusés pendant le voyage : de quoi m’anesthésier pour quelques heures encore…


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Marwan 15 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog