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Fatwas pour un président

Publié le 27 novembre 2007 par Gonzo
Nicolas Sarkozy et cheikh Tantawi
Al-Azhar, décembre 2003

Alors que le mufti est une vieille connaissance de la langue française puisque sa présence est attestée dès 1546 (sous la jolie orthographe de "mofty"), la fatwa, selon le Robert historique dirigé par Alain Rey, n'y fait son entrée qu'en 1989 lors de la condamnation par l'imam Khomeini des Versets sataniques de Salman Rushie. Contrairement à une idée reçue, une fatwa n'est pas une interdiction. Il s'agit en fait, sur une question pour laquelle les textes de la religion n'offrent pas de réponse immédiate ou évidente, d'un avis émis par une personne en principe autorisée à le faire, sur la base de sa connaissance du fiqh, en d'autres termes la jurisprudence, la somme des traditions juridiques héritées du passé.
Pendant des siècles, des fatwas ont été délivrées par des religieux pour aider les croyants à trouver des solutions dans leur vie de tous les jours, un peu à la manière dont un curé de paroisse pouvait être le conseiller de fidèles confrontés à une difficulté (un rôle que remplit aujourd'hui, anonymement et efficacement internet, grâce à d'innombrables sites où l'on peut trouver, en ligne, "sa" fatwa). Evidemment, des avis de personnes autorisées ont également été émis à l'occasion d'enjeux bien plus importants, dans le domaine politique en particulier, suscitant toutes sortes d'âpres contestations.
Le système a fonctionné vaille que vaille pendant des siècles. Mais comme le rappelle notamment cet article dans le très bon dossier (entièrement en arabe) réuni sur la question par la rédaction du site islam-online, il est entré en crise au XIXe siècle, dès lors que le mufti, et le faqîh (spécialiste de fiqh) en général, sont entrés en concurrence avec ces rivaux que la modernisation du monde arabe avaient fait apparaître : le muthaqqaf (l'intellectuel : مثقف) et le mufakkir (le penseur : مفكر). Aujourd'hui que ces derniers, comme partout ailleurs, ont tendance à être supplantés par les journalistes et de plus en plus par les stars de la communication de masse (présentateurs, acteurs, animateurs, etc.), le monde de la fatwa est visiblement pris de folie.
Les exemples récents de fatwas proprement insensées ne se comptent plus. On a ainsi beaucoup parlé, et beaucoup ri (jaune en ce qui concerne de très nombreux musulmans, versés ou non dans les sciences de la religion) après l'avis émis par deux cheikhs d'Al-Azhar pour trouver une solution au problème suscité par la présence d'un homme et d'une femme dans la même pièce, sans témoins, par exemple sur leur lieu de travail. S'inspirant d'une tradition remontant au temps du prophète de l'islam, ils ont proposé, sous forme d'avis juridique, que la femme donne le sein au collègue concerné. Devenue pour lui, à la suite de cet acte symbolique, comme une sorte de mère, elle ne peut plus être pour lui un objet de désir légitime...
En cherchant un peu, on doit pouvoir trouver des délires de ce genre dans bien d'autres religions mais il n'est pas étonnant que la nouvelle ait été tellement reprise dans la presse (voir ici par exemple) en ces temps où le muslim bashing se porte bien dans des médias (au sens où l'on a parlé de French bashing de la part des journaux américains quand la position de la France vis-à-vis de l'Irak ne leur plaisait pas).
Sur une scène médiatique arabe où les "chaînes-du-tout-religieux" poussent comme des champignons (un phénomène déjà évoqué ici), on peut faire l'hypothèse que nombre de muftis télévisuels sont avant tout à la recherche d'audience sur un marché devenu très concurrentiel. C'est peut-être l'explication du retour dans l'actualité d'une fatwa émise il y a quelques années et qui a naturellement suscité les protestations indignées de nombre d'acteurs et d'actrices. Affirmer qu'il n'est pas islamiquement correct de tourner, dans les feuilletons en particulier, des scènes de mariage ou de divorce car il ne faut pas se moquer, par l'image en l'occurrence, des liens sacrés du mariage, est en effet une manière assez certaine d'attirer sur soi les feux de l'actualité !
Il est évident que bien des avis religieux répondent aussi à des stratégies politiques à peine déguisées. Ainsi, lorsque le mufti saoudien déclare, juste avant le début de ramadan, que les télévisions satellitaires jouent le même rôle que les "corrupteurs" (مفسدون) et qu'il faut donc imaginer d'infliger à leurs responsables les peines prévues par la loi religieuse pour ce délit, il est clair qu'il prend position pour le camp conservateur à la veille de la grande offensive déclenchée par le camps des "libéraux" (sur ce terme, voir ce ici) à la faveur des longues veillées télévisuelle du mois de jeûne.
Compte tenu du fonctionnement des médias modernes, des erreurs d'appréciation peuvent être commises par les membres les plus chevronnés de la profession, tel Mohammed Sayyid Tantâwi (محمد سيّد طنطاوي), recteur d'Al-Azhar et à ce titre une des principales autorités religieuses en Egypte. Il a en effet déclaré à la radio, le 8 octobre dernier, que ceux qui diffusaient des informations sans fondement devaient, en vertu d'un verset coranique (sourate Al-Nour) concernant les fausses accusations d'adultère, être punis de 80 coups de fouet.
A l'heure où nombre de figures de la presse, y compris les plus célèbres, sont menacées de plusieurs années de prison pour avoir fait état de rumeurs inquiétantes sur la santé de Moubarak (alors que ce dernier n'a même pas fêté ses 80 ans !), certains se sont imaginé que c'était les journalistes que visait la fatwa du "recteur" d'Al-Azhar. Celui-ci s'est - mollement - défendu d'avoir eu une idée pareille, juste avant de prononcer un autre avis, tout aussi, fracassant.
Bien que rien ne soit officiel, il semble que Gamal Moubarak, le fils du président de la République égyptienne, soit très intéressé par le job de son père (voir ce billet). Aux esprits chagrins qui considèreraient cela comme une sorte de succession dynastique, Mohammed Sayyid Tantâwi a expliqué, dans un entretien donné à Al-Sharq, un journal qatari, que le fait que Gamal succède à son père à la suite d'une élection annule toute accusation de ce type. (Il ne l'a pas fait mais il aurait pu d'ailleurs citer en exemple George Bush Jr.)
Certains y ont vu une intrusion manifeste du religieux dans le champ politique (comme quoi, au passage, tous les musulmans ne mélangent pas nécessairement temporel et spirituel, dîn et dawla). Ils se sont même étonnés de voir tant de vertu accordé au principe de l'élection alors que le même recteur d'Al-Azhar venait précisément d'expliquer sur la chaîne MBC qu'il lui semblait préférable, dans le cas d'une fonction telle que la sienne, d'être désigné par le pouvoir plutôt que de devoir être élu, par un collège de ses pairs par exemple.
Ces mêmes esprits étroits, parmi lesquels on compte une organisation (interdite de réunion) de cheikhs d'Al-Azhar, ont osé évoquer le riche passé de Mohammed Sayyed Tantawi et la manière dont il avait, en 1989, réussi à légitimer les intérêts bancaires qui, pour tout le monde jusque-là ou presque, étaient clairement condamnés par la religion, au nom de l'interdiction coranique du prêt à intérêt.
Ils ont tout de même été assez charitables pour se dispenser en général d'évoquer une autre de ses fatwas mémorables, délivrée en décembre 2003 (voir cette traduction en français de son discours) quand M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, était venu le voir à Al-Azhar pour obtenir une fatwa sur la question de la prohibition du voile (islamique) dans les collèges et les lycées français. Le très souple Mohammed Sayyid Tantâwî avait donné alors son avis de juriste musulman, sa fatwa donc, pour expliquer qu'une musulmane se devait de suivre les lois du pays où elle vivait et que la religion, en ce cas, ne lui tiendrait pas rigueur d'être sans voile, "en cheveux" comme on disait autrefois.
On a les fatwas et les muftis que l'on mérite...Culture & Politique arabes

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