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Delacroix et Géricault : artistes académiques ou révolutionnaires ?

Par Etrangere
Aujourd'hui, je m'apprête à m'attaquer à une épineuse question posée en Histoire des Arts. Rien d'étrange en effet à cela, puisque si ce blog présente à la fois mes découvertes et mes coups de cœur personnels, il n'en demeure pas moins non-plus un outil de travail personnel qui, à bien des égards, peut alimenter ultérieurement une réflexion poussée en classe. 

A ce compte, nous examinerons aujourd'hui le parcours et l'œuvre de deux grands peintres français : Théodore Géricault et Eugène Delacroix. Ces artistes du XIXème siècle vécurent l'époque des Salons artistiques qui jalonnèrent la Belle-Époque, et y exposèrent ; ils connurent des carrières dissemblables par leur durée, mais suivirent des formations semblables, se rencontrèrent et s'influencèrent dans leur jeunesse. De ce fait, il est judicieux de se demander si tous deux étaient des peintres académiques ou révolutionnaires, autant par le fond que par la forme de leur œuvre. Dans un premier temps, nous nous attacherons donc au parcours de Géricault, et analyserons son célèbre tableau le Radeau de la Méduse ;  puis nous nous pencherons sur le destin et la production de Delacroix, en examinant plus particulièrement son tableau La Mort de Sardanapale ; nous tenterons par ce biais d'analyser les influences que les deux hommes ont eues sur les générations suivantes, et de déterminer finalement les cadres de leur modernité et leur conservatisme respectifs. 


Delacroix et Géricault : artistes académiques ou révolutionnaires ?

Portrait de Géricault par Alexandre Colin, 1816


Théodore Géricault naît à Rouen le 26 septembre 1791 dans une famille aisée ; son héritage le mettera à l'abri du besoin lorsqu'il deviendra peintre. Sa famille déménage à Paris, où il fait ses études au Lycée Impérial. Talentueux, Géricault est élève du peintre de chevaux Charles Vernet, et devient un proche ami de son fils Horace. En 1810, il devient apprenti du peintre classique Guérin, avant d'entrer aux Beaux-Arts de Paris en 1814. Homme passionné, vivant intensément les événements, et doté d'un fort caractère, il est cependant rapidement en rupture avec l'école classique, et manifeste une grande admiration à l'encontre de Gros. Lorsqu'il envoie une peinture au Salon de 1812 , Officier de Chasseurs à cheval, il rencontre un grand succès, qui ne se renouvellera pas 2 ans plus tard avec le Cuirassier blessé quittant le feu. Cette même année,  éduqué dans une tradition royaliste, il suit le roi Louis XVIII en fuite à Gand. Pourtant, 1814 est avant tout remarquable pour avoir été le début de sa liaison amoureuse avec Alexandrine Caruel, la jeune épouse de Jean-Baptiste Caruel de Saint-Martin, oncle maternel de l'artiste. Leur aventure est rocambolesque, mais avant tout, désastreuse pour le jeune Théodore, qui s'épuise psychologiquement. Le fruit de cette passion sera leur fils Hippolyte Georges, né en 1819.
Après avoir échoué au concours du Prix de Rome en 1816, il entreprend à ses frais un voyage en Italie. Il y découvre, émerveillé, les peintres de la Renaissance italienne tels que Michel-Ange ou Raphaël, dont il admire la virtuosité dans le travail des corps ; il s'éprend aussi de l'œuvre du peintre flamand Rubens. De retour à Paris, il s’installe rue des Martyrs, non loin de son ami Horace Vernet. Il entreprend alors le travail et l'exécution d'une oeuvre magistrale, Le radeau de la Méduse, qui sera présentée au Salon de 1819 (et que j'analyserai ci-après). L'œuvre, saisissante de réalisme ( y compris dans l'expression de l’agonie)  est poignante, controversée ; auréolée d'un parfum de scandale, elle valut à son auteur une médaille.     D’avril 1820 à novembre 1821, Géricault se rend en Angleterre où il organise une exposition itinérante ; il est accompagné du lithographe Charlet, qui l’initiera à cette technique. Amateur d'équitation et de cheveux, Géricault s'adonne lors de ce séjour aux plaisirs de l’équitation et prend pour thème essentiel le cheval et les courses hippiques. C'est pour lui un véritable renouveau, un second souffle dicté par la peinture anglaise, très inspirante : il peint les courses de chevaux (Le derby d’Epsom - 1821) et fait de nombreux dessins mettant en valeur la musculature des chevaux, le labeur quotidien.      En novembre 1821, il rend visite au peintre Jacques-Louis David en exil à Bruxelles, ancien favori de Napoléon Ier, maître du classicisme. Cependant, son retour en France ne lui fera pas oublier sa passion hippique, et peu de temps après, il fait une chute de cheval ; alors que l'abcès dont il souffre est traité, une lésion à la colonne vertébrale n'est pas découverte. Rentré à Paris en décembre 1821, Géricault se fait dépensier : les années 1822 et 23 sont faites de mauvais placements, et d'entretiens de plusieurs chevaux. Blessé, son art se centre davantage sur les thématiques de la souffrance, de l'agonie et de la mort. Cette fascination l'emmène par exemple à la Salpetrière, visite suite à laquelle il peint une série de dix portraits « d’aliénés mentaux », dont cinq toiles subsistent aujourd'hui.          
Mais en février 1823, le jeune homme a deux nouveaux accidents qui entraînent une aggravation de ses lésions : alité, faible, le peintre ne se relèvera jamais et meurt 26 janvier 1824. Il laisse en suspens de grands projets dont il ne nous reste que quelques esquisses. Il nous est ainsi possible de voir que l'œuvre de Géricault aurait pris une tournure bien plus engagée, puisqu'il aurait choisi de traiter la question de l’abolition de l’esclavage, l’Inquisition et la traite des Noirs.

Penchons-nous dès  à présent sur son œuvre majeure et la plus célèbre...

Delacroix et Géricault : artistes académiques ou révolutionnaires ?

Le Radeau de la Méduse, Théodore Géricault, 1819, huile sur toile, 491x716 cm, Musée du Louvre (Paris)

Cette toile illustre le naufrage de la frégate La Méduse, fait divers sordide qui a eu lieu en 1816, au large du Sénégal. 149 passagers et un matelot se sont retrouvés  dans la promiscuité opressante et angoissée d'un radeau, sans vivres, sans eau, et ce durant treize jours. Une dizaine d'entre eux seulement survit à ces conditions physiologiques et morales désastreuses. Géricault, touché par ce thème, subjugué par sa noirceur et sa force narratrice, s'est fait raconter par deux rescapés les scènes de cannibalisme, de meurtres et de suicides qui se sont déroulés durant ces quelques jours dans ce huis-clos. Il exécute alors de nombreuses esquisses, avant de commencer son labeur. Il choisit pour ce faire une toile de très grand format, réservée jusqu'alors, dans l'académisme, aux sujets religieux et patriotiques.  
L'artiste choisit de mettre en exergue, grâce à une mise en scène réfléchie, les rares survivants apercevant au loin un bateau. La mort et l'agonie sont visible au premier plan : les corps, amoncelés sur l'embarcation de fortune, se fondent dès lors dans un crépuscule morbide ; leur modelé n'est pas sans rappeler les morphologies sculpturales de Michel-Ange, que l'artiste a étudiées lors de son séjour romain. Y succèdent le désespoir et la lamentation des naufragés vers le centre, tandis qu'à l'arrière-plan, sur la gauche, se dresse une menace élémentaire : une énorme vague s'apprête à déferler pour submerger les survivants.  Toutefois, à l'avant du radeau, on peut distinguer une masse humaine, un soulèvement au sommet duquel un rescapé agite un drapeau ; en effet, à l'arrière-plan à droite, un minuscule point à fait son apparition : c'est le bateau sauveur, l'Argus. La différence des sentiments apparents accentue la dramaturgie de la scène, son emphase.
La ligne d'horizon, première délimitation de l'œuvre, se trouve au tiers supérieur de la toile ;  la règle des tiers (encore en vogue aujourd'hui, ne serait-ce que chez le photographes !) est également appliquée sur les côtés de la toile : la voile et l'homme agitant une étoffe sont aux tiers du tableau, et se répondent. De même, le tiers inférieur de la toile délimite l'enceinte du radeau en bois. Ces  lignes de force naturelles structurent le tableau, lui insufflant une dimension réaliste et violente peu commue pour l'époque. De même, deux pyramides, de symbolismes contraires, divisent le tableau. D'une part, à gauche, sous la voile agitée par le vent et obscurcie par la vague, une sombre pyramide se fait témoin du désespoir des hommes. Adversité, vents contraires et agités, angoisse des personnage, maux, mort et souffrance rendent compte d'une fatalité destructrice et de la faiblesse de l'homme devant la nature. Tout au contraire, à droite, une autre pyramide, soulignée par un éclairage plus clair et chaud, s'étire pour rendre compte d'une espérance teintée d'amertume. En effet, elle débute par le corps éclairé du jeune homme qu'un vieillard stoïque garde, mélancolique et pensif, sur ses genoux ; sa base se trouve au même plan que son antonyme ( corps sans vie) ; elle suit les bras des personnages qui se tendent vers le salut, et culmine là où l'un deux fouette l'air avec un  vêtement. Deux diagonales structurent l'œuvre : l'une d'elles descendante, marque la déchéance, et s'achève sur le cadavre dévêtu, trempant dans l'eau, d'un marin. L'autre, en revanche, bâtit une opposition extrême, puisqu'elle n'est autre qu'une ligne plus centrale, ascendante : celle de la pyramide positive. Les lignes entourant le radeau, bien qu'en théorie clairement visibles, sont peu remarquables ; en revanche, l'amoncèlement horrible, l'enchevêtrement répugnant des cadavres est marqué par la multiplication de lignes brisées ; leur complexité rend donc compte de l'ampleur de la catastrophe, et de l'empire que la Mort a étendu sur le bateau.
La lumière est ici particulièrement rasante ; arrivant du bord supérieur gauche de la toile, elle augmente le potentiel dramatique de la scène en jouant sur un clair-obscur presque caravagesque. Elle exalte ainsi les formes confuses du charnier, des membres abandonnés et des chairs en décomposition, rendant ainsi compte  de la tragédie. Les tons chauds dominent dans cette toile, particulièrement les bruns, les beiges, les jaunes ; la gamme chromatique se fonde sur un système de correspondances et d'analogies entre les peaux et le ciel crépusculaire (ou matinal, peut-on le savoir ?), la mer et les lèvres grisées, bleuies de ceux qui ont succombé, des vêtements portés et de la voile improvisée. Les reflets des corps sont responsables d'une atmosphère sujette à l'angoisse, la peur, l'attente   un drame se dessine, les entraves s'esquissent. 
De nombreux détails notables parsèment la toile. Tout d'abord, l'Argus, l'espoir abouti du 17 juillet 1816, n'est qu'un point minuscule, à peine visible, sur l'horizon.  Inutile de s'étonner donc que le vieil homme, dont le fils a succombé, y tourne le dos, défait. Cette figure, toute antique avec sa barbe et ce semblant de toge que constitue son haillon, affiche un regard vide et désespéré. Par ailleurs, Géricault n'hésite pas non-plus à faire de sa toile une œuvre à plusieurs niveaux de lecture. En effet, il est intéressant de constater que l'homme qui brandit un chiffon  celui-là même qui sauve ses compagnons d'infortune du joug terrible est... une personne de couleur. Dès lors, les convictions libérales et progressistes du peintre s'affichent : ce sont là les prémices des travaux militants pour l'abolition de l'esclavage - qui ne verront malheureusement jamais le jour. Mais le peintre a également immortalisé ceux qui lui avaient donné tant d'informations si précieuses. L'investigation qu'il avait menée, pointilleuse, soucieuse, proche du réalisme par sa démarche méthodique, n'aurait en effet pas été possible sans M. Coréar et M. Savigny, les rescapés de cet enfer de 20*7mètres ; ce sont ceux qui tendent la main vers le bateau, au pied du mât. Toutefois, Géricault a aussi représenté certains de ses amis dans la foule massée sur le radeau, parmi lesquels... le jeune Eugène Delacroix, son ami (et également grand admirateur) alors âgé de 22 ans - l'artiste en ayant 28. C'est le corps au teint basané et à la tête renversée, abandonné agonisant à l'arrière du radeau. L'artiste ainsi en train d'établir des codes picturaux tels que la présentation de l'homme face à l'adversité de la Nature, les chaos apparents structurés, les mouvements déliés et courbes des masses, une harmonie des teintes, un dessein très humaniste, centré sur les émotions : il est ainsi, sans le savoir, à l'origine d'un nouveau mouvement. Le tout, marqué bien-entendu par un rejet des conventions qui stipulaient qu'il ne fallait pas exposer la violence d'une manière aussi crue...Le sujet macabre du tableau présenté au salon en 1819, bien qu'auréolé d'une médaille pour la virtuosité technique dont il est l'incontestable démonstration, provoque le rejet du public ; Géricault démontre pourtant magistralement que la beauté plastique d'une œuvre ne dépend aucunement  de son thème et de la bienséance de la morale qui y prévaut. Seul un groupe d'un nouveau genre s'enthousiasme, la toile devenant un de leurs emblèmes : ce sont les Romantiques. 
Pour compléter cette analyse et proposer une transition, je vous propose de visionner cette vidéo de quelque minutes au sujet de ce surprenant tableau : 
Car Géricault n'est pas le seul représentant de ce nouveau mouvement : il est de fait suivi par Eugène Delacroix, qui tente lui aussi une démarche et une approche nouvelle.
Delacroix et Géricault : artistes académiques ou révolutionnaires ?
à Charenton-Saint-Maurice le 26 avril 1798, Delacroix a une enfance studieuse, au cours de laquelle, à la différence de tant d'autres, il ne montre pas directement de dispositions exclusives pour la peinture. En effet, il étudie au lycée Louis-le-Grand où il démontre un don, plus équivoque et global,  pour l'art en général. Il souhaite ainsi devenir musicien ; mais la mort de son père, alors qu'il n'a que sept ans, lui a fermé cette possibilité. Ainsi, en 1815, il entre  grâce à l'aide de son oncle dans l'atelier du peintre classique Guérin., où il fait la rencontre décisive de Géricault En 1816, il est admis aux Beaux-Arts ; toutefois,  palmarès aux examens ne lui permet pas d'entrevoir de succès au prix de Rome. Devenu orphelin en 1819, Delacroix se débat en outre avec d'important problèmes financiers. 
En 1822, malgré un avis réservé de Guérin, il envoie au Salon son Dante et Virgile, qui  fait sensation. Les critiques sont violentes, mais le public applaudit ; en 1824 il expose Le Massacre de Scio, directement inspiré par les travaux de Géricault, dont il copie les forts contrastes ombres/lumières,  qui confèrent  relief et volume aux modèles. Il  emploie de plus  également certaines de ses couleurs  fétiches : des vermillons, des bleus de Prusse, des bruns, des blancs colorés. Ainsi, sa toile accentue encore la tempête qu'avait soulevée son premier Salon. Ainsi, parmi les critiques, seuls Théophile Gautier et Charles Baudelaire parlent avec une admiration sans réserves de son œuvre, tandis que  bien d'autres se montre particulièrement véhéments. On lui reproche ainsi de le choix du sujet (une scène d'horreur), le manque de souci du Beau dans l'idée et les faits, et surtout, la dérogation à l'académisme, qui prône une ligne simple et harmonieuse.  Par ailleurs, en 1825, à l'occasion d'un voyage e Angleterre, il découvre les œuvres de Shakespeare et surtout, la technique de l'aquarelle, dont il se servira beaucoup. Il fréquente, dès 1826, le cénacle de Victor Hugo, dont il puise différents sujets. Il devient ainsi un peintre essentiellement romantique, qui n'hésite pas à démontrer ses engagements politiques ( La Grèce agonisant sur les ruines de Missolonghi).
En 1828, il expose son célèbre tableau  La mort de Sardanapale. Dès lors, les injures fusent : « Eugène Delacroix est devenu la pierre de scandale des expositions. » (M. Vitet) « La majeure partie du public trouve ce tableau ridicule. » (Moniteur universel) « Que M. Delacroix se rappelle que le goût français est noble et pur et qu'il cultive Racine plutôt que Shakespeare. » (Ibid.) « L'œil ne peut y débrouiller la confusion des lignes et des couleurs… le Sardanapale est une erreur de peintre. » (Delécluze). Cependant, cette vindicte ne nuit en rien au développement de sa carrière, si bien qu'après une brouille avec le directeur des Beaux-Arts, l'État lui-même lui fait une commande : La Mort de Charles le Téméraire (ou la Bataille de Nancy) . Plusieurs autres suivent, tout aussi prestigieuses. De ce fait, au Salon de 1831, Delacroix expose deux toiles, et fait sensation. Certes, son Évêque de Liège  n'est pas controversé... tout à l'inverse de La Liberté guidant le peuple, qui narre les insurrections qui ont eu lieu à Paris, en 1830. Delécluze et Gustave Planche finitssent par reconnaitre au peintre du talent, tandis qu'Ambroise Tardieu le désavoue. A l'issue de cette manifestation, Delacroix est décorée la Légion d'Honneur.
En 1832, Delacroix quitte Paris et part pour le Maroc, où il retrouve l'inspiration et effectue de nombreux croquis ; il revient par la suite en Espagne. Les fruits de ce ce voyage sont entre autres : la Fantasia arabe, Rencontre de cavaliers maures (refusée au Salon en 1834) et Les Femmes d'Alger dans leur appartement. Les années suivantes sont marquées par une véritable poussée productrice effrénée.Ainsi, de 1833 à 1838, il s'atelle à la décoration du Palais Bourbon. Néanmoins sa consécration et sa reconnaissance ultime tardent, et ce n'est qu'en 1857, après vingt ans d'attente, qu'il est Nommé à l'Institut de France. Il meurt le 13 août 1863, des suites d'une tuberculose.    Nous allons donc, afin de mieux nous rendre compte de la nouveauté de la technique picturale de Delacroix, analyser le tableau La Mort de Sardanapale. 

Delacroix et Géricault : artistes académiques ou révolutionnaires ?

La Mort de Sardanapale, Eugène Delacroix, 1827, huile sur toile, 392 x 496 cm, Musée du Louvre, Paris


Sardanapale, roi légendaire, esthète et épicurien, membre de la dynastie babylonienne, est victimed’un complot organisé par ses sujets. N’arrivant pas à déjouer les plans de ses assaillants, il décide de se donner la mort sur le bûcher en compagnie de sa fidèle servante Myrrha. Delacroix choisit de représenter l'instant où Sardanapale donne l’ordre aux officiers du palais d’égorger ses femmes, ses chevaux ainsi que ses chiens.  Pour ce faire, il mêle dans sa composition des éléments de la version du poète Byron et celle de l’historien Diodore de Sicile, le tout savamment saupoudré par son imagination. Trois plans se dessinent dans cette œuvre. Le premierapparaît telle une frise antique que l'on pourrait découvrir sur des poteries anciennes ; néanmoins, celle-ci est particulièrement violente, constituée de corps découpés, d'une moitié de chevalqui semble surgir d'un côté de la toile. En effet, ce premier plan se divise en deux parties, qu'opposent diamétralement la couleur et les effets de lumière. Le côté droit est en effet plein de couleurs claires des corps des hommes blancs, les bijoux dorés, le velours rouge. La concubine, renversée et voluptueuse, est un point naturel d'intérêt.  Au contraire, le bas gauche de la toile s’écarte de cet aspect lumineux par des tons sombres et froids, portés par des esclaves et le cheval dans les yeux duquel se lit la peur.

Le second plan fonctionne quant à lui  sur un système de perspective oblique, qui amène la profondeur. La diagonale descendante structure l'œuvre, de sorte que l’oeil du spectateur est attiré par le lit superbe où gît Sardanapale. lL pose adoptée par celui-ci, accoudé sur un bras, est un autre révélateur de la profonde tristesse et lassitude qui l'habitent. Son visage et son corps interpellent le spectateur. Cependant, le point de fixation n'est autre que la fidèle servante Myrrha, triste pantin au dos dénudé, allongée les bras en croix, résignée, aux pieds de son souverain q'une folie meurtière et égoïste anime. Le contraste remarqué au premier plan est également présent mais de manière plus subtile. Il y a en effet dans ce plan une fusion des opposés avecnotamment la figure du souverain qui est comme auréolée par le fond sombre du tableau.Ainsi, on pourrait dessiner un échiquier sur le tableau. Clair en haut à gauche ; sombre à droite. Puis en bas, clair à droite, sombre à gauche. 
Le troisième plan est en effet le temple qui brûle dans un brasier, au loin, parmi la fumée sombre. Il est discret, comme effacé, et appartenant déjà au passé ; seul un de ses pans est éclairé, là où les flammes dansent.
Le choix de cette disposition géométrique par une diagonale est cependant contrebalancée par d'autres obliques, qui structurent l'œuvre en lui conférant une impression de dynamisme. On songe par exemple à celle du couple victime/meurtrier de droite, et celle des solides jambes de l'esclave noir, à gauche. Le seul à déroger à cette règle est bien entendu Sardanapale, qui pourrait être assimilé à une ligne horizontale, sereine, superbement indifférente. Le foisonnement des couleurs, la gamme chromatique qui va essentiellement du brun, rouge, jaune, avec quelque occurrences de bleu grisé, donnent à voir un bûcher, qui est étrangement absent de l'œuvre. Ou plutôt, si, il y demeure par contumace : la lumière diffuse et dramatique, et les contours, flous, très effacés, qui laissent se fondre entre elles des couleurs habituellement très peu juxtaposées, donnent une impression de fumée, de bûcher imminent. Celui-ci a été commandé par le souverain assyrien, calme au milieu de ce chaos suggéré.  Le geste technique, la touche de pinceau, dénote la nostalgie qui a gagné le monarque. Les visages des personnages sont ainsi à moitié gommés, comme brossés, balayés par les ravages que provoque cette tristesse.
 Cette œuvre pourrait être interprétée comme une réaffirmation de la peinture romantique, dans la mesure où elle s’oppose en tout point à une œuvre d’Ingres exposée en 1855 au Salon : L’Apothéose d’Homère, et poursuit au contraire le cheminement de Delacroix dans son Radeau de la Méduse. Delacroix bouleverse ici toutes les règles classiques d’unité et de perspective. En effet, la mort de ce roi est théâtralisée à la fois par la couleur, opulente et chatoyante que par le geste technique du peintre,. A l'instar du Radeau, la scène choisie est particulièrement violente, apocalyptique ; le danger guette au loin. (dans le premier, l'élément inquiétant est la vague, l'élément aquatique opposé). On retrouve ici encore un amoncellement de personnages, de corps ; toutefois, cette image-là est marqué par une déferlante d'objets luxueux. Cependant, de même que dans le Radeau, ceux-ci mettent à mal les valeurs néo-classiques académiques. La sensibilité et le hasard apparent (puisqu'en réalité, la composition est très équilibrée) dans la disposition des objets sont la projection d'un émoi, d'un sentiment humain d'effroi, de Mort, de peur et de détresse. Les spectateurs se heurtent donc à la polongation de l'esthétique de Géricault, fondée sur l'expression des sentiments et de l’imaginaire : le romantisme.
Il n'est plus possible de douter que Géricault et Delacroix soient deux grands créateurs au XIXème siècle. Bien que formés par des institutions à priori académiques, ils ont su se montrer en être révolutionnaires en choisissant d'approfondir la profondeur du psychologue et la fougue des passions humaines de leurs personnages. Avec leur engagement politique contestataire, les toiles ne se cantonnent plus seulement à un rôle esthétique. Leur force est avant tout celle de l'évasion des sens et de la réflexion. La maestria dans les effets de clair/obscur, l'agencement savant et harmonieux des lignes, pourtant si nombreuses, la maîtrise des masses courbes faites de volutes, font du courant romantique un mouvement à part dans la peinture française. Un mouvement décidément révolutionnaire.  

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