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D'après Guy de Maupassant

Publié le 11 janvier 2012 par Dubruel

UN PARRICIDE5047199307_92b6d35793.jpg

 

L’avocat avait plaidé la folie.

Comment expliquer autrement ce crime inouï ?

On avait retrouvé en baie de Somme

Deux cadavres enlacés,

Une femme et un homme

D’environ cinquante ans.

On les savait financièrement aisés

Et amants depuis longtemps.

Ils n’avaient pas été cambriolés.

On ne leur connaissait pas d’ennemis.

Pourtant il a été constaté

Que leur visage était meurtri.

Les voisins interrogés ne savaient rien.

L’enquête piétinait bel et bien.

On allait abandonner l’affaire

Quand un jeune menuisier

Nommé Joseph Lambert

Vint se constituer prisonnier :

-Ces gens,

Ils étaient mes meilleurs clients.

-Pourquoi les avez-vous tués?

-Parce que j’ai voulu les tuer !

Enfant, cet homme avait été mis

En nourrice en Picardie.

On le disait communiste

Voire anarchiste.

Mais était-il imaginable

Qu’il eût tué des clients

Qui le faisaient travailler depuis deux ans ?

Seule explication soutenable :

La folie, l’idée fixe d’un déclassé.

Vouloir se venger de tous les bourgeois

En tuant, tel un insensé,

Deux riches bourgeois.

Et l’avocat d’attester :

-Voilà un motif capable d’exalter

Ce malheureux qui n’eut ni père

Ni mère,

Cet ardent républicain

Qui appartient

Au parti

Dont on fusillait les membres naguère

Et qu’aujourd’hui

On accueille à bras ouverts,

À ce parti

Pour qui l’incendie

Est un principe établi

Et le meurtre, un moyen favori !

Là, cet homme a appris

À réclamer le sang de Gambetta,

Le sang de Grévy.

Son esprit malade chavira.

Il a voulu du sang de bourgeois !

Ce n’est pas lui qu’il faut condamner,

Mais la Commune ou je ne sais quoi !

Le ministère public ne répliqua pas.

Pour l’avocat, la cause était gagnée.

Alors le menuisier se leva.

-Écoutez-moi, s’il vous plait :

Comme je ne veux pas aller

Dans une maison de fous,

Je vais vous dire tout.

Mon Président.

Quand j’étais enfant

Une femme m’envoya en nourrice.

Elle n’a même pas su où son complice

M’emmenait.

À l’école, je me montrais

Un des plus intelligents.

J’aurais pu être, Mon Président,

Un homme supérieur

Si, pour mon malheur,

Mes parents n’avaient

Commis l’horrible crime

De m’abandonner.

Vous voyez, je fus une victime.

J’ai tué ces gens

Parce qu’ils étaient mes parents.

Écoutez-moi

Et jugez-moi.

Eux, furent coupables et sans pitié.

Ils auraient dû m’aimer; ils m’ont rejeté.

Moi, je leur devais la vie.

Mais est-ce toujours un présent, la vie ?

La mienne n’est qu’un long malheur,

Une éternelle horreur.

Après avoir été abandonné,

Je ne pouvais que me venger.

Ils ont accompli l’acte le plus affreux,

Le plus infâme, le plus monstrueux.

Un homme joué, martyrisé,

Un homme déshonoré

Veut se revancher.

J’ai été beaucoup plus volé,

Que tous ceux que vous absolvez.

C’était mon droit. J’ai tué.

J’ai pris leur existence heureuse

En échange de la vie malheureuse

Qu’ils m’avaient imposée.

C’est un parricide que vous jugez.

Mais ces gens 

Étaient-ils de vrais parents ?

Ils avaient supprimé leur enfant !

Leur tour était venu, à eux.

Ils devaient disparaitre, naturellement.

Voici un an ou deux

Au début de l’hiver,

Un homme vint à l’atelier

Avec sa femme, ma mère.

Je les revis chaque mois

Plusieurs fois.

Un jour, j’aurais pu me méfier

Quand elle me parla de son enfant.

Je lui répondis : -Mes parents,

Ces misérables, m’ont abandonné.

Alors elle eut un malaise

Et s’écroula sur une chaise.

Tout de suite j’ai pensé :

C’est ma mère

Mais décidai de me taire.

Je pris des renseignements.

Ils s’étaient mariés l’été précédent.

Ma mère, veuve

Depuis trois ans,

Aimait déjà cet homme du vivant

De mon père. Mais aucune preuve.

Un soir, elle reparut

Toujours accompagnée de mon père.

Elle paraissait fort émue.

-Vous êtes ma mère !

Elle recula de trois pas.

L’homme la tenait dans ses bras

Et criait : -Mais vous êtes fou !

Je répondis : -Pas du tout.

Je sais. On ne me trompe pas.

Avouez ! et je garderai le secret ;

Je ne vous en voudrai pas.

Et j’allais fermer la porte à clé.

-Votre femme est ma mère. Osez-vous nier ?

Alors il s’emporta à la pensée

Que le scandale jusqu’ici évité

Pouvait soudain éclater.

Leur renom, leur honneur seraient perdus.

Il balbutiait éperdu :

-Vous voulez nous tirer de l’argent ;

…Faites donc du bien à un manant !

Ah ! Aidez-les,

Secourez-les,

Ces petits artisans !

Ma mère répétait : -Allons-nous-en !

Et lui m’ordonnait : -Ouvrez ! Sinon

Je vous fais mettre en prison

Pour chantage et séquestration.

J’ouvris. Ils sortirent avec précipitation.

Alors il m’apparut tout à coup

Que je devenais

Vraiment orphelin, abandonné.

M’envahirent haine et dégoût,

Tristesse et colère.

Se soulevait dans tout mon être

Une affection rejetée.

J’arrivais à les rattraper.

La nuit tombait.

S’adressant à ma mère, l’homme disait :

-C’est votre faute, cette histoire.

Pourquoi avez-vous tenu à le voir !

C’était folie dans notre position…

On aurait pu lui envoyer des fonds.

Puisque nous ne pouvons le reconnaître,

À quoi servaient nos visites à cet être ?

Je m’élançai au devant d’eux, balbutiant :

-Vous voyez bien que vous êtes mes parents.

Vous m’avez déjà rejeté,

Vous voulez de nouveau me repousser ?

Alors, l’homme leva la main sur moi ;

Je le jure sur l’honneur, sur la loi.

Comme je le saisissais au collet,

Il tira de sa poche un pistolet.

J’ai vu rouge. Je ne sais plus.

Je l’ai frappé tant que j’ai pu.

Ma mère s’est mise à crier :

-Tu es un meurtrier !

Il parait que je l’ai tuée aussi.

Est-ce que je sais ce que je fis ?

Puis quand je les vis tous deux par terre,

…Je les ai enlacés et jetés à la mer.

Devant cette révélation impressionnante,

L’affaire fut renvoyée à la session suivante

Enfants petits, petits soucis ;

Enfants grandis, grands soucis.

Proverbe danois


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