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A l'écoute

Par Deathpoe

Il m'arrivait plus ou moins de me demander des fois si j'avais bel et bien une sensibilité. Je n'essayais certes plus de me reconnaître dans un miroir et j'avais pour moi la même indifférence qu'envers la plupart des gens.
Ils cherchaient quelqu'un du regard, moi je sortais tout juste des toilettes où je m'étais préparé une chique de tabac à mâcher: une espèce de pâte noire et légèrement grasse dans une épaisseur de mouchoir en papier. Je me suis dirigé vers eux, ai dégainé mon plus beau sourire, devenu plutôt un outil de travail qu'une démonstration de contentement, et leurs ai demandé ce qu'ils souhaitaient. Ils me cherchaient, je les avais renseignés peut-être deux ou trois semaines auparavant. On me rapproche parfois de passer trop de temps à conseiller et renseigner sans achat immédiat, mais cela finit tôt ou tard par payer. J'avais déjà présenté le produit, évoqué le service, il suffisait juste de prendre son temps. Je suis à l'écoute, je reformule les besoins du client comme on me l'a conseillé quelques jours auparavant. Récupérer les données de votre iPhone? Voilà. Récupérer des fichiers de votre ordinateur actuel? Pas de problèmes.
L'homme a l'air plutôt de subir l'achat de sa femme. Il écoute, semble difficilement convaincu lorsque je lui propose de lui vendre plutôt l'iMac en première configuration plutôt qu'en une légèrement plus performante mais plus chère. Je m'adresse surtout à la femme. Elle a confiance en moi et le lien s'établit facilement. D. vient à notre rencontre, plaisante au bout de quelques secondes seulement avec la dame. Sincèrement, il dit de ne pas être vendeur et être en priorité à l'écoute du client. Subtilement, il évoque la possibilité de prendre une assurance sur le produit plutôt que d'en acheter un dont ils n'utiliseraient pas toutes les performances. Je revient en jeu, demande à la dame si elle est convaincue, argumente quant au service d'échange à neuf. L'ensemble de l'échange aura pris une vingtaine de minutes. Je les invite à me suivre à l'un des postes. Le mari prend la parole au moment de décider quant au service. Par principe, il est contre les assurances et extensions de garantie, parle même du regret quant à une assurance supplémentaire pour sa voiture. Argument de non-sens mais efficace: impossible de rétorquer à ça. La dame hésite cependant. Je discute d'autant plus des avantages du service avec son mari. Elle écoute attentivement et très vite je vois sur son visage que ça va être à elle de convaincre son mari.
Il s'agissait de prendre son temps. Ne pas insister, être subtil, sûr de soi et convaincant. Le plus important? Rester inexpressif, garder le sourire et ne montrer aucun signe de tension.
"Je comprends très bien Monsieur. Après si vous êtes joueur, on reste ainsi. C'est simplement un service que je vous propose. Comme je vous l'ai expliqué, en cas de problème dans les trois années à venir, on prend tout en charge, dans les meilleurs délais. Et ce n'est pas de la réparation, mais de l'échange à neuf. Illimité pendant trois ans.
-Non non, je ne veux pas. Et puis, Apple ne tombe pas en panne.
-Le système d'exploitation est effectivement le plus stable et le plus sûr. Mais sinon, cela reste du matériel. Un médecin tombe bien malade, pas vrai?
-Non merci.
-Très bien Monsieur."

La femme n'était définitivement plus hésitante, mais convaincue. Je reste détendu, du moins je ne montre aucune émotion contradictoire. Le masque parfait. Prendre son temps pour faire la facture, se rapprocher encore des clients en leur montrant ligne par ligne leurs achats. Je leur signale la remise à laquelle ils ont droit en devenant adhérents. La dame rebondit sur l'offre avec le service. Le mari reste têtu. Je continue de prendre mon temps, ne valide pas la facture, demande à la dame de remplir le formulaire d'adhésion, lui propose de s'installer convenablement pour le remplir. Tout va se jouer dans les deux ou trois minutes à venir. Je renseigne rapidement deux personnes qui cherchent des clefs USB. Je perçois la discussion à voix basse entre le mari et sa femme. Je me retourne et d'une voix nette, sans détour:
"Voilà, Messieurs dame, j'imprime la facture et je vous accompagnerai chez ma collègue pour le financement. Pardonnez-moi de l'attente."
Je sors une facture, dégaine mon stylo. Maintenant c'est quitte ou double. Au moment où j'allais insérer la feuille dans l'imprimante.
"Attendez Monsieur, on la prend finalement.
-Ah, très bien. Je recommence la facture alors."

Encore une fois, ne montrer aucune émotion, garder un visage souriant, qui ne trahisse surtout pas la satisfaction du combat mené à bien. Ne pas trop accélérer le rythme, non pas pour laisser le temps aux clients de changer d'avis mais pour affirmer encore plus le lien avec eux, garder en tête qu'un client bien conseillé, avec qui le lien s'établit est un client qui revient. La vente est à la fois un combat, une maîtrise de soi, et un excellent jeu de séduction. Les hommes aimeront qu'on aille dans leur sens, qu'on soit d'accord avec eux. Il faut souvent les conseiller sans froisser leur ego, parfois plaisanter, parfois prendre un ton parfaitement professionnel, d'assurance démesurée. C'est beaucoup plus simple avec les femmes. Être à leur écoute, répondre à leurs besoins, les rassurer. Rester naturel et ne pas en faire inutilement trop. On s'approche là beaucoup plus de la séduction, voire des bases d'une relation. Etonnamment, j'étais incapable d'adopter cette attitude lors de mes précédentes relations. Maintenant cela est tout à fait naturel et je me permets même quelques plaisanteries, ayant la semaine passée poussé l'audace jusqu'à retenir le nom d'une demoiselle pour la contacter par la suite.
J'accompagne la dame à l'accueil, l'invite à s'installer, lui propose un thé ou un café. Rester aux petits soins jusqu'au bout et, sincèrement, lui assurer que si elle a des questions sur le produit ou son utilisation, elle n'aura pas à hésiter à revenir me demander conseil. Le mari est parti chercher la voiture, il n'y a plus de marche arrière possible.
Le tout aura pris à peu près une quarantaine de minutes et cette vente m'aura demandé une énergie considérable. Il est temps de prendre ma pause. Je souhaite une excellente soirée à la dame, fais signe à mon responsable que je pars en pause. Il fait déjà nuit, la cigarette est savoureuse. Je suis épuisé mais ça en valait la peine. L'adrénaline que j'avais perdue ces dernières semaines est revenue. C'est comme un fix, presque aussi bien qu'un orgasme: la montée, la quintessence, le relâchement de soi.


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