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La Belle de Moscou, de Rouben Mamoulian - la danse comme possession

Par Timotheegerardin
La Belle de Moscou, de Rouben Mamoulian - la danse comme possessionRemake musical de NinotchkaLa Belle de Moscou (Silk Stockings) est aussi le dernier Fred Astaire à proprement parler. Dans ce film de Rouben Mamoulian se joue une dernière fois (nous sommes en 1957) l'art de la comédie musicale classique, où la danse est question de possession : en dansant, je joue à posséder et à être possédé. Le film s'ouvre sur un plan montrant les jambes de Fred Astaire en train de marcher. Les jambes du danseur sont détachées de son corps, elles flottent dans le cadre. C'est de ce flottement que peut jaillir le paradoxe : le danseur est maître de ses mains et de ses pieds, de ses accessoires, de ce qui l'entoure - il a tout cela en sa possession - et pourtant il se laisse porter par son mouvement, par la valse de ses pieds, par une chaise ou par le corps de sa partenaire - il est comme possédé par ce qui l'environne.
L'enchantement de la comédie musicale consiste à élargir toujours le champ de cette paradoxale possession. Il y a d'abord le corps du danseur, ensuite chacun de ses membres, puis une ou plusieurs partenaires, et enfin tous les éléments du décor. Dans un amusant duo de Fred Astaire avec une starlette hollywoodienne, la danse semble même procéder des récentes innovations technologiques du cinéma : le technicolor et le son stéréo sont cités puis mimés. La dimension érotique du paradoxe est omniprésente : ainsi quand Fred Astaire glisse à la sublime Cyd Charisse "I want to handle even heart and soul of you", c'est comme le pendant du "I got you under my skin" qui n'est jamais dit, mais clairement joué dans les numéros de danse qui suivent.

La relation aux chose induite par la comédie musicale tient à l'animisme pur et simple. Tout d'abord, le corps, le cadre, le décors ont systématiquement découpés en fragments ou en objets distincts. Pour danser, il faut accepter de donner son indépendance à telle ou telle partie du corps, et d'attribuer à chaque parcelle du décor un motif de désir particulier et inédit. Il y a dans la comédie musicale un nécessaire mouvement de réification, qui permet en retour de retrouver l'esprit des choses, leur âme : ce qui, littéralement, les anime. La Belle de Moscou est habité par ce fétichisme joyeux, qui cristallise notamment autour des jambes. Ce sont celles, d'abord, de Fred Astaire, puis les jambes d'un mannequin dans une vitrine, puis celle enfin de Cyd Charisse. Le numéro de danse où Ninotchka s'habille en occidentale reflète parfaitement ce fétichisme : elle joue avec les vêtements qu'elle s'apprête à mettre, donne vie aux chaussons et aux bas qu'elle tient dans ses mains. L'objet participera toujours d'une harmonie capable de posséder celui ou celle qui danse.
Dans la langue de Ninotchka, tout de même agent soviétique, cette possession a pourtant un nom : l'aliénation. La réification enchanteresse opérée par le cinéma hollywoodien est précisément le fétichisme de l'objet marchand que critique un Walter Benjamin : notre héroïne ne s'y trompe pas, outrée qu'elle est d'apercevoir des jambes dans une vitrine. Il est très étonnant à cet égard qu'on ait qualifié de caricaturale l'opposition entre capitalisme et communisme dans le film. Lue à travers le prisme de la danse comme paradoxale possession (posséder et être possédé), l'opposition politique semble au contraire d'une rare subtilité. D'un côté il y a le jeu de la possession, de l'autre le refus de posséder, et, plus violemment, celui d'être possédé. Tout le génie du film tient bien sûr à transformer ce dialogue politique en érotique de la danse. L'émerveillement face aux objets du capitalisme - qui ont par exemple la séduction des beaux vêtements, des bas et des frou-frous - est d'autant plus entêtant si on y a d'abord résisté.
S'il devait encore y avoir besoin d'arguments pour se convaincre que le film de Rouben Mamoulian est un chef d'oeuvre, il faudrait regarder encore et encore le dernier numéro de danse: celui mettant en scène le Fred Astaire de Top Hat, possédé par l'esprit naissant du rock'n'roll, autre fleur délicieuse de l'occident capitaliste.

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