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Géopolitique des nouvelles conflictualités

Publié le 31 janvier 2012 par Egea

Vous connaissez le festival international de géopolitique : la prochaine et quatrième édition aura lieu en mars prochain, je vous en reparlerai en temps utile. A cette occasion, le directeur de l’École Supérieure de Commerce de Grenoble, Jean François Fiorina, qui publie une lettre mensuelle, CLES (Comprendre Les Enjeux Stratégiques), m'a posé un certain nombre de questions sur les nouvelles contractualisés. Parce que l'entreprise doit désormais comprendre la géopolitique. Un dialogue passionnant, et je le remercie de son initiative.

Géopolitique des nouvelles conflictualités
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JFF : Olivier Kempf, quelle définition donnez-vous de la géopolitique ?

OK : J’utilise la définition désormais traditionnelle donnée par Yves Lacoste, sans qui cette discipline n’aurait pu retrouver ses lettres de noblesse dans notre pays : rivalité de puissances sur des territoires. J’affinerai ce prisme en précisant : sur des territoires et les populations qui les habitent. Parce qu’il est nécessaire d’intégrer le facteur humain qui bouscule le déterminisme relatif qui sévissait dans la géopolitique traditionnelle. Ensuite, il faut prendre en compte les processus de représentation, car les populations se rassemblent et s’organisent autour de thèmes et d’axes qui sont par essence géopolitiques. La représentation du groupe par rapport à son territoire définit sa manière de vivre et structure son idéal politique. La géopolitique renvoie ainsi à la vraie définition des enjeux de pouvoir. Ceux-ci ne se limitent pas à la seule dimension économique.

JFF : Quid de la place de l’entreprise sur cet échiquier géopolitique ?

OK : Lorsque l’on évoque des rivalités de puissance sur des territoires, il est évident que cela concerne directement l’entreprise. Car l’entreprise est une puissance parmi d’autres. Ces différentes sphères s’interpénètrent, le politique jouant sur l’économique et réciproquement. Même sans aller jusqu’aux jeux complexes des géants économiques et des grandes holdings internationales, la PME ou l’ETI (entreprise de taille intermédiaire) sont en rivalité de puissance, puisque, de fait, l’acte d’exporter consiste en un franchissement de frontière. Le risque politique complexifie la démarche. Cette dimension était hier sous-dimensionnée. Le risque était perçu sous le seul angle économique, mesuré à l’aune du retour sur investissement. Aujourd’hui on perçoit qu’il existe une dimension de sécurité à prendre en compte, en même temps qu’un risque politique, les deux étant souvent liés. Autant les grandes structures peuvent faire face à ces nouveaux paramètres, autant les autres doivent s’adapter – parfois avec difficulté – et intégrer ces nouveaux paramètres dans leur stratégie.

Ces risques prennent des formes diverses, notamment dans les puissances émergentes. Gardons-nous de voir comme un bloc monolithique les cinq BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud). Ils ont chacun leurs particularités. En outre, derrière eux se profilent des kyrielles de modèles d’émergents, ayant chacun leur style et leur logique propres. Certains marchés prometteurs s’ouvrent certes, mais souvent dans des zones extrêmement tendues. Ainsi l’Afrique centrale recèle-t-elle des potentiels formidables. Encore faut-il pouvoir les mettre en valeur compte tenu des risques sécuritaires et politiques.

JFF Cela veut-il dire que le monde est plus incertain depuis la fin du monde bipolaire ?

OK: Deux perceptions du monde s’affrontent aujourd’hui. D’une part, le clan des tenants de la mondialisation heureuse, qui part de Fukuyama et sa théorie sur la fin de l’histoire jusqu’au monde plat de Thomas Friedman. En face, un courant qui se veut réaliste, expliquant que les conflits ont peut-être changé de forme, mais qu’ils perdurent néanmoins. Répliquant à Friedman avec « L’épaisseur du monde », François Heisbourg montre qu’au-delà des apparences, la complexité des rivalités de puissance sur notre planète s’est accrue. Certes, la fin du monde bipolaire a vu s’éloigner la perspective de gros affrontements, masses contre masses, sous la forme de guerres industrielles. Peut-être parce que, dans les configurations présentes, il y a une moindre efficacité de l’outil militaire. Ce dernier prend sa pleine ampleur dès lors que la notion d’intérêt vital est en jeu. On observe ainsi une dissymétrie des enjeux. Pour tout esprit un tant soit peu raisonnable, la menace nucléaire rend la guerre impossible. La crainte de la montée aux extrêmes fait que l’on rechigne à s’engager dès les plus bas niveaux de l’escalade possible. C’est ainsi que le spectre des guerres que nous avions connues aux XIXème et XXème siècles – sur le modèle clausewitzien – tend à s’estomper.

En revanche, des conflictualités demeurent, qui intègrent en partie seulement la dimension militaire. D’autres instruments de rivalité sont en effet actionnés pour faire prévaloir des intérêts qui, s’ils ne sont pas vitaux, n’en demeurent pas moins importants. On observe ainsi des contournements stratégiques, la guerre économique apparaissant comme l’un d’eux. Le cyberespace constitue lui aussi un espace par essence stratégique. Les affrontements que l’on y recense esquivent l’outil militaire traditionnel pour contribuer aux buts stratégiques de tel ou tel acteur. Les conflictualités demeurent donc envers et contre tout, même si elles changent de forme. Il y a une décroissance de la conflictualité létale accompagnée d’une sorte de pacification mondiale, mais les affrontements ne disparaissent pas pour autant. Ils migrent simplement vers de nouveaux espaces.

JFF On assiste en fait à une dispersion des conflits, dans l’espace et dans la typologie ?

OK : Depuis la fin de l’ordre bipolaire, les statisticiens notent une décroissance du nombre de conflits et du nombre de victimes. Mais on ne perçoit pas la tendance. Il y a un effet de loupe en raison de la surmédiatisation qui a crû de façon exponentielle depuis l’apparition du numérique. Mais paradoxalement, si nous sommes de plus en plus sollicités par des flots continus d’informations, notre attention reste moins longtemps fixée par tel ou tel événement. Les médias ont le souci du neuf. Mais il surgit tellement de nouvelles que nous sommes pris dans un mouvement brownien. D’où un intérêt qui s’émousse très naturellement au fur et à mesure que se recouvrent les flux d’information, sans cesse renouvelés, chassés et poussés par d’autres flux d’images et de commentaires. Il devient dès lors difficile de déceler ce qui relève de notre intérêt vital ou pas. Si le dossier intéresse moins le public, alors on note symétriquement un intérêt plus faible pour l’acteur étatique.

Les conflits traditionnels, externes ou internes, ayant tendance à décroître, d’autres formes de conflictualité sont en train d’éclore. Notamment pour une raison liée à l’accroissement considérable des populations. La Terre se remplit, notamment sur les franges littorales et dans les zones urbaines. En certains lieux, la densification est proprement stupéfiante. Avec une double conséquence : d’une part, cet état de fait multiplie les occasions de conflit, d’autre part, simultanément, les gens apprennent à mieux se connaître.

JFF Avec cette conséquence que les déséquilibres économiques favorisent les conflits…

OK : C’est indéniable. Un autre effet de la mondialisation réside en l’apparition d’une nouvelle classe, mondialisée, extrêmement connectée et riche, sur l’ensemble de la Terre, tant au nord qu’au sud. Il y a simultanément homogénéisation et fracture sociale à l’échelle mondiale. La notion de connexion affecte fortement les questions géopolitiques. L’exemple des ados de cette hyper classe mondiale qui se retrouvent autour des marques est emblématique. Ils connaissent mieux via internet et les réseaux sociaux leurs "amis" de l’autre côté du monde grâce à des référents communs, que les défavorisés séjournant à leur porte. Mais à l’inverse, les phénomènes de diasporas via internet font que l’on peut tout à la fois quitter son pays d’origine, retrouver des membres de sa communauté dans le pays d’accueil, tout en conservant les mêmes repères. Il y a plus et moins de mélanges

Dans notre XXIème siècle, on peut réunir en soi plusieurs identités à la fois, comme le souligne Amin Maalouf, dans son ouvrage « Les identités meurtrières », où il montre que tout individu doit concilier en lui-même des attaches très différentes, familiales, géographiques, sociales, amicales, religieuses, culturelles, etc. Faire coexister des identités multiples va constituer un enjeu-clé de demain. Mais ce n’est pas là un acte naturel pour l’entreprise, sensible à la notion de "culture d’entreprise", donc à quelque chose d’unifiant. La mondialisation est loin d’être uniforme et plane, elle est au contraire épaisse et d’une grande complexité. Elle n’est pas seulement une question d’espace. Elle fait s’articuler les réseaux dans de nouvelles dimensions. Comment agir dans cette nouvelle configuration ? Quelles décisions prendre ? Pour quels objectifs ? Quels moyens mettre en œuvre ?...

JFF Il nous faut donc repenser le rôle des Etats dans ce monde éminemment complexe ?

OK : Oui. D’ailleurs, si dans les années 90, d’aucuns avaient parié sur un effacement des Etats, il semblerait bien que l’on assiste aujourd’hui, à la suite des différents chocs économiques, à un retour des Etats sur le devant de la scène. La faillite des banques du secteur privé, sauvées par les Etats, a redonné à ces derniers une légitimité politique. En outre, ce phénomène se trouve conforté par une émergence qui est loin d’être uniforme. L’Inde, la Chine, le Brésil ne veulent pas d’une organisation internationale qui régulerait tout. En revanche, elles ont des politiques étatiques clairement définies et assumées. D’ailleurs, ne nous y trompons pas, les Etats-Unis ont une politique ultra-nationale, le Royaume-Uni de même, et dans la sphère de l’Union européenne, on assiste aussi au retour des Etats. Nous n’en reviendrons pas pour autant à l’ordre préexistant, car les nouveaux défis – démographiques ou de gestion des ressources naturelles – feront que les uns et les autres seront néanmoins contraints à coopérer.

Nos Etats, en Europe, sont sur la défensive alors que les émergents sont dans l’offensif. Ne serait-il pas grand temps pour eux de privilégier enfin la prospective ? Ce qui est inquiétant dans le cas de l’Europe, c’est qu’on ne sent pas que son action soit sous-tendue par une vision géopolitique. Fort heureusement, la France affiche volontiers son altérité, ayant un véritable instinct géopolitique et un profond sens de la puissance, hérités du passé. Il y a chez nous un consensus en matière d’intérêts stratégiques, d’autant plus méritoire que l’on constate des démissions en ce domaine chez nombre de nos voisins européens. La France est un acteur stratégique, l’Europe non. Il me semble que la France a le sentiment diffus que le monde est dangereux. N’oublions pas le primat gaulliste de la dissuasion nucléaire qui garantit notre indépendance en ultima ratio ! Les Français se caractérisent par leur capacité à faire coexister le réalisme avec un certain idéalisme. Notre défaut en revanche, est que nous ne parvenons pas à nous réformer naturellement et en douceur. Toute mutation se fait chez nous à travers des chocs et des crises.

Ainsi, fort heureusement, nous ne sommes pas si candides que ça, nous n’avons pas cédé aux sirènes du syndrome de la paix perpétuelle de Kant ! Les Français le savent, ce n’est pas parce que l’on est paisible que l’on va forcément récolter les fruits de cette sagesse. Le mirage pacifiste est plus européen que français. Par réalisme, nous maintenons à niveau notre appareil de défense et nous nous efforçons de concevoir d’autres conflictualités au sein d’autres milieux : mafias, piraterie, crime organisé et en particulier criminalité économique, cyber attaques, etc.

JFF Comment les entreprises et les Etats s’organisent-ils face à ces nouvelles menaces ?

OK: Relevons tout d’abord que se pose la question de la nationalité de l’entreprise. PME et ETI ont clairement une nationalité. Pour les très grandes entreprises, il en va autrement. Qu’est-ce qui est déterminant ? Le lieu de production et de R&D, l’actionnariat et le management ? Référons-nous à l’ordonnance de 1959 sur la défense qui est très claire sur le sujet. La défense nationale n’est pas seulement militaire, elle est aussi économique. Tout le travail conduit sur la notion de guerre économique est extrêmement utile, comme est utile l’intelligence économique pour dénouer l’écheveau du monde complexe et dangereux qui est le nôtre. Si l’Etat a bien à l’esprit cette notion de défense économique, l’entreprise de son côté doit comprendre que son environnement est en profonde mutation. Sa sécurité ne consiste plus comme autrefois en un simple gardiennage ! La sécurité constitue une fonction stratégique, et à ce titre, doit désormais être associée au comité de direction. L’intérêt financier de l’entreprise mérite d’être conjugué avec l’intérêt sécuritaire. L’entreprise ne peut ignorer qu’elle évolue dans un écosystème global. Elle doit le défendre, car sa propre survie dépend de l’équilibre et du développement harmonieux de cet écosystème.

Si l’on y réfléchit bien d’ailleurs, la mutation qui est en cours fait penser à l’évolution du poste communication. Il y a trente ans, on en était à des balbutiements. Aujourd’hui, il est impensable que la communication ne soit pas associée au pilotage et à la stratégie de l’entreprise. Pour la fonction sécurité – et tout particulièrement la sécurité économique – il doit en être de même, compte tenu de la complexité et de la danger des milieux au sein desquels évolue l’entreprise. Pour vos étudiants, il y a là indubitablement un vrai champ de réflexion à explorer.

O. Kempf


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