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Sartre: « Nizan souffrait dans sa chair : vivant, il ne fut pas une heure sans risquer de se perdre

Publié le 07 janvier 2012 par Donquichotte

« Donnez-moi mon champ… mes besoins, mes hommes » 

Paul Nizan,

« Aden Arabie »

Préface de Jean Paul Sartre.

« J’annonce qu’il y a, malgré les faux prophètes,

des objets et des actes aussi naturels

que les chevaux, qui sont situés

dans des temps et dans des lieux

accessibles aux mouvements humains. (p. 132)

Je commence cette année 2012 par la lecture de ce livre, ou plutôt, par la relecture de ce texte de Nizan.

Jean-Paul Sartre en fait une longue, une immense préface. Pourquoi ? Je comprends que lui et tant d’autres intellectuels, philosophes, de son époque, leur époque, ont eu à se reprocher de n’avoir pas su défendre, bien défendre Paul Nizan, ses textes, sa position crue, ses questions laissées sans réponses, ses atermoiements, ses souffrances, dans sa chair ; il étouffait, on le mutilait, mais qui s’en souciait ? Sartre introduit un texte qui a le mérite de poser des questions crues, de fond, des remarques pas tout-à-fait « politically » correctes, mais il sait le faire d’une façon qui l’oblige à reconnaître des torts des gens de l’époque ; ses torts aussi, lui son grand ami, lui son ex-ego, tellement on les confondait en ce temps-là, en ce temps des jeunesses étourdies de questions philosophiques, et critiques, de la société d’alors.

Nizan « souffrait dans sa chair : vivant, il ne fut pas une heure sans risquer de se perdre ; mort, il courut un danger pire encore : pour lui faire payer sa clairvoyance, une conjuration d’infirmes prétendit l’escamoter ».

« Indignés » du monde, de touts acabits, lisez Nizan. Il a existé pour vous, il a dit plus tôt vos dires, vos revendications, on les avait oubliés, disons escamotés ; ne vous méprenez pas, il n’écrivait pas pour s’indigner, il était plus que ça : indigné, révolté, ironiquement poseur de vrais jugements sur les intellectuels de son époque, son œuvre « avait voulu déplaire, c’est son plus grand mérite », dit Sartre. Nizan écrivit: « Nous autres, les intellectuels communistes, nous souffrons, voyez-vous, d’un complexe de supériorité ». En un mot, dit Sartre, il voyait les communistes comme « des sous-hommes inconscients de leur sous-humanité ».

L’introduction de Jean-Paul Sartre est longue (50 pages pour un texte de Nizan de 100 pages), mais il le fallait, puisqu’il l’a fait ; sa négligence d’avant, la sienne et celles des autres, lui paraissait suspecte, il a donc rattrapé le retard (Nizan est mort en 39, Sartre préface son livre en 61), il a corrigé, pour l’honneur, pour la reconnaissance des mérites d’une « violente pureté » de celui qui devait disparaître à cause d’une balle perdue.

« Ce mauvais mort se marrait doucement : il avait écrit dans ses livres qu’un bourgeois français, passé quarante ans, n’est plus qu’une carcasse. Et puis il s’était esquivé. À trente-cinq ans ».

Je me reprends, ou plutôt, je reprends les mots dits et écrits par Sartre dans cette préface ; Plutôt cela que de m’étendre davantage. Il dit mieux que je ne peux le faire ce que ce livre va nous livrer de l’homme, de l’œuvre littéraire (je considère que Nizan écrit comme peu d’écrivains peuvent le faire), je me demande bien pourquoi je ne l’ai pas lu avant, en ces ans où je me gargarisais de Marx.

Voilà…

Adresse aux jeunes gens en mal de philosophie, (aux « indignés » d’aujourd’hui, à ceux qui se disent tels) : « Il peut dire aux uns : vous mourez de modestie, osez désirer, soyez insatiables, délivrez les forces terribles qui se font la guerre et tournent en rond sous votre peau, ne rougissez pas de vouloir la lune : il nous la faut. Et aux autres : dirigez votre rage sur ceux qui l’ont provoquée, n’essayez pas d’échapper à votre mal, cherchez ses causes et cassez-les. Il peut tout leur dire car c’est un beau jeune monstre comme eux, qui partage leur terreur de mourir et leur haine de vivre dans le monde que nous leur avons fait. Il était seul, il devint communiste, cessa de l’être et mourut seul, près d’une fenêtre, sur les marches d’un escalier. Sa vie s’explique par son intransigeance…Nizan, l’homme qui a dit non jusqu’au bout ».

Sartre, nous sommes en 1961, rappelle ainsi, convoque, ses troupes : « Tâchons de retrouver le temps de la haine, du désir inassouvi, de la destruction, ce temps où André Breton, à peine plus âgé que nous n’étions, souhaitait voir les Cosaques abreuver leurs chevaux dans le bassin de la Concorde ».

Sartre aujourd’hui, écrirait-il ainsi ce même cri ? Puisque c’est d’un « cri » qu’il s’agit, d’une remontée d’adrénaline souhaitée pour chacun de ses amis intellectuels, et autres philosophes, jeunes philosophes surtout, pour qui et avec qui il veut partager, enseigner, montrer, justifier, défendre une cause, celle critique d’une défense de l’opprimé, du sans classe, de la classe d’en bas, de l’inclassé, du laissé pour compte. C’est drôle, moi qui partage le « non jusqu’auboutiste » de Nizan, je me laisse impressionner par les propos d’un intellectuel en colère… à ce moment-là. J’entends que je suis dérouté, perplexe, inquiet, si l’on veut, par des appels à la haine. À la colère, j’en suis, on ne sait dire mieux ce que l’on ressent, dans les cas d’extrême injustice par exemple, dans les cas de désirs vrais et justes et inassouvis, sans qu’il y ait de la colère. De la haine, non.

Sartre et Nizan étaient amis. « Nous marchions dans Paris pendant des heures, des journées… nous pensions que le monde était neuf parce que nous étions neufs dans le monde ; Paris fut notre lien, nous nous aimions à travers les foules de cette ville grise, sous les ciels légers de ses printemps ».

Sartre admirait, sinon enviait Nizan, ou plus simplement, il ne se sentait pas à la hauteur de son ami. « Ma colère n’était qu’une bulle de savon, la sienne était vraie… il cherchait un secours que personne ne pouvait lui donner ; ses paroles de haine, c’était de l’or pur ; les miennes, de la fausse monnaie… il sentait le poids physique de ses chaînes ; je ne voulais pas sentir celui des miennes ».

Ils sont différents, ils s’opposent, ils ne se rejoignent pas toujours. « Chez Nizan, ce qui ne variait pas, c’était son extrémisme : il fallait, en tout cas, ruiner l’ordre établi. Cet ordre, pour ma part, j’aimais qu’il existât et pouvoir lui jeter ces bombes : mes paroles. Ce vrai besoin de s’unir à des hommes pour soulever ensemble les pierres qui les étouffaient, je voulus n’y voir qu’une extravagance de dandy… Je lui en voulus ; en m’expliquant qu’il avait pris les notes en horreur pour en avoir trop lu, trop écrit (Nizan venait de lui déclarer brusquement que la littérature l’ennuyait et que les beaux livres ne justifieraient plus son existence) et qu’il voulait agir sur les choses, les transformer en silence, avec ses mains, il ne fit qu’aggraver son cas : ce démissionnaire du Verbe ne pouvait condamner l’écriture sans porter sentence contre moi. Il ne me vint pas à l’idée que Nizan cherchait, comme on disait alors, à faire son salut et que les cris écrits (souligné par Sartre) ne sauvent pas… la magnification du Verbe profite directement aux grands de ce monde ; on enseigne aux hommes à prendre le mot pour la chose, c’est moins onéreux. Nizan comprenait cela : il craignait de perdre sa vie en rassemblant des souffles de voix ».

Quand Nizan disait, dit Sartre, « donnez-moi mon champ… mes besoins, mes hommes », il réclamait tout simplement, reconnaît-il, sa part de bonheur. Pour moi, cela va beaucoup plus loin que cela, Nizan exprime ainsi cette part de vérité toute simple, ce souci, ce besoin tout simple, celui qui réside en chaque homme : retrouver son champ veut dire trouver, retrouver une vie normale, simple, dépouillée, dépouillée surtout des entraves des institutions, des règles, des codes, des exigences d’un environnement hostile (celui crée par l’homme, celui civilisé, la Culture créée, surfaite, enjolivée hypocritement ; pas cette autre, la Nature).

Nizan n’aimait pas les règles, il n’aimait pas l’École normale, cette institution comique et odieuse à ses yeux, « présidée par un petit vieillard patriote, hypocrite et puissant qui respectait les militaires ». Oui, il n’aimait pas ce que l’école, toutes les écoles, avaient faites d’eux, les jeunes, des « corrompus par les Humanités, par la morale et la cuisine bourgeoise ».

Nizan, écrit Sartre, n’était pas content de son sort, toujours il se sentait contraint, et manœuvré ; et pourtant, il savait aussi qu’il pouvait s’auto-manœuvrer. N’écrivait-il pas : « il y a en nous des divisions, des aliénations, des guerres et des palabres… chaque homme est divisé entre les hommes qu’il peut être » ? Sartre voit bien que son ami voulait supprimer tous les murs, parce qu’il sait que l’homme reste serf parce qu’il est incomplet : « Aussi longtemps que les hommes ne seront pas complets et libres (ce grand souci des marxistes de l’époque d’unir savoir et travail, science et vie, connaissance et pouvoir, liberté et éducation…), ils rêveront la nuit », écrivait Nizan. « Morale, c’est trou de balles », disait-il à vingt ans. Et pourtant, il avait peur de l’accoutumance à la vie telle qu’elle s’offrait, il craignait que sa rage ne faiblissât, c’était sa folle terreur : « tant de liens à rompre, de timidités secrètes à vaincre, de petits combats à livrer… On redoute d’être… d’une singularité insoutenable, de ne plus être pareil  à n’importe qui… le faux courage attend les grandes occasions ; le courage véritable consiste chaque jour à vaincre les petits ennemis ».

Nizan écrivait, écrit Sartre : « Je vous dis que tous les hommes s’ennuient ». Or, écrit Sartre, « le plus grand méfait de l’ennui, (ce que Nizan appelle cet avertissement continu de la mort), c’est d’engendrer un sous-produit pour âmes sensibles : la vie intérieure. Nizan craignait que ses dégoûts très réels ne finissent par lui donner une subjectivité trop exquise et de bercer ses griefs au ronronnement des pensées vaines et des idées qui n’en sont pas. Le grand désir n’était qu’une vaine parole : restent les désirs, modestes mais concrets et qui s’équilibrent : Nizan avait de l’amitié pour Épicure dont, plus tard, il parla fort bien : celui-là s’adressait à tous, aux putains comme aux esclaves, et ne leur mentait point ».

Pour Nizan, la vie réelle nous fait mourir avant que d’être nés. Il était un écorché vif : a-t-il trouvé réponse à ses angoisses ? La doctrine, celle du marxisme, le combla, du moins un temps, il y trouva des réponses, il accepta son rôle d’écrivain communiste, « il mit tout dans le marxisme… l’homme fut son avenir ». L'écrivain Nizan pris parti pour le parti, mais l’homme Nizan ne trouva pas son champ. Du moins, Sartre ne le croit pas. « Il ne croyait pas qu’il verrait de son vivant le socialisme vrai… il accepta de bon cœur de n’être que l’homme négatif, que l’écrivain de la démoralisation, de la démystification ». Il restait du côté des serviteurs de la vie sans espoir… de ceux qui n’ont pas réussi, ceux-là seuls, pour lui, qui connaissaient la vérité de la vie. Et de son côté, il persistait à se dire communiste. « Il réfléchissait, patiemment : comment corriger les déviations sans tomber dans l’idéalisme » ?

Drôle de vie, non ?

Pourquoi Aden, alors ?

« En général, il ne faut pas prendre

le voyage d’Arabie pour un voyage de plaisir ».

(Carsten NIEBUHR, « Description de l’Arabie »)

L’incipit grave de Nizan : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ».

Nizan, se cherchait, son monde avait l’air d’un chaos, on croyait y voir le commencement de la fin, comme à toutes les époques d’ailleurs (quand je lis l’actualité d’aujourd’hui), et il n’y avait pas l’ombre d’un commencement, celui d’une société plus juste par exemple ; et personne ne pouvait lui donner les clefs d’une compréhension possible de ce qu’il adviendrait. Peu d’hommes ont la clairvoyance suffisante pour y parvenir. On classe Nizan parmi les intellectuels qui essaient de comprendre, mais, comme il le dit lui-même, il n’avait rencontré dans sa vie que de ces intellectuels, ingénieurs, avocats, philosophes, « je ne peux même plus me souvenir de cette pauvreté », que de ces gens alimentés aux écoles normales qui n’avaient comme mission que de maintenir les gens dans ce qu’on appelle aujourd’hui le « politically correct », là où « l’hypocrisie est reine », là où des hommes importants parlent au nom de l’Esprit. Et avec quel langage ! Nizan se demande s’il ne saura jamais retrouver le « sens des paroles droites et des simples inventions des hommes ». C’est clair, pour Nizan, les hommes de ces Écoles composent des « vocabulaires » pour mieux définir les problèmes, via des hypothèses et propositions de premières qualités, afin que les problèmes soient résolus ; ils le seront, dit-on, quand « les termes en seront convenablement définis » (j’entends mes propres discours de chercheur au temps jadis, j’ai pris ma retraite il y a sept ans, quand nous tentions de définir le plus justement possible les objets de nos recherches, les problématiques qu’ils recouvraient, les hypothèses pour des explications toutes aussi justes et complètes, afin que le monde sache, via les revues scientifiques, que nous avions fait avancer la connaissance), puisque « les poser sera les résoudre ».

Mais personne ne raconte à ces jeunes gens l’histoire d’Évariste Gallois (Les démêlés de Galois avec les autorités, tant scientifiques que politiques, les zones d'ombre entourant sa mort prématurée, contrastant avec l'importance désormais reconnue de ses travaux, ont contribué à en faire l'incarnation du génie romantique malheureux et d'une jeunesse prometteuse et mal aimée).

Nizan est sévère. On leur octroyait, écrit-il, des tâches de curés pour lesquelles on les destinait : « la bourgeoisie gave ses intellectuels dans des mues pour qu’ils ne soient pas tentés d’aimer le monde ». Bouffons ou complices, tels étaient les métiers de l’Esprit. On, le monde des bourgeois, les Écoles, leur demandait toutefois d’être patients : « le monde allait prochainement être sauvé ».

Nizan se dit mal équipé pour comprendre le monde. Avec le grec, la logique, un beau vocabulaire, il ne se fait pas d’illusion, il a déjà compris : « la terrible hypocrisie des hommes au pouvoir n’arrive pas à voiler la présence des malheurs que nous ne comprenons pas ».

Chacun porte en soi une inquiétude, celle de Nizan est grande, mais elle est privée ; elle porte toutefois le Monde et les désordres du temps. Il comprend que l’homme ne vit pas comme un homme devrait vivre ; mais il ne sait pas pourquoi, même s’il en pressent assez « pour étouffer ». Comment alors demander des secours à d’autres hommes ? « Où sont-ils cachés ? Tout nous écarte d’eux : le devoir, la famille, la patrie, le respect, l’argent. C’est trop d’ennemis pour notre force. Je sais aujourd’hui que ce sont des fantômes, des reflets dix mille fois tordus que nous prenions au sérieux à cause de nos bonnes intentions : mais j’y ai mis du temps ».

Dressés à l’esclavage, dociles, faibles, impuissants, au sortir d’une enfance confortable, celle des édredons de plume d’une vie provinciale toute de quiétude, des hommes comme lui essaient de se sortir du fond de leur monde bourgeois. Chacun, dit-il, « veut assurer son évasion par ses propres moyens ».

Quantité d’échappatoires se présentent à chacun. Les uns allaient à dieu et à ses prêtres. Ils étaient vites au chaud, « prenant l’humiliation pour la prière, la ruine de l’homme pour sa sainteté ». D’autres encore mêlaient poésie et pureté, et refuges, et indulgences. « Des poètes ouvraient des bureaux de conversion ». D’autres, plus naïfs, encore la poésie, plongeaient dans le phénix appelé romantisme. Plusieurs aussi se mettaient à la mode des grands hommes de l’histoire, « Saint-Thomas ramassait des disciples au sang pauvre dans les familles bien élevées ». Il y avait l’ironie, si convenable, mais également la « fuite réelle : cela arrivait ».

Oui, voilà Aden en vue dans la perspective Nizan : celle des voyages. Le nombril de la terre n’était peut-être pas Paris. Ailleurs reposaient sans doute « d’autres continents, chargés des forces, des vertus, des sagesses absentes de notre province ».

Mais Nizan pouvait-il savoir que « la décadence véritable du monde était manifestée partout, dans les fabriques américaines, dans les guerres coloniales, les comptoirs africains », en Asie que l’on ornait de toutes les vertus humaines, en Inde, en Chine qui « nous semblait plus merveilleuse qu’à Marco Polo »?

Qu’y a-t-il dans le mot voyage, ce vocabulaire qui donne des mondes imaginaires : cette boite de Pandore ? la liberté ? le désintéressement ? l’aventure ? la plénitude ? Que des vocabulaires qui donnent d’autres vocabulaires. Nizan : un jeune garçon étouffé par la vertu de la famille ? un bourgeois mécanisé par l’existence ? un candide ? Oui, un candide qui le reconnaît, qui comprend que « les intellectuels ne sont pas plus malins que les enfants et les bijoutiers ». Mais qui comprend vite également, une fois sur les lieux, que les paradis sont des entreprises commerciales, qu’ils ont des ressources minières en quantité, qu’ils ont des dirigeants corrompus, et que « les sauvages vertueux sont des clients et des esclaves ».

Tout va bien alors, « la prière et l’absinthe entrent dans le jeu, la courbe des valeurs coloniales montent dans les bourses civilisées ».

Mais qui sont ces gens qui voyagent ? - des gens qui voulaient fuir vraiment des « niches où les fixaient des chaînes de causes auxquelles ils ne comprenaient presque rien » ? - des gens qui voyaient bien les manques de leur vie ? – des gens qui se dirigeaient à tâtons vers une découverte ? – des gens « dont les désirs n’étaient pas nommés, comme un couteau, comme un chien, comme dieu » ? Nizan n’en sait pas plus, il attend parmi tous ceux-là qui comme lui, sont des émigrants, il tremble d’inquiétude : « on me fait des recommandations, je respire dans un vertige que je devrais trouver agréable. On me dit adieu, je file comme un mort ».

Il est en route. Il pressent « l’état tropical : une fureur inépuisable et parfois, un grand dérèglement sexuel ».

Il arrive. « L’ancre tombe, une fumée de sable s’épanouit dans la mer : 12°45’ de latitude Nord, 45°4’ de longitude Est : c’est Aden. Je suis arrivé. Il n’y a pas de quoi être fier ».

« J’avais peur, mon départ était un enfant de la peur… Je ne suis pas plus fin qu’un autre : j’ai fui ».

Nizan doit naître à nouveau, loin de tout, hors d’atteinte, matériellement invulnérable, et cela n’est pas gagné. Loin de sa ville, Paris, et de ce qu’il y rencontre chaque jour - des femmes sur le trottoir, des tickets de métro, des bibliothèques - tout « est soudain perdu ». Mais trouve-t-il une quelconque liberté ? - Une licence de certains mouvements physiques ? Oui. - Plus de contraintes à des gestes que d’autre ont voulus pour vous ? Oui. - Une aisance inconnue ? Oui. Mais tout cela est si peu. Pour Nizan, « la liberté est un pouvoir réel et une volonté réelle de vouloir être soi. Une puissance pour bâtir, pour inventer, pour agir, pour satisfaire à toutes les ressources humaines dont la dépense donne de la joie ». Mais là-bas, Nizan n’a pas trouvé cette liberté, seulement un vide. Je vous le dis, écrit-il, « tous les hommes s’ennuient ».

« Quelle impatience lorsque je lisais à Paris des histoires sur la ville où j’allais vivre… Et voici ce lieu si beau qu’il fait mourir...

...Aden est un grand volcan lunaire dont un pan a sauté avant que les hommes fussent là pour inventer des légendes sur l’explosion de cette poudrière… un tronc de pyramide recuit et violacé dans un monde bleu, couronné de forts turcs en ruine… un terrain d’aventure pour Sinbad le Marin, sous un atroce soleil que les hommes ne sont pas arrivés à prier… Les hommes sont faits pour les ancrages : c’est en tout lieu leur sagesse, c’est ici une folie noire et volontaire ».

Que fait-il là ? Oui, qu’est-il allé foutre là ? Sinon vivre un immense choc culturel ?

« Je m’apercevais que je n’avais pas acquis d’habitudes, j’étais propre. J’avais des habitudes de traduction, de déchiffrement, d’analyse logique, quelques coutumes de l’intelligence… Je me cherchais en vain des obligations, ces habitudes que personne ne comprend… Par hasard, j’étais sans chaînes et sans tribu dans une foule où chaque passant reconnaissait les siens, et pouvait échanger des rites contre des rites, des mots de passe et des mots de ralliement… Pour moi, rien de prescrit, rien d’interdit… personne à  adorer… Dans cette absence des dieux et des anges, j’étais dépouillé des symboles de la piété et des lois, des catéchismes, des cultes, des mots d’ordre… Enfin je flottais dans une mer de prescriptions, de codes et de machinations religieuses comme un poisson entre deux eaux… Il y avait un jeu inextricable de distances sociales,… des degrés hiérarchiques au bas desquels se trouvaient sans doute les juifs humbles et crasseux,… et au sommet, l’agent de la Peninsular, deux ou trois commerçants puissants, les officiers, le gouverneur et, dans le Crescent, à Steamer Point, la statue assise de la grosse reine Victoria avec ses joues pendantes, ses petits yeux coincés d’ivrognesse ».

Mais qui et que rencontre-t-il à Aden ?

Il y a un chef, un homme puissant, un homme important, qui a des adresses télégraphiques à Bombay, à New York, à Marseille. Il y a de faux hommes d’action, cet homme puissant est l’un d’eux. Il croyait agir, et avoir agi puisqu’il était en haut de la pyramide ; mais ses gestes se résumaient à « manier des taux de devises, hâter la marche d’un navire pour s’assurer d’un fret… » C’était l’idée qu’il se faisait de l’action.

Il y avait aussi des femmes anglaises des officiers et fonctionnaires anglais qui croient que l’Empire, c’est la paix, et qui « sont guidés par l’ignorance, les proverbes patriotiques, le respect du pétrole (et oui, les conflits au Moyen Orient sur la question du pétrole ne datent pas d’hier) et de la bonne tenue à table, par la poésie romantique ».

Bref, toutes ces gens entrent dans un jeu si simple de coutumes tristement consenties, elles sont au théâtre, elles sont les « pièces de rechange d’un mécanismes invisible…  des victimes, comme Emmanuel Kant, de cette ordonnance horrible qu’est un emploi du temps », de ce temps qui subit la pression du marché mondial (on avait pas encore inventé le mot Mondialisation, encore moins celui plus absurde de Démondialisation).

À Aden, il n’y avait pas d’autre presse que celle des agences de presse, pas de discours, pas de philosophies, pas de loisirs pour la paresse, pas de musique ni de fêtes foraines. « Quand on essayait de parler des Beaux-Arts et de la question sociale, cela sonnait si faux et si vain que toutes les voix se taisaient. La vie des hommes étant réduite à son état de pureté extrême, qui est l’état économique, on ne courait jamais le risque d’être trompé par les miroirs déformants qui la réfléchissent en Europe : l’art, la philosophie, la politique étant absents faute d’emploi… Aucune concession à l’amour de l’art, rien à chanter, rien à  risquer, rien à peindre, pas de poèmes à lire et  à écrire... Dans les clubs, on buvait… Tous essayaient de se faire croire qu’ils agissaient… Mais ils ne se trompaient pas. On sentait bien qu’ils n’aimaient pas leur vie ».

Bref, « que faire de ces êtres de verre où l’on voit passer jusqu’aux songeries ? Ce sont les fous de cristal d’Edgar Poe ».

Dans cet espace d’Aden, Nizan ne voit rien, entendons par là, aucune démarche qui puisse aboutir à quelque chose, pas une miette de réalité.

Mais voilà.

« Il y a pour tous les hommes une région des pensées vaines, des idées qui n’en sont pas, des vivants qui sont des morts. Lorsque tout ce qui est au monde paraît interdit, la vie intérieure arrive, on n’attendait plus qu’elle. On convoque ses propres ombres qui rabâchent et prophétisent. Je tombe à la contagion ».

Nizan ne sait à qui parler. Il se sent mort

« La véritable mort est ce qu’elle est, ce que la vie n’est pas, ce qu’est l’état d’un homme quand il ne pense rien, quand il ne se pense pas, quand il ne pense pas que les autres le pensent. Je n’en suis pas là : au fond rien n’est perdu. Mais mon illusion est effrayante ».

Au début, il a fait le faraud, raconte-t-il. Puis, désoeuvré, il a vite compris que son corps avait moins à faire qu’à Paris. Sa pensée rumine, le passé, l’avenir, ce qu’il pense pouvoir faire. Une pensée a envie de quelque chose, dit-il, « elle veut une fin ». Mais il ne voit rien, n’entrevoit rien, il est malheureux comme les pierres. « Je veux à peine penser à la figure actuelle de la vie qui me mène. Elle ne comprend la présence d’aucun objet matériel ou humain : un objet de pensée est aussi bien l’amour d’une femme qu’un arbre. Tout est absence ».

À Aden, le désoeuvrement est terrible. Mais, « la vie intérieure est intelligente… L’intelligence est une vieille maniaque ». Nizan y a recours. Elle s’occupe de lui. Telle ou telle pensée lui est indifférente, elle s’en moque, elle envahit tout son être, et elle conclut finalement « de l’échec nécessaire de la raison à la défaite universelle des hommes : cette généralisation est la dernière limite de la raison et son opération la plus parfaite. Il ne reste plus qu’à continuer, à penser d’une nouvelle façon à la mort ».

Mais cette intelligence, cette vie intérieure, ces questionnements, ces constats de l’intelligence,… toute cette recherche intérieure menace l’Ordre existant. Je me suis toujours fait ce constat; mais le voir écrit, dans les mots de Nizan, me conforte. Il fallait y penser, j'y ai toujours pensé, et c’est tout simple : ne laissez pas vagabonder votre esprit, ne lui laissez pas cette liberté d’imaginer autre chose que ce qui est est ; c’est certain, votre recherche est menaçante. Vous vous croyez innocent, dit Nizan, quand vous vous dites j’aime cette femme et que vous décidez de vous conformer à ce désir-souhait-constat amoureux ; vous n’y êtes pas, vous venez d’amorcer une révolution, vous réclamez le droit libre de penser libre, et d’agir librement. Cette réclamation est simple, il suffisait de l’énoncer ; mais mal peut vous en prendre. Et oui…

« Si quelqu’un va sur une place de Paris

déclarer qu’il faut que les hommes vivent

 comme des humains, qu’ils ont le droit,

 depuis le temps, de faire comme les plantes

 qui vivent comme des plantes, il sera couvert

sous des tas noirs de policiers ».

Nizan poursuit sa réflexion…

« J’annonce qu’il y a, malgré les faux prophètes, des objets et des actes aussi naturels que les chevaux, qui sont situés dans des temps et dans des lieux accessibles aux mouvements humains. Les plus grandes ruses de ce que vous appelez votre âme ne sauraient même les imiter. Il va falloir par exemple manier les outils, s’occuper des vivants, annuler les morts, connaître enfin nos corps, tuer nos ennemis, inventer des objets, faire marcher des enfants, rire, apprendre le monde. L’action met en avant de bien autres complices que toutes vos algèbres : des pouvoirs, des besoins, des possessions. Tout doit viser à la conciliation de ces complices naturels dont vous essayez d’étouffer les voix avec beaucoup de ruses et de savantes précautions, sous toutes les tentures de la bonne logique et de la sainte morale des affaires ».

 

« Ai-je besoin d’aller déterrer des vérités si ordinaires dans les déserts tropicaux et chercher à Aden les secrets de Paris ».

 

« Personne ne me fera croire que la croissance explique tout ».

« Qu’on ne me refasse plus le tableau séduisant des voyages poétiques et sauveurs… le voyage est une suite de disparitions irréparables… je ne me condamnerai pas à l’enfer des voyages… j’ai fait des milles marins pour saisir pourquoi mes compatriotes que je devais aimer me faisaient peur. Quelle simplicité sous toutes ces histoires » !

 

« Il n’y a qu’une espèce valide de voyages, qui est la marche vers les hommes… l’homme attend l’homme, c’est même sa seule occupation intelligente ».

 

« On ne sait donner de la joie qu’aux êtres qu’on connaît et l’amour est la perfection d’une connaissance ».

 

« Mais je suis un Français paysan : j’aime les champs,

j’aime même un seul champ, je m’en contenterais

pour le reste de mes jours pourvu

qu’il y passe des voisins ».

Le dernier chapitre du livre de Nizan est consacré à cette vision d’une France que Nizan rejette (abjecte), à cette époque, au moment de son retour d’Aden. Le ton est dur, cruel, sans doute injuste ; Nizan voit son pays, la France, « peuplé de conducteurs d’esclaves et d’esclaves dociles… ce pays craint que ses fils ne se trempent les pieds et ne s’enrhument. Jean, reste au village ».

Il n’aime pas les Français qui « vivent tous les jours de leurs interminables vies comme des escargots dans leurs coquilles, cette espèce humaine qui vit stérile dans ses pourboires et ses respects », ni cette France avide de posséder des objets, pour lui, une maladie et de faux désirs, où la seule fin est de dominer par un pouvoir d’achat (où en est-on aujourd’hui ?), et où la grande ruse de la bourgeoisie consiste à rendre les ouvriers actionnaires ou rentiers (déjà à cette époque) ».

Pour lui, il est temps de détruire Homo Economicus.

« C’est le moment de faire la guerre aux causes de la peur. De se salir les mains ».

« Que pas une de nos actions ne soit pure de la colère ».

Nizan a-t-il trouvé son champ ? Comme Sartre l’écrivait dans sa préface, je ne le crois pas. Mais il est sans doute mort trop tôt, de cette balle perdue…

Rarement un livre n’aura trouvé autant d’échos dans mes réflexions. Je partage cette colère contre « cette chiennerie abstraite de forces et d’idées », celle devenue Culture, Idéologie dominante, Pensée unique, qu’on nous inculque si tôt dans la vie, que l'on entretient tous les jours, dans les écoles, les familles, les Institutions, la Presse, et qui deviennent parties de notre âme, de nos pensées, qui nous réduisent à un véritable esclavage, qui nous font craindre de rencontrer la différence et de nous séparer des codes qui régissent nos vies, qui nous font craindre l'Autorité, oui, toutes les autorités qui marquent le quotidien, à grands coups de lois, de règles et de répressions de toutes sortes.

Mais je ne partage pas la haine.

Et ma réflexion va plus loin: l’Homo Economicus n’est pas le seul Homo, et la Mondialisation existe, et ils ne sont pas là que pour le pire, je reprendrai ces deux idées un autre jour.

« Donnez-moi mon champ… mes besoins, mes hommes » 


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