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Michon à propos de Flaubert: « Il était un frère déchaussé… chaussât-il des babouches de soie »

Publié le 13 décembre 2011 par Donquichotte

Pierre Michon, « Corps du roi »

On ne rend pas assez justice à la versalité

 et à l'insondable puérilité de l'imagination humaine.

 La vie d'un homme peut n'être, en apparence,

 qu'un grossier tas de boue - mais dans le coeur de celui-ci

 soyez sûr qu'il est une salle dorée, où il vit dans le ravissement:

 aussi sombre que puisse paraître son chemin à un observateur,

 il n'en porte pas moins à sa ceinture, lui aussi,

 une sorte de lanterne sourde.

 (Robert Louis Stevenson, "Essais sur l'art de la fiction")

Qui sont ces rois ? Beckett ? Flaubert, Faulkner ? Oui, tous sont des rois, et d’autres. Les voici.

Les deux corps: BECKETT

Beckett, en 1961, est photographié par le Turc, Lutfi Özkök, photographe esthétisant ; Il a deux corps : l’un, le saccus merdae, l’autre, le dynastique : il a publié « En attendant Godot », il est les deux, il est le Roi. « Il est le texte » comme Rimbaud est le vers personnalisé, comme Van Gogh est « l’incarnation indubitable » de la théorie des beaux arts. S’il est le texte, pourquoi ne serait-il pas l’icône ? oui, pourquoi pas ? Beckett sait que le monde est un théâtre, n’en est-il pas un illustre membre ? alors il joue le jeu, il se laisse photographier, il est là , avec ses deux corps, dans cette photo.

Corps de bois: FLAUBERT

Flaubert, pour moi, est Madame Bovary, un des textes les plus important de la littérature. Trop bien écrit ? Trop vieux style ? Sans doute. Mais un texte si magistral. Je n’écrirais pas comme ça, mais j’aime sa perfection, comme j’aime celle de Michon.

Mais comment peut-on écrire comme ça ? Sinon, en perdant pied avec la vie réelle ? Est-ce possible ? Flaubert affectait de vivre ainsi, sans lien, sans lieu ; mais après Madame Bovary, il se sent « fort, serein, doué de sens et de but ». Qui ne le serait pas après avoir écrit un tel roman ? Il a à nouveau la Seine en bout de parcours, ce modeste temps d’oubli de soi, de son « soi affecté », il respire le vrai air ; mais déjà, le lendemain, il remet le masque, ce masque d’affectation qui lui colle à la peau, il est la littérature, rien que cela, il n’a ni pleurs, ni joies, « il s’en foutait, il en riait et s’en foutait, il en pleurait et s’en foutait ». Le masque est devenu sa nature, il est naturel de le garder.

« Il était un frère déchaussé… chaussât-il des babouches de soie ». Son dieu est « l’art ». Et l’art est considéré sérieusement par Flaubert, c’en est risible, mais ne rient que ceux qui ne comprennent pas. Et c’est ainsi, dit Michon, qu’il est devenu notre « misère » à tous, à tous ceux-là qui écrivent et qui affectent, en vrai ou en réel, d’être ce simili-Flaubert et qui, le cœur serré, portent ce masque qu’ils affectionnent et qu’ils nient tout à la fois.

Maurice de Guérin s’imagina être un arbre, cela est-il sérieux ? Oui, s’il y parvient, il a ce but qu'il peut atteindre par « le plus humain des moyens, qui est le langage », il profère alors des « sons de feuilles ». Qui ne s’est pas arrêté un jour à écouter le bruit des feuilles d’un peuplier dans le soir couchant, à la nuit tombée, et de s’être rêvé écrivain afin de pouvoir le dire à d’autres en « mots », afin qu’ils partagent son émoi, sa sensation de bien-être et de douce sérénité dans lesquelles l’a plongé ce murmure affecté des feuilles de peuplier ?

Pour quelles raisons écrire ? Sinon, comme le Grand-Lama du Tibet, qui se « fend les boyaux pour rendre des oracles », (voilà  du sérieux, dit Michon) pour rendre des oracles, pour écrire tout simplement une sorte de parole au-dessus de celle des mortels, « pour sérieusement appeler littérature sa propre parole ». Écrire ne serait-il qu’un jeu savant que l’homme a inventé pour séduire, pour se séduire, se croyant ainsi, séducteur et séduit, faux ou vrai, affecté ou pas, vrai ou réel, « parfait » ? Mais cette perfection est périlleuse, et comme le dit Daniel Oster (rapporté par Michon), « on finit par ne plus comprendre de quoi il s’agit dans le système littérature ». Mais qui se fout de savoir de quoi il s’agit ?

Je ne sais pas, mais, je l’ai déjà écrit ailleurs, j’ai souvent été berné en achetant les « livres-prix-littéraires- de-chaque-année », car j’avais cette impression de n’y trouver que « le texte absolu, la vérité en littérature, le texte qui tue, la prose parfaite, tout cela proféré derrière le masque de bois. La littérature nécessaire, (les 2 soulignés sont de Michon) comme le sont la mort, le travail, les larmes ». Oui, voilà pourquoi je n’achète plus ces livres primés de la rentrée littéraire. Du moins, pas tout de suite, je laisse murir les critiques, je suis patient, n’ai-je pas lu Michon que récemment ? J’attendais donc depuis 1984.

J’attends toujours ce texte qui donne « des feuilles parlantes aux cimes des forêts ». Et je le trouve dans Michon, Kertész, et autres Céline, Garry, et il y en a tant d’autres… (voilà, ils sont nombreux dans mon palmarès quoiqu’il m’en coûterait d’essayer de les comparer ; je me porte bien avec chacun d’entre eux, et différemment avec chacun).

Si je reviens à Flaubert, Du Camp, cité par Michon, nous apprend que le jeune Flaubert « avait un battement de cœur lorsque sur la couverture jaune d’un volume il apercevait le g de Victor Hugo ». Oui, Hugo, « ce monstre qui trouvait le moyen de vivre comme quatre et d’écrire comme dix… le Crocodile, pour qui tous les écrivains de son temps n’étaient que petits poissons pilotes, oiseaux pique-bœufs » ; il n’en fallait pas plus pour que Flaubert, défiant son père qui le voulait avocat, décide d’être un de ces pique-boeufs, « un laquais, une putain du bruit public ». Oui, Hugo était un boulet pour tout écrivain naissant, griffonnant à longueur de journée, espérant, doutant, n’étant pas un Hugo ; mais parfois triomphant (la Bovary parut), et alors, s’énorgueillant, l’improbable étant devenu probable, l’écrivain Flaubert étant parvenu à l’art, pour lequel, comme il l’écrit à  Louise Colet, « on y assouvit tout, on y fait tout, on est à la fois son roi et son peuple ». Et tout comme le dit Pasolini, à propos de Gombrowicz (cité par Michon), « Privé de vie personnelle, de maison, de patrie, de parti, etc., il a fait de la littérature sa seule raison de vivre ». Oui, Flaubert avait décidé qu’il en serait ainsi, il affectait qu’il en soit ainsi, et que seule la littérature allait compter dans sa vie.

Mais c’est drôle, Michon aimerait sauver Flaubert, il entend peut-être par là le ramener à la vie normale, le voir jouir de la vie de mortel, abandonner celle du dieu de l’art, celle « affectée » ; il souhaiterait, s’il pouvait le lui demander, que Flaubert lui dise qu’il « a menti », que ce masque n’existe pas, et que peut-être l’art n’est pas tout. Il est alors inutile d’essayer de prouver que l’œuvre est excellente, Flaubert n’a pas besoin d’en mourir de jouissance, comme l’ouvrier qui a fondu la grande cloche d’Amboise (scène dans Madame Bovary) et qui en est « mort de joie ».

Flaubert a écouté "les oiseaux chanter", un certain 16 juillet 1852, preuve qu’il pouvait ôter son masque, et que sans doute, le monde peut se passer de prose. Mais la prose peut-elle se passer du monde ?

« L’art est un sifflet de Makoko », écrit Michon. C’est l’histoire d’un roi du Congo, seul capable de communiquer avec les esprits avec un sifflet de quartier-maître de marine, et devant des matelots qui n’y comprennent rien. Robert Louis Stevenson, dans son livre « Essais sur l’art de la fiction », rapporte aussi une anecdote du genre… qui touche de très près au vif de l’existence, au vif de la lecture : « celui de ce moine qui traverse une forêt, entend un oiseau chanter, l’écoute un bref instant et se trouve à son retour étranger à la porte de son couvent, car il a été en fait absent cinquante années et, parmi tous ces camarades qui ont survécu, un seul le reconnaît ». Voilà, chaque fois que je lis un livre qui me passionne, j’ai cette impression d’avoir rencontré cet oiseau effaceur de temps ; c’est l’art, à un degré supérieur, qui agit, le temps s’efface, je ne suis que ce livre que je lis ; et au réveil, j’essaie d’en parler avec Anneli, et j’ai toujours cette impression que je n’arrive pas à dire bien ce que je viens de lire. Je suis encore rempli d’étonnement. Autant l’écrire donc, ce que je fais en ce moment.

L’oiseau : la MORT

« Quand il bat large, il est démesuré ; quand il se repaît, il fait vite ; quand il frappe, il met à mal ; quand il donne du bec, il tranche et quand il fait prise, il se gave ». Michon a extrait cette phrase, qu’il dit parfaite, d’un traité de chasse arabe écrit par Muhamad Ibn Manglî. Quand il écrit ce livre, Muhamad a 70 ans et Michon croit surtout qu’il pensait alors « au temps et à la mort qui y met fin ».

« La chose fulgurante, mortelle et scélérate dont il est question, qui bat, tranche et fait vite, c’est le faucon gerfaut ».

Ce peut être aussi, pour Muhamad, sa MORT, pour Michon, l’apogée de son livre.

L’éléphant : FAULKNER

Tout part encore d’une photo, celle que James R. Cofield a prise de Faulkner où l’on aperçoit…

…« Dans sa main droite, le petit sablier de feu, la très précieuse cigarette… »

Avec cette photo, Cofield a fabriqué une icône « avec une chair qui peut-être a la gueule de bois ».

Mais qui a-t-il sous cette chair, au delà  de l’icône, dans le regard de Faulkner, capté par le photographe ; oui, que voit Faulkner ? Le photographe ? les murs de la salle ? une photo sur le mur ? sa vie qui se déroule, qui se consume, comme cette cigarette ? Michon nous révèle qu’il a vu « l’éléphant », la famille, cette grosse patte, « levée au-dessus de nous dès que nous naissons ». Bien sûr, nous sommes tous fils et filles de quelques-uns d’avant nous, et peut-être aussi, comme chez Faulkner, de quelques « hommes régressant un peu plus à chaque génération », oui, de quelques aïeux morts, mais aussi de quelques mères et petites cousines, « ardentes cachées furieuses dans les bois sombres ». Sa grande famille n’est-elle pas pour Faulkner, le Sud, « le bruit et la fureur » de ce pays qui l’imbibe, le noie, dans la « disponible gnôle » ? L’éléphant peut peser 6 tonnes, il est « tout ce qu’on veut être, tout ce qu’on redoute d’être, et tout ce qu’on est ». Faulkner « le cornaque, ou il est affalé sous lui ». C’est comme vous voyez, c’est comme je le vois. Faulkner se démène, il lit, il se rit de tout cela, il a vu qu’il est Faulkner, il écrit « Le bruit et la fureur ». « Il a inventé une prose en forme de bulldozer dans laquelle dieu sans trêve se répète ».

Le ciel est un très grand homme : sa MÈRE, sa FILLE

« Il m’est rarement arrivé de prier », dit Michon, sinon en ces deux jours vrais : il a perdu sa mère, il a vu naître sa fille.

En chaque occasion, Michon se dit deux poèmes, il se les dit à haute voix : La ballade des pendus, et Booz endormi. Des poèmes qui regardent l’âme de sa mère, qui regardent le corps de sa fille, qui rassurent Michon, comme seule la poésie peut le faire, même si, écrit-il, « à quoi bon des poètes, en nos temps qui sont des temps de détresse ».

Dans ce texte, Michon se rappelle.

Il est dans la province du Menz, à trois mille mètres d’altitude sous les tropiques, il se croit seul, il voit des enfants venir à lui, quémander « a pen, father », on le prenait peut-être pour un patriarche ; il voit une fille qui quémande de l’amour, mais il ne le comprend pas, et pourtant « elle souriait… elle avait la farouche bravoure de la vie », elle était glaneuse, et le faux patriarche ne le savait pas ; elle l’avait ému et elle était partie. Michon se rappelle aussi (Michon se rappelle sans cesse dans ses livres) les paysans et journaliers de sa commune, qui travaillent comme des forçats, mais qui, à la fin du jour, quand la machine mourait, et qu’ils se jetaient sur le vin, riaient, serraient de près les femmes, et « banquetaient à grands éclats autour de longues tables dans les granges et les cours, tard dans la nuit ». Il se rappelle aussi cette autre femme, et son amant, qu’il avait suivis derrière la grange, devinant sans doute ce qui allait se passer ; une femme allait gémir, et il allait l’entendre, ce bruit du monde, la voir peut-être.

Michon se rappelle aussi « le réflexe de Charlottesville », celui de Faulkner, celui de sortir, dans une occasion où on est mal à l’aise, ainsi devant le discours à prononcer, « sa fiole de bourbon et d’en boire un coup ». Cela lui réussit, une fois; il a lu le Booz endormi, ses « quatre-vingt-huit vers à réveiller un mort ».

Mais il rappelle aussi cette autre fois, où, à la quadruple stèles de François Mitterrand (sa grande bibliothèque), il lut encore une fois le poème de l’homme endormi, Hugo, et, le livre refermé, il sut que le fil était cassé, que le vers était vaincu, et qu’il était un homme libre. Liberté qu’il choisit de célébrer, en pochardant jusqu’au soir dans un quelconque Hippopotamus. Cela se termine mal, lorsque sa main s’abatant « classiquement et péremptoirement sur la jupe de la barmaid », il se retrouve jeté sur le sol par l’homme du bar et ses acolytes qui, eux, avaient envie de « casser du père » ; Michon reste là, le ciel au-dessus de sa tête, endormi, comme Booz, près du vieil homme, aussi endormi, et avec qui il a partie liée.



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