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Bernard Ollivier: « Comment expliquer à ces descendants de nomades qu’ils sont devenus des cul-de-jatte motorisés? »

Publié le 13 février 2012 par Donquichotte

Bernard Ollivier

J'ai lu  "Longue marche"  le tome I : « Traverser l’Anatolie »

J'ai lu  "Longue marche" le tome II: "Vers Samarcande"

Je n'ai pas lu  "Longue marche" le tome III: "Le vent des steppes"

Bernard Ollivier est, à tout le moins, un drôle de type.

Au départ, quand on lit la préface de son livre écrite par l’éditeur, on est sous le charme : « une homme d’une soixantaine d’années, fort réservé dans son discours et dans son apparence ». Il a ce projet de conquérir la route de la soie, 12,000 km entre Istanbul et Xi’an, en Chine, en quatre saisons estivales de « marche à pied ». C’est fort. Pourtant, quand il contacte l’éditeur, qui croit que pour avoir des choses à dire, il ne suffit pas d’aller loin, ce dernier se méfie de ces gens qui veulent raconter leur exploit. ET dans ce cas-ci, sans doute, l’éditeur sait bien que l’exploit que constitue une telle marche n’est pas tant dans les péripéties du voyage, pourtant nombreuses, que dans la rencontre de « soi avec soi ». C’est du domaine de l’intime, toute existence est une marche, écrit l’auteur, une marche vers l’ultime étape, là où il nous faut nous dévêtir de tout. Toute partance dans la vie a la même fin.

Dans cette même préface, le marcheur s’exprime ainsi : « Marcher, c’est tailler sa route, mais c’est plus encore rêver sa route. Mon livre est loin de rendre compte de ça. Je traîne avec moi, je n’y puis rien, l’arpenteur, le géomètre, le comptable que j’ai toujours été ».

Pourquoi ce voyage ? Le marcheur sera interrogé tout au long du parcours sur ses objectifs, ou même ses intérêts, (plusieurs y voient des raisons d’argent, ce qui est assez curieux. Mais le monde n’est-il pas de cette nature ?) et il s’interroge lui-même sur ses propres raisons. Et il n’est jamais certain de ses réponses. Il avait ce projet de marcher, et la route de la soie lui apparaissait un des projets les plus intéressant. Partant, il s’était bâti un projet de penser, ou, comme il l’écrit lui-même, « un emploi de penser. Qui suis-je aujourd’hui ? Comment s’est construit cet homme que tu es devenu ? » Voilà, tout était dit dans sa tête.

Il se heurte à l’incompréhension totale des gens qu’il rencontre.

Ce qui est évident dès les premiers kilomètres : la route est dure, il a des plaies, il doit se soigner, faire attention ; et plus que tout, il se heurte à l’incompréhension totale des gens qu’il rencontre. Traverser la Turquie, première étape à l’été 90, et le faire en « marchant », personne ne comprend ; certaines personnes se montrent hostiles, d’autres s’inquiètent pour lui, - risque d’accident, risque de guet-apens - d’autres, c’est le cas de l’armée, le prennent pour un espion. Les soldats sont nerveux, agressifs, - le marcheur a été dénoncé comme suspect - quand ils lui demandent ses papiers ; et lui, il riposte, il proteste, il se déclare citoyen français, et la colère l’emportant, il leur dit qu’ils n’ont pas le droit de l’arrêter.

Mais, en retour, je saisis mal l’incompréhension du marcheur que cela irrite. Comment pouvait-il imaginer que ces gens, habitant des zones rurales très peu fréquentés des Occidentaux, – il suivait de toutes petites routes, pour être plus près de la vraie Turquie, et loin des autoroutes - comprennent un homme qui marche seul sous un soleil de plomb, et qui, de surcroit, refuse toute aide ? On lui offrait de partager la route, qui une auto, qui un bus, qui un camion. Mais non, il refusait toute offre de ce genre. Il voulait MARCHER ; il l’écrit lui-même en caractère gras dans son texte comme si il avait besoin de se le prouver, non, de « le leur dire tout haut et fort à qui le lira » : mais, qu’il se rassure, personne de ces gens ne lira jamais ce livre, et, de toutes façons, ils ne comprendraient toujours pas. ET moi, lecteur, je suis étonné de son étonnement, et plutôt choqué de voir, c’est mon sentiment, comme « il n’y comprend rien » à ces personnes, à cet étonnement des Turcs. Et ce n’est pas là mon dernier étonnement.

Il est têtu

Une autre dimension de son caractère qui m’inquiète, et cela, dès le point de départ, c’est qu’il s’obstine toujours à en faire plus. Chaque jour, il compte les kilomètres (faits, à faire, c’est l’esprit d’un marathonien), et, ce qui est assez important, il doit anticiper son état de fatigue, les nourritures et bouteilles d’eau qu’il doit apporter, les incidents possibles. Tout cela est très bien. Mais ce que l’on découvre peu à peu, c’est que les kilomètres ne comptent pas. Il les compte, mais ils ne comptent pas quand vient le temps de décider s’il doit s’arrêter pour la nuit, ou poursuivre sa route. Ainsi, près de Hadjyacoup, « elle figure sur ma carte à six ou sept kilomètres  de là. Je vais tenter d’y aller, tant pis si c’est l’heure des possibles guet-apens ». Moi, c’est le « tenter », et le « tant pis », qui m’inquiètent. Et de plus, les jeunes Turques sur place le lui disent, cette ville est à quinze kilomètres ; il n’en a cure, « ma carte dit sept », leur répond-il. Il a peine à répondre parfois, il « feuillette rageusement son dictionnaire », il garde son dernier mot. Mais pas toujours son sang-froid.

Il peut se mettre en colère avec rage

Un autre jour, « minuscule piéton parmi ces monstres d’acier éructants », il vient d’attaquer la montée d’un pic élevé, et il le fait par la route déjà  très encombrée de camions qui peinent, qui éructent, qui vibrent, qui éternuent, qui se vident de leur gazole mal brûlé ; lui- même est assommé par un soleil de plomb, il se sent « petit, fragile, menacé ». Et voilà, c’en est trop. Les camions le frôlent, et « certains ont le toupet de raser son sac au passage ». Et il ajoute : « Un conducteur, furieux de voir un bout de son territoire investi par ce cancrelat, libère à ma hauteur un jet d’air comprimé qui m’explose dans les oreilles ».

Moi, lecteur, je suis à nouveau étonné de son étonnement, et voire plus, encore une fois, de son agressivité écrite : ces conducteurs ont le toupet d’être furieux de voir leur territoire investi. Pas moins.

Alors deux choses : qui encombre la route de qui ? et qui a demandé au marcheur de marcher sur la route des camions, en Turquie ? On peut comprendre que le marcheur se sente petit, fragile et menacé ; la route est très dure, la chaleur est suffocante, il est épuisé. Mais je me demande s’il connaît la vie de ces camionneurs, leurs conditions de travail ; s’il sait quelle chaleur étouffante il fait dans leur cockpit, leurs pieds posés sur des pédales qui sont elles placées tout juste à côté du moteur qui rougit presque, tant la température est hors de tout ordinaire. Il marche depuis 10 heures, il a fait 40 kilomètres ; eux, roulent peut-être depuis 48 heures, non-stop, dans la chaleur infernale de leur cabine, et sur des routes-pistes qui ne laissent aucune place à l’erreur, particulièrement dans cette côte où il se trouve maintenant. Et s’il se questionnait un peu sur ces nombreux véhicules qu’il aperçoit au fonds des ravins... Bref, je suis étonné de son attitude, et du ton...

Ce même soir, il remet ça : « Je m’étais promis (combien de fois il se promet la même chose dans ce voyage) de ne pas marcher plus de vingt kilomètres aujourd’hui. Mais la perspective de dormir dans cet hôtel au sommet de la passe de Bolou, c’est-à-dire à la porte des Enfers, dans le vacarme dantesque des camions, des bus et des hurlements des haut-parleurs... Mes pieds semblent se satisfaire de leur bain de sueur, je n’y pense plus. C’est dit, je vais pousser plus loin ». Il marchera trente-cinq kilomètres ce jour-là avant de trouver un autre hôtel, et après avoir traversé avec la difficulté que l’on sait, la passe de Bolou. Il est têtu, il écoute peu ses pieds, et sa colère contre les conducteurs de camions semble tenace et lui dicter sa conduite.

Le lendemain, il constate que ses plaies sont en train de cicatriser ; alors « afin d’en hâter la guérison, j’opte pour une toute petite étape. Mais je me tiens sur mes gardes, ayant enfin décidé de tordre le cou à mes satanées manies qui consistent toujours à outrepasser les décisions raisonnables que j’ai déjà tant de peine à prendre ». Mais ce jour-là, ces hommes, « dont la seule activité physique consiste à débrayer, à freiner, et à accélérer, fascinés par un marcheur, autant dire un martien » le questionnent à nouveau sur le « pourquoi » de sa marche.

Et peu après, le marcheur poursuit, suite à cette sempiternelle question, sa réflexion, et ce, de deux façons...

1/ L’une a rapport au travail du camionneur-routier. « La marche est liberté et échange ; les véhicules, prisons d’acier et de bruit, sont des lieux de promiscuité non choisie. Et comment expliquer à ces descendants de nomades – dont ils aiment à chanter les vertus – qu’ils sont devenus des cul-de-jatte motorisés, incapables désormais de se déplacer à la force de leurs propres muscles, atrophiés par l’inactivité » ?

Là, il y va trop fort, je suis gêné de lire ces mots d’insultes, – c’est cela - je voudrais que le routier turc ne lise jamais ces lignes, et heureusement, je sais qu’il ne les lira pas. Pour sûr, il faudrait, me semble-t-il, que le monde se couche aux pieds du marcheur « infatigable ».

2/ L’autre a rapport au Arabes, le ton est adouci, qui « sont incontestablement les inventeurs de la relation de voyage en littérature ». Oui, pour le marcheur, qui a beaucoup lu, la route de la Soie est mythique, et est, en Asie centrale, « l’invention des Arabes, puis des Musulmans ». Le négoce et le voyage sont au cœur des histoires des voyageurs qui ont emprunté la route de la Soie. Cette réflexion du marcheur est pénétrante et d’une finesse qui étonne après ses propos sur les camionneurs-routiers.

Mais pourquoi opposer le camionneur-routier d’aujourd’hui, qu’il exècre, à ses ancêtres nomades, qu’il loue ? Le procédé me semble sournois, peu empathique, amer – il a souffert que le camion le frôle de trop près – et surtout, peu enclin à voir ce qui est la « pure réalité » du travail du camionneur-routier. Il était journaliste, il voyageait autour du monde, tout confort en avion, dans des horaires décents la plupart du temps, il gagnait ainsi sa vie ; eux, sont routiers, ils voyagent autour de la Turquie, et parfois au-delà, dans des caisses de fer et d’acier surchauffées, sans confort, dans des horaires d’enfer la plupart du temps, ils gagnent ainsi leur vie.

Et voilà, il n’arrive pas à éteindre cette colère ; et le lendemain, il remet ça. Pas chanceux, il s’était promis de faire une courte étape, il va tenir sa promesse cette fois-ci, mais cela l’amène le soir devant un hôtel, une auberge qui ne paie pas de mine, sale et grise, et utilisée essentiellement par les camionneurs-routiers. Pas de chance que je me dis, le lisant ; voici comment il raconte cette étape : « La salle de restaurant où je pénètre est sombre, sans doute pour qu’on ne s’aperçoive pas que le sol n’a pas été balayé depuis l’inauguration. Un garçon de cuisine traînant les pieds me montre ma chambre... les draps n’ont pas dû être lavés eux non plus depuis l’inauguration et sont empesés par la crasse...la salle d’eau, hélas obscure, quelqu’un ayant dévissé l’unique ampoule censée éclairer ce lieu voué à l’hygiène, à la clarté et à la propreté...pas de douche même froide, ce soir, je crains trop de m’y salir... Redoutant que le cuisinier ne soit aussi celui qui est chargé du ménage, je me contente, pour le dîner, d’un pot de yoghourt ».

Rien ne trouve grâce à ses yeux. Et moi, je trouve peu de mots pour qualifier son propos, et surtout, les petites allusions mesquines, un peu basses, et à trop de propos ; ainsi quand il haricote... spécule sur de petites sommes. Le marcheur n’aime pas casquer comme touriste. Bien sûr, les prix ne sont indiqués à nulle part ; il y a des factures qui se font à la face du client (délit de facies touristique). Mais qui n’a jamais été harponné de cette façon – et cela se passe aussi bien ici, en France ? Mais lorsqu’on est en pays à si petit prix, pourquoi faut-il en faire tout un plat ?

Oui, si souvent, le marcheur ne semble pas comprendre l’autre.

Je me rappelle cette fois où j’avais été interpellé avec cette question « pourquoi faites-vous cela ? » et requis de m’expliquer. Nous étions au Cambodge, dans son extrême Nord-Est, dans la jungle, à la frontière d’avec le Vietnam, sur les traces de la vieille piste Ho Chi Minh (des trous de bombes des B-52 américains étaient toujours visibles le long du sentier). Nous avions demandé à des guides de nous amener dans la jungle pour y faire une randonnée d’une journée. Nous étions là depuis quelques temps et avions déjà excursionné pendant quelques jours.

Mais ce jour-là, nous faisions une randonnée toute simple, reposante à nos yeux, qui, pour nos guides, avait l’air de n’avoir aucun sens ; et l’un deux se hasarde à nous le demander : « pourquoi voulez-vous vous promener ainsi dans la jungle ? Que cherchez-vous ? » Il leur semblait que nous n’avions aucun but, et que nous ne pourrions que rencontrer des difficultés évidentes: la piste est difficile, la chaleur de la jungle est étouffante, et si humide, des risques existent, les serpents, les chutes, les maladies... Et surtout, la question évidente, - ils ne peuvent comprendre quelque discours que nous pourrions tenir sur nos motivations – est : « pourquoi marcher ainsi, alors que vous pourriez rester à votre Lodge, très confortable ? Ça ne rime à rien, nous sommes donc des insensés. Comme, aux yeux des Turcs, ce marcheur-fou, errant seul, sur les routes de l’Anatolie. En fait, ils ne voient pas ce que nous « vivons ». Pour eux, la jungle, c’est cueillette et chasse, pour la survie. Pour nous c’est une rencontre insolite, la découverte d’une nature inconnue, des sensations si fines vécues à toutes les minutes, à chaque bruit : le bruissement des feuilles, la terre qui plisse sous nos pas, qui se plaint presque, les cris d’oiseaux que nous cherchons à identifier (nous questionnons nos guides sans cesse), les tous petits ruisseaux – en fait des eaux de pluie qui ruissellent – qui trempent nos bottes et qui gargouillent quand on les traverse, une mémoire qui est ravivée quand nous marchons sur la très authentique piste Ho-Chi Minh. Oui, pour nous, c’est une vie que nous voulons vivre différemment ce jour-là. La question des guides aurait pu être : « que cherchez-vous à éprouver, que cherchez-vous à vivre ? Et, plus philosophiquement, que demandez-vous à la vie ? Ou encore, plus prosaïquement, « vous avez un problème ? » Que voulez-vous résoudre par une telle épreuve ? Ainsi, à leurs yeux, nous étions masochistes, tout simplement.

Mais, voilà, à nos yeux, leurs questions étaient fondées, pleines de sens pour un Cambodgien pauvre, survivant dans la jungle. Au minimum, nous comprenions cela, et cela n’avait pas d’incidence sur notre vie ce jour-là, sinon, encore une fois, que nous éprouvions une sorte de pudeur gênée. Qu’avions-nous à aller là ? Et intervenir dans leur vie, comme des gens venus d’une autre planète, - des touristes en mal de sensations insolites – et présenter cette « image » qu’on ne peut éviter de montrer : des gens propres, bien habillés, riches – nous payons ces gens pour faire une randonnée qui n’a aucun sens pour eux – résidant dans un Lodge 4 étoiles, confortable à l’extrême.

Il n’y avait rien à comprendre pour eux, me semble-t-il ? Et il y avait beaucoup à comprendre pour nous.

Souvent, le marcheur s’exprime très différemment sur d’autres sujets : ainsi, pour lui, l’hébergement et l’accueil, que ce soit dans les Auberges, Hôtels ou des Caravansérails, et les repas qu’on lui offre, sont nettement au-dessus de ce que l’on peut attendre – j’oublie cet épisode difficile à cette auberge des camionneurs-routiers dont j’ai parlé plus haut. L’hospitalité turque est remarquable ; et le marcheur saura en profiter. Un jour, un jeune professeur lui dira que, autrefois, dans chaque village, « il y avait une maison ou une pièce réservée aux visiteurs ». Et il est très reconnaissant envers toutes ces personnes qui l’aident, le réconfortent très souvent, et qui, de cette façon, l’auront accompagné dans ce voyage. Il écrit (p81) que « l’accueil que j’ai reçu dans les villages depuis mon départ d’Istanbul n’est vraiment pas indigne de ce qu’a colporté la légende ».

Souvent aussi, le marcheur a parfois des envolées euphoriques et presque poétiques. Ainsi... « À soixante et un ans et malgré mes craintes sur le Samsun, la jeunesse physique m’est revenue... je ressens une sorte d’ivresse venue de chacune de mes cellules. Dans ce paysage de rêve, je plane. Je suis enfin entré dans le nirvana du marcheur. Comme l’an dernier sur la meseta espagnole, alors que je me rendais à Compostelle, je tutoie le divin. Il y faut, pour ce qui me concerne, trois modalités réunies. Tout d’abord un état parfait de solitude. C’est la condition première, essentielle, pour s’envoler dans les nuages. Trop secrets... les dieux n’ouvrent pas leur porte aux voyages organisés. Il faut aussi choisir le lieu... il faut pour s’approcher de l’autel, choisir l’immensité... Lorsque plus rien que la ligne d’horizon n’arrête le regard... alors le nirvana n’est pas loin... La dernière condition, primordiale tout autant, est qu’entre le corps et l’esprit l’accord parfait s’installe ». La suite de la description est toute mécanique – lui-même l’a dit au début de ce livre, il traîne avec lui son côté arpenteur-géomètre-comptable – mais il a souvent des descriptions savoureuses qui envoûtent le lecteur amoureux des voyages. Ainsi, plus loin, « dans cet effort quotidien, cette poussée imperceptible et forte vers un objectif si lointain, ces suées bienfaisantes, je m’élève vers le ciel, je me libère des chaînes de l’enfance, de la peur, de la raison reçue ».

Dans sa longue marche, il reste égal à lui-même. Ainsi, « en quittant Tokat, je suis bizarrement déprimé. À bien chercher, je me trouve quelques raisons. La fatigue en premier. Depuis quinze jours, mes étapes ont été longues, certaines excessives ; l’une de quarante-sept kilomètres, deux de quarante-six. J’ai  beau me répéter que je dois ralentir, ce n’est pas aussi simple. Pour aller d’une ville à l’autre, il n’y a parfois pas d’alternative ». Oui, il est toujours comptable de ses efforts, et toujours aussi têtu.

Je relate encore trois épisodes de ce voyage, - première étape l’Anatolie - et j’arrête. J’ai lu la deuxième étape, vers Samarcande, mais cela ne le change pas, cela ne change pas. Inutile de relater plus loin. Il se répète, je me répèterais. Je ne lirai pas le troisième tome Le vent des steppes.

1/ Il a encore affaire à l’armée

Les gens d’un village l’ont dénoncé comme terroriste, on l’arrête, on saisit son sac, on entreprend de le vider. Ainsi... « cette fouille m’irrite au plus haut point. J’ai l’impression que c’est moi qu’on déshabille... Moi qui m’efforce de tout ranger avec soin, je juge que ça fait désordre et je manifeste mon mécontentement... Et puis l’officier dit à son subalterne de tout ranger. Holà, pas question qu’on transforme mon paquetage en souk. J’entreprends de replacer moi-même  chaque objet dans un sac en plastique, puis chaque sac en plastique dans un des compartiments... Puis... il me dit : êtes-vous furieux ? Je suis interloqué par sa question. Après m’avoir mis en colère, voilà qu’il a le toupet (encore le toupet) de s’informer de mon humeur. C’est du moins ce que je crois comprendre... »

Mais ici, il y a un hic dans cette petite histoire. On lui avait demandé s’il était « hungry » (s’il avait faim) ; mais il a compris « angry » (s’il était fâché).

Alors là, le marcheur déborde...

« Depuis le temps que j’essaie de maîtriser mon irritation, je me débonde enfin. Vous voulez savoir si je suis furieux ? Parfaitement, je suis furieux d’avoir été sorti de mon lit comme un criminel alors qu’on n’a rien à me reprocher... furieux de ne pouvoir appeler mon consulat... furieux de votre hypocrisie à prétendre que je ne suis pas arrêté alors qu’à l’évidence je le suis... furieux de voyager dans un pays qui se prétend une démocratie alors même que le terme même d’habeas corpus n’est visiblement pas traduisible en turc... Je suis majeur et responsable de moi... Vous n’avez aucun droit sur moi...

Je vide ma rancoeur trop longtemps, je crie presque...

Vous prétendez entrer dans la Communauté européenne ? Mais il va vous falloir aller aux cours du soir pour apprendre la déclaration universelle des droits de l’homme... Il faut cesser de vous ruiner en propagande et vous prétendre le paradis des vacanciers ».

Le propos est acerbe, acrimonieux ; le ton, furieux ; les mots, désobligeants, sinon hautains, à tout le moins.

Finalement le « quiproquo »  est découvert (hungry et angry). Et au final, « je comprends ma méprise, mais je suis ravi de lui avoir craché ma colère. En tous cas, pas question de revenir sur ce que j’ai dit ». Il est toujours obstinément têtu. Il se radoucit un peu, puis il demande s’ils ont de la bière. Non. Il acceptera alors un whisky. Il n’avait bu aucun alcool depuis le début de son voyage. « Il est 5 heures et ce 16 juin n’est pas près de sortir de ma mémoire ».

2/ Sur les femmes turques, son constat

« Dans les villages, j’ai pu constater combien les femmes restent des sous-citoyennes, corvéables à merci, cachées, vêtues selon des règles qui leur sont dictées dès leur plus tendre enfance et qui nient leur corps. J’ai certes vu, dans les grandes villes, de jeunes femmes qui à l’évidence avaient brisé le tabou vestimentaire... Mais le sort de femmes turques dans les villages me révolte chaque jour. Dès la naissance, elles sont programmées pour l’effacement et l’effort... J’ai trouvé fort heureusement des exceptions... Les Turcs sont très fiers d’avoir donné le droit de vote aux femmes dès 1934... Mais le promoteur de la réforme, Atatürk, meurt quatre ans plus tard. Depuis, le statut des femmes n’a cessé de régresser... Les Turcs s’échauffent si on leur affirme que chez eux les femmes sont des citoyennes ou même des être humains considérés comme de seconde zone ».

3/ La triste fin de cette première étape en Anatolie

Encore une fois, il a failli être victime de brigandage, et alors, il est méfiant, il est sur le qui-vive, il est tenté de laisser tomber – il ne l’a pas dit aussi affirmativement depuis le début de son périple – il est découragé, désenchanté, voire plus, et, comme il l’écrit, il « en veux au monde entier ».

Et le temps est à l’image de son moral, il pleut abondamment ; et, « pour ne rien arranger, une douleur venue je ne sais d’où, à la jambe et à la cheville, gêne ma marche ».

Qu’est-ce que je fais ici ? se dit-il ; il y a dans le monde des endroits, où, marcher est un pur bonheur. « Pourquoi avoir préféré ce pays où ma vie est en danger ? Quel sens a ce voyage si ma vie est en danger » ? Il a tellement le moral bas, et il a tellement souffert qu’il se dit que, s’il rentre chez lui, personne ne pourra lui jeter la pierre (quel orgueil ! ); il le sait, ça existe des paris stupides : celui-ci, « n’en est-il pas un ? » écrit-il.

Mais la marche, la « merveilleuse marche accomplit son habituel miracle. À mesure que mes muscles s’échauffent, mon flot de bile se tarit, ma colère se congèle ».

Et il s’enflamme à nouveau : « Je repense à tous ces Turcs et tous ces Kurdes qui m’ont offert sans compter leur temps, leur soupe et parfois leur lit. Le souvenir de ces gestes fraternels fait battre mon cœur un peu plus vite, et la marche n’y est pour rien ».

Il approche de la fin de ce périple, il est presqu’à la frontière avec l’Iran. Mais, un matin, il est réveillé par le froid, c’est vrai, il est à plus de 2000 mètres d’altitude. Il repend sa marche, le soleil est déjà haut, puis...

« le dîner et le petit déjeuner ont entamé une valse folle dans mes intestins qui protestent, j’essaie de me concentrer... mais l’activité de mes boyaux torturés prend le pas sur toute pensée... je n’ai jamais eu de tourista aussi violente, j’ai de plus en plus de mal à marcher. Un violent mal de tête m’enserre le front... je me sens très mal, faible, sans force et la fièvre me gagne... je ne souhaite que me coucher et dormir ». Ce qu’il fera.

Mais le lendemain, il repart : « le soleil est brûlant... à plusieurs reprises je dois m’arrêter pour me soulager... mes jambes sont de plus en plus faibles, je claque des dents, je zigzague... mes jambes, soudain, refusent de me porter ».

Il perd conscience... il reprend conscience, il est de plus en plus malade, il vomit sans arrêt avec des hoquets d’écoeurement ; finalement il trouve un hôtel, il ne pense qu’à dormir. « Durant deux jours, je ne suis capable que d’allers et retours à la salle de bain... mes selles sont sanguinolentes, j’étanche une soif inextinguible au robinet. Dix minutes plus tard, je restitue cette eau à la cuvette des W.C. ».

Heureusement, un pharmacien aura un remède qui le soulage. (c’est la dysenterie) Mais il est très malade. Il a perdu 12 kilos. Et c’est fou, il n’en a cure.

« Le bon sens voudrait que je ne fasse rien. Mais ça, je ne sais pas ».

Il lit, dans son lit, de la documentation sur l’Iran, si proche, il tente même une brève incursion dans la rue, il mange un peu de riz ; mais il doit rentrer à l’hôtel en catastrophe pour le restituer. Il repart parce qu’il a trouvé un café internet ; mais il revient à l’hôtel où il s’écroule, épuisé par cette petite sortie. Un médecin l’examine, lui dit qu’il doit être rapatrié en France, il ajoute qu’il est intransportable, mais qu’il a une solution : il pourrait être transporté par la route jusqu’à Istanbul où il pourrait être mieux soigné, avant de pouvoir prendre un avion pour son retour à Paris.

Malgré cela...

Le marcheur invétéré, allongé sur son lit d’hôpital, « l’œil sur le sommet enturbanné du mont Ararat », ne parvient pas à se convaincre que c’est la fin – même momentanée – de son aventure. Il lit le « Lonely Planet » sur l’Iran. Il revient dans trois semaines, une fois rétabli, et il ira en Iran, c’est établi... Pourtant...

« Malgré les médicaments, les amibes me bouffent encore les intestins. Mon ventre est une blessure qui irradie dans tout mon corps ».

Malgré cela...

« Je sors dans la ville plié, tendu, tassé, dans l’espoir de maîtriser la sarabande que je ne sais quels germes cannibales mènent dans mes intestins tourmentés ».

Malgré cela...

« La troisième merveille locale, elle, reste à ma portée. À cinq kilomètres de la ville se dresse, dominant la plaine un des plus beaux trésors architecturaux du pays, le palais-forteresse d’Isakpacha... L’expédition promet d’être périlleuse. Je me munis donc d’un grand stock de papier toilette et je négocie ma virée avec un chauffeur de taxi... Mais nous n’avons pas fait cent mètres que j’ai l’impression désagréable que mon corps va exploser... je demande à mon chauffeur de taxi de me ramener à l’hôtel... Peu après midi, je vais mieux. Alors, incapable de rester en place, je ressors. Le même chauffeur de taxi est là. On essaie encore ? Il est d’accord... À l’instant où nous arrivons au palais, je me rue aux toilettes du restaurant... Puis j’entreprends la visite...

Lorsque je sors à pas serrés du palais, mon chauffeur m’attend, fidèle, devant la porte. Sur le chemin du retour, compréhensif, il stoppe près d’un bouquet de noisetiers afin de me laisser soulager une nouvelle crise de mes boyaux martyrisés. Le temps a filé. À l’hôtel, harassé par l’expédition, je sombre. L’excursion a été douloureuse, mais j’ai réussi à tuer plutôt agréablement cette interminable journée ».

C’est insensé ! Cet épisode me laisse sans autres mots. Je suis suffoqué, ému d'une émotion violente, que j'ai peine  à contenir dans mon propos.

« L’ambulance est là... Tout en posant précautionneusement mon cul sur la couchette, je me promets de revenir ici, très bientôt. »

« Depuis le début de mes misères, je m’accroche à une idée qui tient de l’obsession : reprendre ma route E-XAC-TE-MENT à l’endroit où je suis tombé avant Dohoubayezit ».

« Dans l’ambulance, je réclame une piqûre de morphine à l’infirmière. Elle n’en a pas. Je hurle Achetez-en ! La pression due à mon blocage urinaire devient insoutenable... Je n’ai plus conscience de rien... À l’arrivée, je suis anéanti et me laisse transporter sur un brancard... nous avons mis vingt-trois heures pour retraverser la Turquie. Je sais désormais qu’au-delà d’une certaine souffrance la mort n’effraie plus. Une douce indolence provoquée par la morphine m’enveloppe. Je sombre, enfin ».

Insensé ? L’aventure, ou l’homme ? Peu importe, je n’ai jamais rien lu de tel, j’entends surtout un texte qui montre un tel CARACTÈRE.

Dévoreur de livres, Braudel, par exemple, il reconnaît qu’être « un homme de l’Occident, c’était se reconnaître, par force, une dette envers l’Orient ». Le marcheur est instruit ; mieux, à l'évidence, cultivé. Mais il est aussi cet homme têtu – jamais ce mot ne sera assez fort pour le montrer – qui ne recule jamais, quand il a une idée en tête. On peut avoir de l’admiration pour un tel homme ; mais les caractères extrêmes ne sont pas mon fait. Un peu de laisser aller ne tue pas, au contraire.

Dans ce livre, il n’était pas question de montrer un exploit selon l’éditeur ; il devrait relire ce livre.

Et cet EXPLOIT n’est pas tant dans le périple (12,000 km), ni dans les efforts incroyables, parfois surhumains, déployés par le marcheur, ni même dans les épisodes difficiles, que dans l’homme qui l’a accompli, dans ce CARACTÈRE, qui a marché ces kilomètres, qu’il compte, mais qui ne comptent pas, pour cet homme excessif. Il disait avoir faim, dans cette troisième vie qu’il amorce, de « lenteur et de silences ». Dans ses choix antérieurs, dans ses vies d’avant la retraite, il avait, écrit-il toujours, « trop couru, et jamais eu le temps ». Et quoi de plus adaptée pour cela, écrit-il, que « la marche à pied ». Après Compostelle, il disait avoir trouvé sa nouvelle route, « celle des hommes et des civilisations » - voilà qui explique ce choix qu’il a fait pour « la route de la Soie ».

Puisse-t-il avoir trouvé tout cela. Mais de cela, je ne suis pas certain. Il est difficile de poser un tel jugement. Je vois qu’il est un homme excessif, têtu, violent avec son corps qu’il oublie trop souvent – il a frôlé la mort – bref, violent avec lui-même, il ne se donne aucun répit ; il a une haute idée de lui-même ; et il peut être méchant, mesquin, avec celui qui ne le comprend pas. Il ne montre pas beaucoup d'empathie avec ce peuple qu'il est allé voir aux confins de son pays, un peuple qu'il a vu et entendu vivre, mais qu'il n'a peut-être pas bien compris, senti? Et moi, l'ai-je bien compris?

J’essaie de lire entre les lignes. Mais je sais lire les mots qu’il a écrits, se révélant tel qu’il est. Ces mots ont été écrits à chaud le plus souvent, mais « édités » bien après son aventure. Il est têtu, dis-je, et il les a confirmés, ces mots. Primo Levi a écrit: "Je sais aujourd'hui que c'est une tentative sans espoir de revêtir un homme de mots, de le faire revivre dans une page écrite". Lecteur, je n'ai peut-être pas les bons mots pour revêtir cet homme de mots; lui, le marcheur, l'auteur des mots de ce livre, avait-il les bons mots pour revivre dans ces pages écrites de sa main?


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