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L’intégrale d’Isaac Babel

Publié le 24 février 2012 par Les Lettres Françaises

L’intégrale d’Isaac Babel

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L’aventure terrestre d’Isaac Babel s’est terminée en 1940 sous les balles d’un peloton d’exécution sur ordre de Staline. Il avait alors quarante-cinq ans. En même temps que lui disparaissaient les derniers récits auxquels il travaillait. En 1954, à peine un an après la mort de Staline, les accusations d’espionnage étaient balayées, l’homme était réhabilité mais les textes saisis n’ont pas pour autant réapparu. L’œuvre de Babel reste donc amputée des ultimes écrits.

Bien qu’il ait commencé sa carrière avec l’appui de Gorki et que cela ait longtemps joué en sa faveur, la diversité des appréciations à son sujet masquait bien des jalousies tenaces. Comme on le sait, le talent ne fait pas que des amis, et les protections dont Babel bénéficiait, son train de vie, son appartenance à la Tchéka dans sa jeunesse, sa judéité, le fait qu’il ne voulait pas se mêler à des querelles qui lui paraissaient stériles, tout cela constituait autant d’éléments qui en ont fait la cible de diverses factions littéraires. En réalité, il ne lui a pas été facile de s’imposer, le contenu de ses livres n’ayant cessé de provoquer polémiques et critiques.

L’accueil fait à son ouvrage le plus connu, Cavalerie rouge, est symptomatique de la manière dont les milieux littéraires et politiques l’ont considéré, alors même qu’il était une des étoiles montantes de la littérature soviétique. D’un côté, des louanges pour la maîtrise littéraire remarquable, de l’autre, des attaques sur le sens. Ainsi, Cavalerie rouge, qui relate la campagne militaire contre la Pologne en 1920 après que celle-ci eut envahi l’Ukraine, provoqua-t-il la colère de Boudionny, le chef de la cavalerie. Qu’est-ce qui était en cause?

Les Lettres Françaises, revue littéraire et culturelle

Isaac Babel, Oeuvres complètes, éditions le Bruit du temps

À l’évidence, l’image que Babel donnait des soldats rouges. Il faut savoir que cette campagne de 1920 était un sujet sensible car l’Armée rouge n’avait pas réussi à prendre Varsovie et à libérer la Pologne de l’aristocratie. L’affaire s’était finalement conclue par un armistice défavorable à l’URSS et la perte de territoires. Mais ce n’étaient pas ces considérations qui animaient Boudionny. Il reprochait à Babel de ne pas avoir dépeint ses cavaliers comme les héros qu’ils étaient censés avoir été, c’est-à-dire animés d’un esprit révolutionnaire, empreints de noblesse de caractère et irréprochables de comportement. Or la réalité que le livre présentait est tout autre: à côté de l’héroïsme s’y étalaient l’inculture, les violences, les meurtres, les viols, l’antisémitisme, la haine des intellectuels, tout un ensemble de comportements de soldats façonnés par un abrutissement séculaire qui les rend féroces, égoïstes, cupides.

En fait, les cavaliers de Boudionny étaient des paysans semblables à ceux des rangs adverses. Ce qui les distinguait de leurs adversaires était moins la nature de leurs actes que le sens de leurs actes. Les blancs luttaient au nom de la civilisation pour le maintien de l’ordre et des privilèges, les rouges luttaient pour la révolution qui ne pouvait apporter que des bienfaits. C’est ce problème que Cavalerie rouge posait avec maestria. Il faut remarquer que Babel n’était pas le seul à mettre le doigt sur la contradiction entre des moyens affreux et des fins lumineuses. Alexandre Sérafimovitch le faisait aussi, bien que d’une manière différente, dans le Torrent de fer, qui montre comment la puissance de la révolte populaire, anarchiste dans son essence, violente dans ses manifestations, finit par se canaliser, s’apprivoiser, se discipliner puisque c’est là la condition de la survie.

Un passage de Cavalerie rouge résume ce que Babel veut faire comprendre :

« Je crie oui ! à la révolution, [dit le juif Guédali] je lui crie oui, mais elle, elle se cache et n’envoie que des coups de feu…

À quoi répond Babel, concernant les actes des soudards rouges :

Le soleil n’entre pas dans les yeux fermés, mais nous allons ouvrir les yeux fermés. » Pour une large part, toute la problématique littéraire et humaine de Babel est concentrée dans ces deux répliques. La question est bien de savoir comment ouvrir les yeux fermés, les ouvrir à plus d’humanité, à plus de beauté, qui sont les seuls objectifs dignes d’être poursuivis.

Cette dialectique de la fin et des moyens se trouve déjà mise au jour dans les premiers récits de Babel qui concernent le monde juif. Dans Histoire de mon pigeonnier, qui relate des événements politique de 1905, comme dans les Récits d’Odessa (1931) la question juive se pose avec grande acuité.

L’Église russe, qui vient de canoniser le dernier tsar, considère sans doute qu’il était bien doux le temps de la bonne Russie d’antan. À cette vision idyllique de la réalité, Histoire de mon pigeonnier oppose le vécu du jeune Babel, qui revient chez lui après avoir acheté des pigeons et se trouve confronté à un pogrom. La maison familiale vient d’être dévastée, l’oncle a été tué. La police n’a rien fait et ne fera rien, les pogromistes sont protégés. Les Récits d’Odessa sont une longue plongée dans ce monde juif qui s’organise comme il peut et dont le héros est finalement Bénia Krik, un chef de bande talentueux contre lequel rien ne peut être tenté. Mais Bénia n’est pas un simple voyou, c’est un homme qui a du cœur et une éthique. À ce titre, respectable. Dans un film ultérieur, réalisé en 1926, Babel le fera mourir car il n’y a pas d’avenir possible pour un voleur dans la société nouvelle.

Tout au long de ses récits, Babel fait entendre la force récurrente de l’antisémitisme qui pose pour la communauté israélite le problème de savoir comment vivre dans un tel contexte. Plier ou se révolter ? Pour Babel, comme pour bien d’autres intellectuels juifs, la solution sera la Révolution. Il se mettra donc à son service. Octobre 17 ne sera pas un coup d’État, comme croit pouvoir l’écrire la traductrice, mais le début d’une épopée révolutionnaire que Babel a partagée très tôt, dans les rangs de la Tchéka. Des tchékistes qu’il a alors connus, il parle comme suit : « Je possédais tout : des vêtements, de la nourriture, du travail et des camarades, fidèles dans l’amitié comme dans la mort, des camarades comme il n’en existe nulle part au monde, sauf dans notre pays. »

Babel affectionne le genre de la nouvelle qui lui permet d’atteindre rapidement à la véracité des faits ou des personnages. Il traque l’adverbe, l’adjectif, tout ce qui alourdirait son récit, tout ce qui l’empâterait et lui interdirait de faire surgir le détail révélateur dans sa pleine force. Quand il lui semble que son arsenal réaliste n’est pas suffisant, il s’évade dans des images d’une beauté et d’une capacité d’évocation étonnantes. Il a ainsi exposé son art littéraire : « Je prends un petit rien, une anecdote, une histoire qui traîne sur la place du marché, et j’en fais une chose à laquelle moi-même je n’arrive plus à m’arracher. Ça joue, c’est rond comme un galet. Ça tient par la cohésion de ses particules. Et la force  de cette cohésion est telle que même la foudre ne saurait la briser. » C’est pour cela que ces 1 300 pages sont indispensables.

François Eychart

Œuvres complètes,
d’Isaac Babel, traduction de Sophie Benech, Éditions Le Bruit du temps, 1 309 pages, 39 euros.


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