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Une étude inédite sur Paul Valéry

Par Florence Trocmé

Paul Valéry, poète de la sensualité ?

Valéry / la sensualité… Pareille association dans un titre pourrait d’emblée éveiller le sentiment d’un paradoxe voire les soupçons d’un contre-sens… Mais il est révolu ce temps où le poète « officiel » en la personne de Paul Valéry ne devait sa notoriété qu’à sa technique glacée du verbe. Sa poésie « pure » ne doit sa pureté qu’à une volonté farouche de s’abstraire du réel pour rejoindre l’univers de la pensée, là où les vers se composent, là où « Mon esprit », dirait Baudelaire, « tu te meus avec agilité » et pour « (…) sillonne[r] gaiement l’immensité profonde / Avec une indicible et mâle volupté. », il te faut t’envoler « bien loin de ces miasmes morbides » pour aller te « purifier dans l’air supérieur ». (« Élévation ») Tout se passe en esprit et cette poésie prétendue « pure » n’est autre qu’un désir d’élever son moi à des hauteurs célestes, dans ces régions éthérées où l’on entrevoit l’absolu… Mais la « pureté » n’est en rien l’ennemi de la volupté ! Hélas !, une certaine forme de critique a longtemps contribué à isoler Valéry dans l’abstraction solitaire et l ’étiquette de « poète pur » (qu’elle avait elle-même taillée sur mesure pour le père du Cimetière marin) lui interdisait à jamais l’accès au monde des plaisirs sensuels, celui où le corps devient l’unique médiateur de la connaissance… La vérité des textes est tout autre ; c’est cette vérité-là que nous voudrions rétablir dans cet article.

En 1917, La Jeune Parque, ce long poème de 512 alexandrins signant le retour de Valéry à la poésie, rappelait déjà la large place offerte à la sensualité poétique dans son œuvre. Certains passages en effet peuvent être lus comme des allusions ostensibles à des pratiques sexuelles ; d’autres, plus discrets, sont des moments de pure sensualité, la Parque étant prise dans les tourments voluptueux de la découverte de son corps… Simplement pour mémoire : dans l’ensemble reconstitué des vers 4 et 5 : « Cette main, sur [s]es traits qu’elle rêve effleurer / Distraitement docile à quelque fin profonde », ensemble qui succède au tercet inaugural, cette main est une intrigue, un objet d’introspection : elle glisse, « insensiblement », sur sa peau. La caresse manuelle n’est pas sans rappeler les tentations de l’onanisme. La présence de la main, l’effleurement, la docilité d’un corps qui se laisse faire suffisent à connoter sexuellement ces vers qui inaugurent la première partie anatomique de La Parque. Ce qu’il importe de comprendre, à défaut de multiplier les exemples, c’est qu’au plus près du texte, Valéry est véritablement un poète sensuel, un écrivain qui explore la sensation , transposant parfois son « je » au féminin, parfois l’abandonnant à une pluralité de référents.
Valéry est donc un poète du corps et l’on retrouvera pareille sensualité en bien des endroits du petit recueil Alphabet, né d’une commande en 1924[1] et qui ne verra le jour sous la forme d’un livre qu’en 1999 (aux éditions de Poche) grâce aux efforts passionnés et tenaces de Michel Jarrety. Résurgence de la Parque, le « je sans nom » d’ Alphabet[2] se livre par moments à une véritable introspection. Ces intimes révélations (qui sont tout autant des révélations — inattendues — de l’intime) prennent d’abord la forme d’une écoute attentive aux palpitations du corps, à ses mouvements comme à ses pulsions. C’est la sensation qu’il s’agit d’investir totalement pour conjurer la « peur de retrouver de malheureuses pensées » (lettre A, p. 45) Il faut donc abstraire l’esprit pour faire corps avec son propre corps, « occuper [s]on empire jusqu’aux ongles » (Ibid.). Car ce « je » qui s’écoute écoute avant tout « sa fragilité » (lettre A, p. 44), les moindres frémissements convulsifs de son enveloppe charnelle.
À la lettre D, le rituel du bain, décrit à la 3ème personne, offre un moment de rare intensité voluptueuse par la simple jouissance de son propre corps, par la sensation physique de sa présence :

Dans le pur et brillant sarcophage, douce est l’eau qui repose, tiède et parfaite épouse de la forme du corps. (lettre D, p. 55)

Certes l’incipit glace un peu les ardeurs sensuelles : cette baignoire-« sarcophage », proprement celle qui « consume la chair » fait d’emblée miroiter le spectre de la mort dans un moment d’intimité mais elle nous offre aussi le prétexte d’évoquer la « Vénus anadyomène » de Rimbaud, dans un mouvement inversé : le corps valéryen s’immerge alors que la Vénus rimbaldienne « sort de l’onde », — et de quelle « hideuse beauté » pour paraphraser l’oxymore final…. —: « Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête / De femme à cheveux bruns fortement pommadés / D’une vieille baignoire émerge, lente et bête, / Avec des déficits assez mal ravaudés ; »[3]

Mais passé ce frisson glacé de la mort, la prose valéryenne de cette lettre D va proposer un tableau de pur relâchement corporel dans une étrange osmose avec l’eau :
Le nu libre et léger se dispose et s’apaise. Tout est facile dans le fluide en qui les jambes déliées sont aussi vives que les bras. L’homme y dépose sa stature ; il y coule toute la longueur dans laquelle sa hauteur s’est changée ; il s’étire jusqu’à rejoindre l’extrême de son ressort ; il se ressent égal au sentiment de son pouvoir de se détendre. Avec délice, il transporte ses points d’appui ; un doigt le porte et le soulève ; et ses forces flottantes, dans la masse calme du bain à demi fondues, rêvent d’anges et d’algues. Le poids de la chair bienheureuse baignée est presque insensible ; la chaleur de son sang étant peu différente de celle de l’eau toute prochaine, le sang s’épanouit sous la peau tout entière.
[nous soulignons] (lettre D, p. 55)

Tout un lexique du plaisir parcourt le texte valéryen et nous noterons au passage ce jeu de sens sur les verbes « se détendre » ou « s’épanouir », jeu qui reflète son goût prononcé pour la syllepse : en effet, le corps comparé à un ressort « se détend » au sens double du terme. Le même procédé est répété pour décrire l’afflux sanguin : ce sang qui « s’épanouit » sous la peau, tout à la fois libère sa chaleur, comme s’ouvrirait une fleur exhalant ses parfums, et rend heureux (« épanouit ») ce corps immergé. Peu à peu le corps va se fondre à l’eau pour ne faire plus qu’un avec elle :

Le corps vivant se distingue à peine du corps informe dont la substance le remplace à chaque mouvement. Une personne se mélange à la plénitude indéfinie qui l’environne ; quelqu’un se sent dissoudre doucement. (Ibid.)
Valéry ne fait même plus référence à l’eau : elle est devenue « substance » qui se substitue au corps, « plénitude indéfinie » qui signe le moment paroxystique du poème en prose : c’est un moment de grâce, de fusion naturelle qui est littéralement une con-fusion avec la « plénitude » elle-même. Ainsi, « tout le corps (…) n’est plus qu’un songe agréable que fait vaguement la pensée » (lettre D, pp. 55-56), un instant rare d’oubli à soi… Véritable apologie du corps et des sensations liées à « la chair bienheureuse », le texte achève de dire la parfaite union avec cette allégorie du temps où « le doux moment se mire et se voit des membres limpides sous le verre de l’eau. » (lettre D, p. 56). Le corps a été dématérialisé : on a atteint au sublime et c’est un corps d’ange aux « membres limpides » qui est venu s’intercaler entre la vision réelle du « corps vivant » et celle, fantasmée, d’une enveloppe charnelle qui s’est absentée, le temps du bain, le temps pour « l’homme [d’] y dépose[r] sa stature » et, au contact extraordinairement sensuel et sensible de l’eau, d’en abstraire sa nature même de chair humaine. Valéry encense littéralement ce moment intime de présence à soi, synonyme pour lui de révélation, de prodige, de féerie : et les termes « émerveiller » ou « magie » viennent naturellement ponctuer l’euphorie valéryenne qui pressent dans le corps les ressources secrètes d’un pur bonheur terrestre :
Ce qui regarde et qui parle avec soi-même s’émerveille de la grandeur et de la symétrie des membres qu’il domine ; et la tête pensante s’amuse de quelque pied qui vient à paraître loin d’elle, qui obéit comme par magie. Elle observe un orteil surgi se fléchir, un genou émerger et redescendre dans la transparence, comme une île océanique qu’exonde et que replonge un caprice du fond de la mer. La volonté elle-même et la liberté générale de l’être se composent dans l’aise de l’onde. (Ibid.)

La contemplation des réflexes, pures merveilles physiologiques, correspond à une presque découverte du fonctionnement de son propre organisme : elle est source d’enchantement et de pur ravissement pour l’œil. À ceci se mêle un dialogue entièrement muet entre soi et soi où dans un parfait silence « tout y parlerait à l’âme en secret sa douce langue natale ». Alors, même si « l’esprit s’ouvre les veines dans un rêve » comme le dit l’excipit de la lettre D, rappelant la « victime entr’ouverte » [v. 386] que la Parque s’imagine être et la nature nécessairement éphémère de ces instants d’oubli à soi, d’oubli au monde, le corps est bien pour Valéry le théâtre de tous les plaisirs. Cette sensualité se double alors d’une quête esthétique : à la lettre T, s’adressant directement à la Beauté d’une très baudelairienne manière (« Tu es belle comme une pierre », p. 105), Valéry voit en une « forme [qui] se ferme » — subtile paronomase — « deux mains à (…) épouser et à (…) suivre ». Les mains, que l’on sait l’organe valéryen du vivant, font donc retour dans le poème : littéralement troublé par une beauté qu’il voudrait lui-même créer, le je lyrique lance cette interjection : « Ô que mes mains recommencent encore la connaissance de leur ouvrage » (Ibid.) Et la beauté du corps suspend toute formulation inutile de la pensée comme pour redire à quel point le désir de l’investir promet l’extase :

Ton épaule excède toute parole ; la fraîcheur, la fermeté, l’équilibre du bras que je soulève et baise, et qui conduit les lèvres vers ton sein, vers l’un des buts ou des pièges placés sur la forme de toi, pour que l’âme s’y prenne et n’ait de cesse qu’elle ne tombe et périsse au piège des pièges.  (Ibid.)

Avec ces « Lèvres », ce « sein » ou encore cette bouche implicite qui vient déposer un baiser sur le bras, le poème valéryen déploie une véritable palette sensuelle qui le sort définitivement des impasses de l’abstraction dans lesquelles on avait bien voulu le conduire comme pour mieux l’y abandonner. Et le je valéryen traque « cette fuyante plénitude qui affole indéfiniment le toucher. » (Ibid.) Son désir d’investir intégralement ses propres sensations, de n’être plus qu’un corps, de se saisir soi-même, d’être sa propre chair, de « devenir (…) la puissance de [s]on torse aux reins pressants » prend parfois des accents de fureur, obsessionnelle, comme une pulsion qu’il faut à tout prix assouvir. Ainsi, la toute fin de la lettre T fait éclater une violence de résolutions tactiles qui montre que, décidément, le corps est au centre de la poésie valéryenne : « il faut que je caresse et que je broie », crie ce je que l’on croirait tout droit sorti d’une tragédie racinienne, « que je tue et que je périsse, que je dompte et que je domine tout enchaîné. » (Ibid.)

Pour finir, cette sensualité textuelle, ce désir de possession de soi par l’intermédiaire du corps, ces « désirs indistincts de l’être nu » (lettre D, p. 56) qui affleurent enfin sous les traits d’un je que l’on ressent résolument humain ne sont nullement une découverte dans l’œuvre de Paul Valéry : ils ont été ignorés au profit de poncifs concernant cette poésie prétendue « pure ». Enfin, ce Valéry sensuel nous plaît : il encense les vertus de la chair et pourrait, inversant les valeurs à la manière de Nietzsche, dire « l’âme, c’est le corps ». La lettre U l’exprime en des termes que l’on croirait empruntés au maître allemand : « le corps parfois passe au travers de l’âme »… La suite évoque « un désir [qui] vole comme une flèche tirée d’un point de notre chair vers le ciel même de notre esprit. » (p. 107) C’est toujours l’univers spirituel qu’il s’agit de rejoindre, dans ce mouvement d’« élévation » que nous évoquions en introduction. Mais ce désir part du corps ; il en est l’origine. Et ce corps est finalement un médiateur privilégié dont la seule vérité est la connaissance de soi par les sens. En d’autres mots, cette sensualité valéryenne a des effluves agréablement désuets d’un sensualisme que l’on croyait définitivement oublié…

Une contribution de François Sicre


[1] Voici le texte reproduit dans l’édition de poche de Michel Jarrety (p. 41) dont la note en bas de page précise : « ce texte figure dans une chemise qui porte Préface etc. de la main de Valéry. » Dans l’esprit de l’auteur, ce texte — qu’il a pris soin de dactylographier — est donc la préface « officielle » d’Alphabet :

« IL Y A QUELQUES ANNÉES, il me fut demandé d’écrire VINGT-QUATRE pièces en prose (ou de vers variés) dont le PREMIER MOT dût, en chacune, commencer par l’une des lettres de l’ALPHABET. ALPHABET INCOMPLET ? OUI. C’est qu’il s’agissait d’employer vingt-quatre LETTRES ORNÉES gravées sur bois, que l’on souhaitait publier avec le concours de quelque LITTÉRATURE — prétexte et cause apparente de l’ALBUM conçu. CES CONDITIONS NE ME FONT PAS HORREUR. Le GRAVEUR avait omis deux lettres, les plus embarrassantes et d’ailleurs les plus rares en Français : le K et le W. RESTENT XXIV caractères. L’IDÉE me vint d’ajuster ces XXIV pièces à faire en XXIV heures de la journée ; à chacune desquelles on peut assez aisément faire correspondre un état et une occupation ou une disposition de l’âme différente ; parti pris fort simple. »
[2] L’expression est de Jarrety : employée dans sa propre préface, elle nous rappelle le « système sans nom » dont parle Valéry dans ses cours au Collège de France.
[3] Rimbaud, Poésies, Paris, Gallimard, Folio « classique », 1999, p. 47. Le poème est de 1870.

   

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