Magazine Culture

Carte blanche à Amaury da Cunha

Par Florence Trocmé

Avec l’autorisation d’Amaury da Cunha, je reproduis ici l’article qu’il vient de consacrer à la poésie, en France, aujourd’hui (dans le supplément « Cultures et idées » du journal Le Monde daté samedi 3 mars 2012)  

Poètes, le dernier vers ?

L'avenir de la poésie, abonnée des petits tirages et accusée d'être coupée du monde, semble fragile. Pourtant, performée, slamée ou chantée, la "survivante" se renouvelle.
  
En entrant dans la librairie Saint-Pierre, à Senlis (Oise), lorsque vous demandez où se trouvent les livres de poésie, le libraire vous regarde avec étonnement. Il vous répond que "la poésie, c'est moribond". Il ajoute, presque désolé : "Chez nous, c'est le rayon qui dort le plus." Plus tard, dans le métro parisien, vous questionnez votre voisin de strapontin au sujet de trois vers d'Apollinaire placardés par la RATP au-dessus de sa tête, et le voilà qui s'emporte, ricanant : "Mais c'est déjà bien trop long ! Moi, je ne les lis jamais ces poèmes."
Si l'on s'en tient aux chiffres, la poésie s'en sort mal en France. Selon le Syndicat national de l'édition, environ 600 livres de poésie ont bien été publiés en 2011 (contre 654 romans pour la seule rentrée de septembre), mais ils ne représentent que 0,14 % du chiffre d'affaires, tous genres confondus. Et encore, la poésie est comptabilisée avec le théâtre.
La poésie, cette "survivante", comme le disait déjà Paul Valéry : petit public, petits tirages, petits éditeurs. Elle existe encore aujourd'hui, mais "dans des conditions très dures", commente Jean-Michel Maulpoix, universitaire et auteur du Poète perplexe. Quand on sait qu'en Norvège il existe des bourses "à vie" pour les poètes et que l'État achète 1 000 exemplaires des livres de poésie publiés à destination des bibliothèques municipales, en France, la poésie ne semble pas être encouragée à se relever.
Coupée du public, la poésie est généralement caricaturée. Il n'y a souvent que les poètes eux-mêmes pour s'en plaindre. Dans un article du Monde diplomatique de janvier 2010, le poète et mathématicien Jacques Roubaud a tiré les raisons de la désaffection : "Les poètes contemporains sont difficiles ; ils sont élitistes ; cette activité est ringarde et passéiste. Les poètes sont narcissiques ; ils ne rendent pas compte de ce qui se passe réellement dans le monde ; ils n'interviennent pas pour libérer des otages, pour lutter contre le terrorisme ; ils ne résorbent pas la fracture sociale ; ils ne font rien pour sauver la planète."
Si ces arguments sont sciemment outrés, Roubaud ne fait que constater que le poète, aujourd'hui, ne jouit d'aucune forme de reconnaissance, car il est exclu de la cité. Ce qui n'est pas toujours le cas ailleurs. En 2009, lorsque l'artiste Ernest Pignon-Ernest a collé sur les murs de Ramallah, en Cisjordanie, les images de son ami poète disparu Mahmoud Darwich, il raconte que son geste a suscité des réactions d'enthousiasme, y compris auprès de la population la plus pauvre et la moins cultivée.
Pourquoi est-ce inimaginable en France ? "D'abord parce que la Palestine est en situation de guerre !, explique Pierre Alferi, romancier et poète. La seule situation comparable à cet exemple en France, ce fut l'Occupation et la Résistance, quand la poésie était engagée, avec Aragon par exemple. Faut-il avoir de la nostalgie pour l'époque de la "Diane française" ? Je ne crois pas. Mais, de toute manière, en France, la dernière figure de l'intellectuel poète fut aussi la première : Victor Hugo. La perte de l'auréole de la poésie ne date pas non plus d'hier ; Baudelaire en a fait le constat plutôt amusé."
Les poètes seraient-ils inutiles ? Pire : archaïques, presque morts ? Il suffit d'ouvrir la porte de ce tout petit monde pour se rendre compte de la tension qui l'habite. Pas de demi-mesure dans cet univers. "Il n'y a pas d'endroit où l'on dise plus de mal de la poésie que chez les poètes, analyse Jean-Michel Maulpoix. C'est le territoire le plus violent qui soit. Face à l'apparente minceur des enjeux, on peut être surpris. Cela veut dire qu'il y a des crispations. On a l'impression que ce qui est en jeu est beaucoup plus qu'une simple idée du langage, c'est une idée du monde, de l'existence, de la société. Tout ensemble !"
Lorsque vous vous entretenez par exemple avec Denis Roche, qui fut, dans les années 1970, un poète influent, et qui décréta, au terme de son aventure artistique, que la poésie était désormais "inadmissible", il ne renie pas son sentiment : "Quand je lis le Prix Nobel de littérature 2011, le poète suédois Tomas Tranströmer, les bras m'en tombent ! Je le trouve affligeant. Je me dis que la poésie est définitivement aux arrêts, obsolète ! Les gens continuent à en écrire cependant. Ça doit être rassurant, et joli, comme de mettre des pâquerettes sur son balcon."
Il faut dire que la poésie est saturée de stéréotypes. Réduite, notamment, à une image chromo de Rimbaud trouvée dans une carterie du boulevard Saint-Michel, entre James Dean et David Bowie. "Entre le cliché de douce rêverie, expression vaporeuse ayant la vie dure, et celui de "complexe poético-militaire", avancé par Slavoj Zizek, un philosophe très en vogue en ces temps où l'amalgame rivalise avec la bêtise, il y a toujours place pour beaucoup d'autres clichés", confie Pierre-Yves Soucy, poète et codirecteur des éditions La Lettre volée.
Est-ce une raison de désespérer et de tirer une croix définitive sur la poésie ? "Elle est menacée, mais pas défunte, nuance l'écrivain et universitaire Pierre Pachet. À l'université, elle est très présente dans la recherche des étudiants : Philippe Jaccottet ou Henri Michaux, par exemple, sont bien étudiés. Nombre de thèses sont consacrées à la poésie. L'enseignement, jusqu'à l'agrégation, lui donne toujours une belle place."
La poésie, surtout, se serait déplacée, loin de territoires où on la cherchait jadis. "Elle n'est plus toujours dans les livres, poursuit Pierre Pachet. On la trouve à la radio, dans la chanson, au cinéma, par exemple avec le film coréen Poetry, qui a connu un succès relatif. Mais aussi dans le besoin d'une parole forte, dense, rompant parfois avec le bavardage ambiant, ou s'affirmant à la hauteur de ce qui advient. C'est vrai surtout pour le public cultivé, mais j'ai entendu de la poésie à des obsèques, dite par des gens simples, qui s'étaient souvenus d'elle."
Internet et les réseaux sociaux semblent être propices à son renouveau. Tout en continuant à susciter des passions. Le succès du site Web Poezibao (Poezibao.typepad.com) le prouve, avec son " anthologie permanente de la poésie ", visitée chaque jour par 700 personnes. "A l'origine, en 2004, nous avons constaté que la poésie avait peu de place dans les médias traditionnels, les librairies et bibliothèques. De plus, les livres sont chers et il est difficile d'en choisir un au hasard, explique Florence Trocmé, la créatrice du site. Notre désir est de redonner envie de lire de la poésie, sans être spécialisés dans tel ou tel courant contemporain. L'avant-garde expérimentale et le lyrisme critique cohabitent, nous publions en ligne aussi bien Yves Bonnefoy que Christian Prigent."
Pour les jeunes poètes, il est temps d'en finir avec le mythe des lyres et les muses. "Les jeunes écrivains que je connais, analyse Pierre Alferi, tentent autre chose que "mon-premier-roman" et ne veulent plus du genre "poésie", où se réfugient trop de niaiseries grandiloquentes et trop de vers d'antiquaires. Qu'ils appellent ce qu'ils font "écriture expérimentale", "post-poésie", ou rien du tout, ils ont ma sympathie. Car la seule chose vitale, c'est que l'écriture comme expérience transformatrice reste possible."
Croisée avec d'autres pratiques (arts plastique, musique, danse), performée, parlée, chantée, jouée sur scène, la poésie est aujourd'hui loin de tout purisme ou d'un monde littéraire agonisant. Le point extrême du renouveau, pas forcément vécu avec bonheur par les "purs" poètes, est le slam, cet art oratoire et de la déclamation, cousin du rap, inventé par le poète américain Marc Smith en 1986 dans le but de rendre les lectures de poèmes à la fois moins élitistes et moins ennuyeuses.
Slamer, c'est "claquer", transformer la lecture en spectacle afin de trouver une audience large. Ce n'est pas la pensée du poète Franck Leibovici, pour qui "la recherche poétique ne dépend pas d'une audience a priori". Il explique : "Il faut inverser la formulation : chaque recherche poétique produit son propre public, fût-il de faible densité. Le malentendu réside dans le fait qu'on cherche une allégorie rassembleuse. On voudrait loger la poésie dans une institution unique - la Maison de la poésie, par exemple, qu'on trouve à Paris et dans plusieurs villes en province. Alors qu'il existe des pratiques poétiques diverses, variées, éclatées. En fabriquant un fantasme coupé de ses pratiques, on s'interdit d'avoir accès aux publics vivants qui peuplent ces mondes."
[Amaury da Cunha]

À lire
Pierre Alferi, Kiwi, P.O.L, 2012
Pierre Pachet, Le premier venu. Essai sur la pensée de Baudelaire, Denoël, 2009
Franck Leibovici,  Des documents poétiques, Al Dante, 2007
Jean-Michel Maulpoix, Le poète perplexe, José Corti, 2001
Denis Roche, La poésie est inadmissible, Seuil, 1998


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