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Souvenir sans date

Publié le 14 mars 2012 par Siheni
SOUVENIR SANS DATE
  Sans doute il était tard alors. Nous avions atteint le sommet d’une longue allée sablonneuse, nous étions essoufflés. Mon père a surgi tout à coup devant nous et sans me regarder, a salué ma mère en se penchant jusqu’à terre. Je me souviens : ma mère était joyeuse, elle venait d’achever l’enregistrement de l’intégrale de Chopin. Mon père poussait des rires nerveux, gênés, qui me semblaient contraster avec son élégante tenue de soirée. Ensemble, ma mère, mon père et moi, nous avons finalement bifurqué vers un chemin de terre qui s’encaissait entre de hauts talus. Il s'est mis à parler de Paris, d’argent, de budget. Une expression revenait sans cesse dans ses propos : gène de l’immortalité. Puis il a cité des noms que je ne connaissais pas. Soit épuisement, soit essoufflement, voilà que nous ralentissions notre marche. D’autres silhouettes nous avaient rejoints sur ces entrefaites et la conversation, à laquelle tout le monde prenait part, roulait maintenant sur d’autres sujets qui se nourrissaient eux-mêmes d’autres sujets. Nous avons piétiné des étendues d’herbe sèche, enjambé des marres d’eau où flottaient des feuilles de maronniers. Un corbeau, à un moment, s’est élevé d’un buisson en faisant grincer ses ailes noires. Un chassé-croisé de jambes m’entourait. Je ne voyais plus ma mère. Ni ne l’entendais plus, sa voix, ses rires étouffés, emportés dans le brouhaha général. Car la conversation avait dégénéré. Ils parlaient tous en même temps. Mais ils étaient élégants. Les souliers scintillaient tandis qu'ils évitaient les flaques. Mon père avait dû s’éloigner à son tour : je ne le voyais plus non plus. Le reste du groupe s’est bientôt retrouvé dans un hall étincelant prolongé à l’infini par des miroirs montant jusqu’au plafond, au sol damé de grands carrés noir et blanc, où les voix se sont toutes élevées d’un seul coup en une nuée de petits ballons transparents. Puis une vigoureuse bousculade a empoigné la foule à revers, parce qu'il y avait foule, soudain, je découvrais avec stupeur un fourmillement de silhouettes, et tout le monde était repoussé vers une salle à manger illuminée par une enfilade de lustres en forme de pyramides renversées, aussi immense que le hall. Je revois tout cela : la foule, de hautes fenêtres étroites, à meneaux, la nuit maintenue prisonnière entre de lourds rideaux portés par des embrasses dorées. De longues tables blanches disposées bout à bout telles des cercueils fleuris, croulant sous des bouteilles et des assiettes pleines de pâtisseries multicolores, occupaient le centre de la pièce où l'on s'était retrouvé. Dans l’intervalle, quelqu’un m’avait ôté mon manteau et je suis resté seul près d’un rideau râpeux à attendre que ma mère reparaisse. On continuait de parler fort, de rire à la fois. Tant de petits ballons transparents au-dessus de nous. Tout cela semblait irréel. Il faisait chaud. Je me rappelle l’odeur : je ne l’avais jamais sentie auparavant. Elle ne m’évoquait rien, rien. Simplement, ça puait. Ça puait tant ! A un autre moment, j’ai revu mon père. M’apercevant à son tour, il s’est approché de l'embrasure où je me tenais et a pincé les plis de son pantalon entre deux doigts, puis il s’est accroupi tout en en remontant l’étoffe le long de ses cuisses. Il s’est incliné vers moi en libérant une sorte de râle. Deux yeux gigantesques, ronds comme des mondes, striés de fibrilles rouges, m’ont considéré avec gravité et j’ai senti, passant sur ma figure, un souffle acide, aussi délétère que l’odeur. Le buste ployé en avant, il m’a alors saisi sous les aisselles et m’a soulevé au-dessus de ses robustes épaules de façon à me percher là-haut, à califourchon. Mon fils ! Tu es mon fils ! a-t-il murmuré avec douceur. Il semblait perplexe. Je ne te fais pas peur ? Je m’étais entre-temps envolé si haut, plus haut que toutes ces voix et ses rires, ces petits ballons transparents, il me paraissait maintenant si loin, là, en dessous de moi, entre mes souliers neufs à lacets qui pendaient dans le vide, que je n’ai pas répondu. Il devait être tard. J'avais sommeil. J'aurais bien aimé pouvoir me dire que tout cela était un rêve, un rêve, rien qu'un rêve. Mais non, je ne dormais pas, hélas ; c'était la réalité. Pour ainsi dire mon père avait dévissé et la peau de son crâne, à un endroit, formait un œil clair à travers ses cheveux noirs. Or cet œil me fixait et il me fixait sans vergogne. Je me rappelle que le plafond était blanc, si blanc, aussi vaste qu’une mer, délimité par une frise de fleurs blanches très finement stylisées. Mon père tournoyait sur lui-même comme une rose des vents et m’exhibait au-dessus d’une multitude de têtes luisantes, toutes levées vers moi. Voilà qu’il s’était mis à glapir : Silence, mes chers amis ! Je vous présente… Je vous présente… Et de pousser un nouveau rire assourdissant, un hennissement plutôt, dont la trépidation a secoué dangereusement ses épaules à plusieurs reprises, se communiquant à moi qui n’en menais pas large.
Mon fils ! a-t-il enfin lancé à la cantonade, mais déjà il ne riait plus. Autour de nous des groupes compacts s’étaient formés. On s’était tu de concert. Ce fut comme cela : tout le monde s’était tu de concert autour de nous et nous regardait. C’est lui qui héritera de mes travaux sur le gène de l’immortalité ! a-t-il débité, et ses paroles ont dévalé dans la lumière comme une eau invisible, au milieu du silence. N’est-ce pas, fiston ? a-t-il ajouté en renversant tant bien que mal la tête en arrière pour me lancer une oeillade. Car qui dit que j’ai échoué ? a-t-il fait en se détournant. Ce faisant il s’était remis à tourner et sa voix tournait aussi. L’Institut ? Vous avez dit l’Institut ? Mais l’Institut n’y a toujours pigé que dalle, à mes travaux… Que dalle, mes chers amis !… Ethique ? Mon œil ! Vulpian, Charcot… Oublié, tout ça. Je vais vous le dire, moi, ces messieurs les pathologistes crèvent tout autant d’impuissance que de jalousie sinon de frousse… Ah ! cette frousse des coupes claires dans les budgets ! Mais plutôt que d’écouter ces vieilles toupies qui se prétendent les gardiens de la morale, vous feriez mieux d’écouter ce que j’ai à vous dire, moi, professeur Elie E… (et c’est alors que pour la première fois j’ai entendu prononcer mon vrai nom, que je ne retrouverais que bien plus tard gravé dans le mur de tous nos disparus. Mon père a aussitôt enchaîné :) Je vous dois bien la vérité ! Et puisque madame la comtesse de Scitivaux m’a fait l’honneur d’organiser ce soir cette cérémonie à l’occasion de mon départ, grâce lui en soit rendue ainsi qu’à tous ces descendants jusqu’à la dizième génération à naître, permettez-moi d’en profiter pour vous la livrer ce soir, je veux parler de la vérité… Ça va, fiston ? a-t-il soufflé, une joue appuyée à l’un de mes souliers neufs. Que disais-je ? Oui, mon départ… Mon départ ! Ah ! mon départ ! Puisque vous savez tous qu’ils en ont formé le voeu à l’issue des derniers Etats généraux de bioéthique… a-t-il alors scandé, en vibrant des pieds à la tête, le profil agité d’un mouvement qui avait rejeté sa joue loin de mon soulier. Sans me lâcher il tournoyait à nouveau sur place comme une rose des vents, cherchait un instant ses mots : Croyez-moi ou non, c’est votre affaire, a-t-il dit enfin. Mais si quelqu’un parmi vous est assez loyal, assez libre de tout préjugé pour consentir à me suivre dans l’escalier jusque là-haut, là où j’ai mené ces satanées recherches nonobstant tous les écueils, toutes les barrières qu’ils n’ont eu de cesse de dresser en travers de ma route, sans compter ce qu’ils ont pu prétendre pour me dissuader de les poursuivre, toutes ces manœuvres… Car je vais vous le dire, mes chers amis… La vérité… Je vous la dois bien, non ?… Quoi qu’ils répètent, eux, à Paris, depuis leurs augustes chaires, je touche au but… Oui ! Oui ! J’ai l’immense fierté... de vous annoncer ce soir que je touche enfin au but, mes chers amis… Je suis sur le point de réussir là, voyez-vous, où même les Américains, MEME EUX, tout américains qu’ils soient, ont fait choux blanc jusqu’à maintenant… Et je tiens à le prouver ! Il faut que le monde entier sache que l’immortalité n’est rien moins que le concept d’un hérétique ou simplement la chimère d’un esprit en cavale ! Ecoutez-moi, mes chers et éminents collègues… Accordez-moi au moins cette faveur... Croyez-vous que je sois dément ? S’il vous plaît, s’il vous plaît ! Ecoutez-moi, s’il vous plaît ! L’immortalité, ça ne vous dit donc rien, à vous autres ? Vous refusez d’entendre parler d’immortalité ? VOUS REFUSEZ AUSSI ? Mais les têtes s’étaient détournées tandis que les derniers mots continuaient de flotter comme de petits ballons solitaires sur la mer blanche du plafond : Immortalité ! Immortalité ! Les derniers groupes continuaient de se disperser, et les conversations, les rires avaient repris de plus belle sous les lustres étincelants, multipliant le nombre des petits ballons transparents. Comme s’ils nous avaient oubliés ou qu’ils ne se fussent plus intéressés à nous, tous ces gens luisants se ruaient maintenant vers les tables disposées bout à bout telles des cercueils fleuris et tendaient le bras qui vers les assiettes pleines, qui vers les verres pleins que faisaient circuler sur des plateaux d’argent des hommes aussi roides que des croquemorts, en veste et mocassins blancs. Hormis une grosse dame drapée dans une longue robe noire, la poitrine chargée d’un triple rang d'émeraudes. Elle agitait un éventail ourlé d’un liseré de dentelle. Elle venait d’apparaître devant mon père en soufflant et comme elle s’immobilisait, elle a levé vers moi deux petits yeux vides et ses joues, tavelées de brun sombre, se sont recroquevillées tout d’un coup dans une horrible grimace tandis qu’une dame plus jeune, en tailleur poivre, parvenait à se glisser entre nous sur les pointes et lançait à l’intention de mon père : Eh ! Ainsi donc, vous auriez un fils, professeur ? Première nouvelle. Et voilà qu’elle se met à danser autour de nous, une main levée avec grâce au-dessus de sa tête, plaquant de l’autre un grand mouchoir blanc sur son nez. Elle interrompt soudain sa danse et lui fait face, baisse son bras qu’elle passe sur sa jupe pour en chasser les faux plis, elle halète légèrement, elle écarte le mouchoir et dit en levant son menton étroit : Allons, professeur… Vous n’imaginez tout de même pas qu’on vous croie, si ?… Dites-nous plutôt… C’est bien la viande avariée que ça sent ici, n’est-ce pas ?… demande-t-elle tout à trac. Nous n’avons peut-être pas isolé le gène de l’immortalité, nous autres, les gardiens de la morale… Il n’empêche… Enfin, vous voyez ce que je veux dire, n’est-ce pas, professeur ?… et ne m'opposez pas que c’est moi, la folle… Ah ! non, alors… Jamais je ne permettrai à personne de prétendre que je suis folle ! Et surtout pas à vous, professeur ! Il ne faudrait quand même pas renverser les rôles, dites donc… Qu’en dites-vous, ma chère ? demande-t-elle en prenant à témoin la grosse dame en noir. Suis-je folle, oui ou non ? C’est bien la viande avariée que ça sent ici, hein ?… insiste-t-elle tout en désignant l’escalier au loin. Mais la grosse dame aux yeux vides était repartie en silence tout en agitant son éventail ; et moi de contenir mes larmes en remarquant que l’œil clair me fixait toujours sans vergogne à travers les cheveux noirs de mon père, là, en dessous de moi, cependant que le visage d’une dame jeune, en tailleur poivre, disparaissait derrière un grand mouchoir blanc et que je tentais d’attirer l’attention de ma mère, que je venais d’apercevoir à quelques pas, entouré d'un cercle d'admirateurs qui l'entraînaient vers un piano.
Paris - Fragment non daté
 
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