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Secrets de femmes : La Molle, par la compagnie L'Essoreuse

Publié le 14 mars 2012 par Jérôme Delatour

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Emile Bernard, Après le bain, trois nymphes, 1908

Le mou. Quel meilleur concept pour aborder la vision traditionnelle de la femme. Rien que pour cela, il fallait que j’aille voir La Molle, au fin fond de L’Île-Saint-Denis, centre culturel Jean-Vilar, rue Lénine, où les présentoirs s’arrêtent aux programmes culturels 2008 (qu’on ne se méprenne pas. L’Île-Saint-Denis c’est très beau la nuit et l’ambiance au centre est sympathique).
Le mou résume une bonne part des angoisses masculines vis-à-vis de la femme : mou tentation et menace ; mou fardeau déliquescent, qui tombe et qui meurt. Contre le dur vif et aérien, principe masculin, la femme terrestre, naturellement molle, c’est-à-dire informe, changeante, insaisissable, déborde pour l’envelopper, l’étouffer, le perdre. Cela fait, la femme en travail produit son semblable, un pâton nommé bébé, que l’éducation doit par après modeler et cuire pour en faire un être accompli, libéré d’elle. Incontestablement, le pouvoir magique de la femme dépasse celui du Dieu mâle, qui ne sait faire l’homme que de terre inerte, tandis que la femme pétrit en elle une pâte toute vivante.


L’approche de la cie L’Essoreuse, cependant, n’est pas aussi directe, et s’arrête au seuil du sauvage et de l’étrange (regret). Peut-être parce que son but était avant tout de célébrer le labeur et la communauté des femmes, à quelque jours de la journée qui leur est consacrée, et de partager son travail avec un public local, moins averti que celui des salles dédiées à la création contemporaine.
Une surprise d’ailleurs : les danseuses de la compagnie sont loin de pâtons rubéniens. On lit dans leur corps le travail de la société occidentale. Les femmes contemporaines sont devenues dures. Seule sur scène, une femme n’a pas perdu son embonpoint, et c’est elle qui prépare la pâte. C’est aussi la seule, de cinq femmes, qui ne danse pas. Comme si les autres dansaient une histoire de la femme désormais derrière elles, un mémorandum. Elles accomplissent un mystérieux rituel païen, bientôt sensualisé par un Lied de Schubert. Elles jouent une scène domestique mythifiée. Tables de bois, draps qui sèchent, eau qui dégoutte, gazouillis et robes à fleurs forment un imaginaire intime et collectif disparu de nos machines à vivre, où l’électricité et l’engrenage ont soulagé la femme d’une part des tâches ménagères.
Reste la pâte, métaphore de la chair collante, du placenta tiré par un fil ; la farine, comme un discret clin d’oeil au butô, mais ramenée à sa fonction purement utilitaire ; le linge, ménager ou corporel, sous lequel la pâte palpite ou repose, l’espace d’un somme ou de l'éternité. Peu à peu le fantasme gagne, les femmes s’égayent en grenouilles ou font la vache. Jusque-là hiératique, le geste s’emballe à se déchaîner, subrepticement rebelle à la maternité. De l’hystérie à la bacchanale boulangère, il monte des envies de meurtre dont le pâton sort déchiqueté ; mais tout finit gentiment remballé. Les hommes n’en sauront rien.

♥♥♥ La Molle, de la compagnie L'Essoreuse, a été donné au centre culturel Jean-Vilar de L'Île-Saint-Denis le 3 mars 2012.


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