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Un printemps de promesses. Concertos pour piano de Mozart par La Petite Symphonie & Daniel Isoir

Publié le 22 mars 2012 par Jeanchristophepucek
jacob philipp hackert paysage avec palais caserte vesuve

Jacob Philipp Hackert (Prenzlau, 1737-San Pietro di Carregi, 1807),
Paysage avec le palais de Caserte et le Vésuve
, 1793.

Huile sur toile, 93 x 130 cm, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza
(INV n° 177/1982.46 – Cliché © Musée Thyssen-Bornemisza)

Invariablement, chaque nouvelle parution consacrée à Mozart a tendance à provoquer chez moi une réaction empreinte de lassitude, en songeant aux rayons des discothèques croulant déjà sous de multiples références. Rares sont, en effet, les artistes qui parviennent à proposer quelque chose de réellement différent et convaincant dans un répertoire qui porte l’empreinte des plus grands interprètes d’hier et d’aujourd’hui. Pour son tout premier enregistrement, La Petite Symphonie, dirigée du pianoforte par Daniel Isoir, a néanmoins choisi d’affronter trois de ses concertos pour piano, une aventure publiée par le jeune et audacieux label agOgique.

Affirmer que Mozart a confié nombre de ses meilleures inspirations à sa musique concertante avec clavier a la banalité de l’évidence. Il n’est sans doute cependant pas inutile de rappeler qu’il demeure le compositeur de la seconde moitié du XVIIIe siècle qui, à la suite de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), a apporté à ce genre la contribution la plus significative, tant en quantité qu’en qualité, et a concouru, comme son aîné, à le faire basculer du côté de la musique « sérieuse ». Si l’on excepte les concertos KV (Köchelverzeichnis, catalogue des œuvres de Mozart par Ludwig von Köchel) 37, 39-41 et 107, qui sont des arrangements réalisés à partir de partitions d’autres compositeurs – entre autres Schobert, Raupach, Eckard, CPE et surtout JC Bach – particulièrement intéressants pour connaître les sources d’inspiration du jeune musicien, la véritable production de Mozart dans ce domaine s’étend de décembre 1773 (KV 175) à janvier 1791 (KV 595, enregistré ici), ce qui en fait, malgré quelques éclipses, le compagnon de toute une vie de créateur, dont il épouse d’ailleurs étroitement la courbe. Le Concerto en ut majeur (n°13, KV 415) fait partie, avec les KV 414 et 413, du groupe des trois premiers composés à et pour Vienne entre l’automne et l’hiver 1782. Cet ensemble peut être considéré comme la carte de visite d’un musicien soucieux de trouver sa place auprès d’un large public qui avait applaudi Die Entführung aus dem Serail, créé le 16 juillet précédent. Le Concerto KV 415 se présente donc, conformément à la clarté de sa signature d’ut majeur, comme une partition très brillante, d’humeur globalement lumineuse et conquérante, en particulier dans son premier mouvement très affirmé et dans son dernier plutôt espiègle dont la légèreté est sauvée de l’ébullition superficielle par deux épisodes adagio en ut mineur – tonalité envisagée au départ par Mozart pour l’Andante central, mais abandonnée au profit d’un paisible fa majeur – qui ouvrent des abîmes sous les pas de l’auditeur. Les ambitions du Concerto KV 449 sont bien différentes.

johann ziegler augarten 1783
Cette œuvre, peut-être esquissée dès 1782, est la première que le compositeur inscrit, le 9 février 1784, au catalogue qu’il va renseigner jusqu’au 15 novembre 1791, vingt jours avant sa mort. Destinée à son élève Barbara Ployer, son atmosphère est aussi intimiste que celle des KV 413-415 était tournée vers la représentation, et ses nombreuses modulations, en particulier dans le premier mouvement, lui confèrent une dimension sensible qui faisait parfois défaut à ses prédécesseurs, particulièrement dans l’Andantino médian d’une tendresse par instants presque lyrique, ce qui n’exclut nullement la fermeté du trait, comme le montre l’Allegro vivace liminaire. La manière mozartienne, visant à une intrication croissante entre parties solistes et orchestrales, commence à s’y dessiner ; ce processus atteindra une pleine maturité dans le Concerto KV 595, inscrit par Mozart à son catalogue le 5 janvier 1791, et qui est sans doute un de ses plus attachants. Outre qu’il est le dernier que le compositeur exécuta en public en qualité de soliste, le 4 mars 1791, la transparence de ses textures, le trouble permanent qui naît de ses tonalités majeures qui ne cessent d’évoquer le mode mineur, le dialogue extrêmement serré entre le soliste et l’orchestre souligné par une grande unité thématique, en font une partition à part, passionnante à étudier mais surtout bouleversante à l’écoute, non parce qu’elle joue sur des effets tonitruants, mais par toutes les émotions qu’elle suggère en les effleurant comme, par exemple, dans le Finale où contrastent un thème chantant que le compositeur réutilisera dans le Lied Sehnsucht nach dem Frühlinge (Aspiration au printemps, KV 596) et des accents plus nostalgiques, faisant planer sur l’optimisme qu’il affiche – contrairement à ce qui est trop souvent dit, la dernière année de Mozart se place sous le signe d’un regain de confiance en l’avenir après les grandes difficultés de 1790 – l’ombre menaçante de la précarité.

À la majorité d’entre nous, habituée à des versions avec des orchestres plus ou moins fournis, la proposition de La Petite Symphonie, qui interprète ces concertos à un instrumentiste par partie, pourra paraître surprenante. Il faut savoir qu’elle se fonde sur une pratique historique documentée, Mozart précisant expressément que KV 415 et 449 peuvent être joués « a quattro », c’est-à-dire en formation de quintette avec clavier, et des arrangements pour formation de chambre de certaines de ses œuvres ayant circulé très tôt, puisqu’on possède, par exemple, une adaptation pour sextuor à cordes de sa Symphonie concertante KV 364 (enregistré en 1990 par l’Archibudelli pour Vivarte). Daniel Isoir et ses musiciens (photographiés ci-dessous durant les sessions d’enregistrement) abordent ces trois œuvres avec une franchise et une fraîcheur d’approche qui abolissent immédiatement les réserves que leur entreprise aurait d’aventure pu soulever. Pour lui permettre de connaître le meilleur des aboutissements, les interprètes ont mis toutes les chances de leur côté, en choisissant un lieu dont l’acoustique sans sécheresse et sans excès de réverbération permet de goûter pleinement le grain des instruments tout en préservant la netteté des plans sonores, qualités dont la captation très naturelle d’Alessandra Galleron rend parfaitement compte, et en effectuant un travail sur les partitions tout à fait remarquable. En effet, là où certains se contenteraient de jouer les œuvres comme de simples réductions orchestrales, les équilibres et les nuances ont été ici totalement repensés en fonction de l’effectif adopté et de ce qu’il permet.

daniel isoir la petite symphonie mozart
Et, de fait, cette interprétation permet de percevoir nombre de détails que des forces plus nombreuses n’autorisent pas toujours à saisir, notamment en termes de couleurs et de dialogues entre les pupitres. N’imaginez néanmoins pas qu’il s’agit ici seulement d’une vision miniaturiste dont la seule vertu résiderait en sa mécanique de précision, car cette minutie de la mise en place ne présenterait qu’un intérêt limité si elle n’était mise au service d’une vraie vision. Or, on trouve dans la lecture de La Petite Symphonie, ensemble dont il faut souligner la solidité technique, la réactivité et la capacité d’écoute mutuelle, nombre de raisons de s’enthousiasmer comme de s’émouvoir ; son dynamisme, sa fermeté sans crispation dans l’articulation et dans la conduite du discours, son investissement émotionnel de tous les instants, qu’il s’agisse de traduire l’entrain conquérant, la rêverie, la tendresse ou la mélancolie, font immanquablement mouche. Dirigeant du pianoforte, une copie d’après Stein claire et bien sonnante, d’où il assure, conformément aux usages du XVIIIe siècle, les parties solistes et le soutien de l’orchestre, Daniel Isoir confirme l’excellente impression laissée par sa participation, aux côtés d’Arnaud Marzorati, à un disque consacré à Gustave Nadaud (Alpha). Son jeu d’une grande subtilité, la variété et le raffinement de son toucher, aussi convaincant dans les moments les plus percussifs que dans le murmure, sa capacité à fédérer ses troupes sans en écraser pour autant les individualités, son évidente intelligence musicale sont autant d’atouts qui font de sa prestation et de cet enregistrement un vrai moment de bonheur musical.

Voici sans doute une des plus intéressantes parutions consacrées à Mozart ces derniers mois, non seulement parce qu’elle ouvre des perspectives réellement nouvelles sur l’interprétation de ses concertos pour piano, mais surtout parce qu’elle est la première à tirer toutes les conséquences des partis-pris esthétiques qu’elle adopte, cette cohérence signant sa très belle réussite. Portée par d’excellents musiciens à la complicité et à l’enthousiasme réjouissants que l’on espère d’ailleurs retrouver très vite, tant ensemble qu’individuellement, cette réalisation, si l’on peut gager qu’elle ne fera pas forcément l’unanimité, est à connaître absolument par tout amateur mozartien, car elle démontre que l’inépuisable vitalité de sa musique peut encore nourrir de fertiles printemps.

mozart concertos pianoforte 13 14 27 daniel isoir la petite
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Concertos pour pianoforte et orchestre n°13 en ut majeur KV 415 (387b), n°14 en mi bémol majeur KV 449 et n° 27 en si bémol majeur KV 595

La Petite Symphonie
Daniel Isoir, pianoforte d’après Stein (1780) & direction

1 CD [durée totale : 75’47”] agOgique AGO004. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Concerto n°14 : [II] Andantino

2. Concerto n°27 : [III] Allegro

Illustrations complémentaires :

Johann Ziegler (Meiningen, 1749-Vienne, 1812), Vue de l’Augarten, 1783. Eau-forte colorée, 39,8 x 52,5 cm, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek.

La photographie de Daniel Isoir et de La Petite Symphonie est d’Alessandra Galleron © agOgique


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