Magazine Culture

Le retour à la nature : une quête d’authenticité ? Quelques regards philosophiques sur le film Into the Wild

Par Ameliepinset

   Into the Wild est un film du réalisateur américain Sean Penn, sorti en salle en 2007. Ce film est l’adaptation du roman Into the Wild de l’écrivain et alpiniste américain Jon Krakauer, publié en 1996. Ce film, tout comme le roman, est de genre biographique. Il est, en effet, basé sur l’histoire vraie du jeune étudiant américain Christopher Johnson McCandless (1968-1992). Cet étudiant, issu d’une famille aisée et fraîchement diplômé à l’été 1990, décida, en quête d’authenticité, de quitter la vie «civilisée» au profit d’un retour à la vie «sauvage», seul dans la nature. Ce retour à la nature prit la forme d’un périple en direction de la région américaine de l’Alaska. Le corps de cet étudiant fut, en avril 1992, retrouvé décomposé dans un bus abandonné dans une région au nord du mont McKinley[1].

   Ce film aborde un thème majeur de la philosophie politique, celui de la place de l’homme entre nature et société. Plus précisément, ce thème est traité au travers du sujet de la quête de réalisation de soi à l’âge moderne, qui prend la forme de ce que le philosophe canadien Charles Taylor appelle l’idéal d’authenticité[2], c’est-à-dire un idéal de vérité par rapport à soi. Il nous semble intéressant d’étudier dans quelle mesure le retour à la nature permet, ou non, au protagoniste d’Into the Wild de réaliser cet idéal d’authenticité. Poser cette question implique, en contraste, d’étudier dans quelle mesure la société nous éloigne, ou non, de la réalisation de cet idéal.

   Nous analyserons le parcours de Christopher Johnson McCandless en quatre moments thématiques[3]. Les deux premiers moments seront consacrés à l’opération de déracinement qu’il cherche à atteindre. Plus spécifiquement, le premier moment sera consacré au déracinement familial et le second moment sera consacré au déracinement social. Ensuite, le troisième moment analysera le retour aux racines naturelles de l’homme qu’il cherche à accomplir par son voyage en Alaska. Enfin, le quatrième et dernier moment cherchera à dévoiler les impasses du seul enracinement naturel de l’homme.

*   *

*

   La modernité, période caractérisée par l’avènement du libéralisme, est cette période historique où s’est opéré un bouleversement de paradigme dans la compréhension de l’homme avec le primat de l’individu sur la société. Ce primat de l’individu sur la société signifie, de manière sous-jacente, que l’homme n’est pas naturellement un être social mais qu’il est naturellement un être isolé, ou, du moins, asocial. Pour reprendre les termes de la philosophie politique anglo-saxonne contemporaine, le libéralisme se caractérise par la priorité du juste sur le bien[4] — ce en raison des leçons tirées de l’irréductibilité des conceptions du bien apparue depuis les guerres de religion —, elle-même sous-tendue par la priorité du moi sur ses fins[5]. La priorité du moi sur ses fins renvoie à l’idée que le moi est premier par rapport à ses fins et qu’il ne se définit donc pas par ses fins mais par sa simple capacité à choisir des fins. Cette conception libérale du moi va conduire la critique dite communautarienne du libéralisme, sous la houlette du philosophe américain Michael Sandel, à qualifier l’individu libéral de «moi désengagé» («unencumbered self»)[6]. Dans cette même perspective, nous parlerons plutôt de moi déraciné, le terme déraciné permettant davantage de placer au cœur de notre réflexion la question de ce qui constitue l’essence naturelle de l’homme.

   Ces éléments nécessaires à l’analyse établis, nous souhaiterions à présent mettre en lumière le fait que la recherche du moi que poursuit Christopher Johnson McCandless se traduit par une tentative de déracinement à la fois familial et social.

   I – Le déracinement familial

   Tout au long du film, apparaît une série de «flash-back» sur les moments passés du protagoniste avec sa famille.

   Tout d’abord, il nous faut observer les caractères de la famille de Chris ainsi que les relations qu’il entretient avec elle. Dans le film, Carine, la sœur de Chris, en position de narratrice, nous raconte que Chris, à la fin du lycée, acheta une voiture Datsun. Cette voiture lui servit de moyen de locomotion pour voyager tout l’été. Lors de son voyage, il rencontra des proches qui lui apprirent que le mariage de ses parents n’étaient qu’un mensonge pour cacher la triste vérité.  En fait, la triste vérité, c’est qu’au moment de leur rencontre, Walt McCandless, celui qui deviendra le père de Chris et Carine, n’avait pas encore divorcé de la femme avec qui il avait déjà eu un enfant, enfant qu’il, de surcroît, abandonna. Chris et Carine sont nés dans le cadre d’une relation adultère. C’est pourquoi Carine dit de Chris et d’elle qu’ils furent des enfants «bâtards». Si les parents choisirent de garder le silence sur ce passé honteux, l’ambiance familiale n’était pas pour autant apaisée. Le film montre, agrémenté des commentaires de Carine toujours en position de narratrice, les accès de rage de ses parents ainsi que les régulières scènes de violence verbale et physique au domicile familial. Il y eut des conseils de famille pour annoncer le divorce sans jamais qu’il ne se concrétise.

   Au début du film, nous assistons à une scène de remises des diplômes à l’université d’Emory. Dans cette scène de remises des diplômes, nous pouvons observer tous les étudiants portant la même tenue, à savoir la toge et le mortier universitaires caractéristiques des remises des diplômes dans les universités américaines. Les étudiants se succèdent un à un à l’appel de leur nom. Lorsque Chris est appelé à venir recevoir son diplôme sur l’estrade, il se distingue des autres étudiants en arrivant en sautant sur l’estrade. Nous pouvons entrevoir ici une critique de l’uniformité sociale à laquelle conduit l’appartenance à une institution commune, telle l’université. Pour souligner cet effet, nous pouvons référer à Jean-Jacques Rousseau, qui soutient que la civilisation entraîne avec elle un processus d’uniformisation : «il règne dans nos mœurs une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule»[7].

   Au moment où Chris reçoit son diplôme, sa mère le prend en photo pour immortaliser la scène. Elle semble exprimer une fierté en raison de la reconnaissance sociale conférée par l’obtention d’un diplôme. La scène de remise des diplômes à l’université est suivie d’une scène au restaurant où les parents de Chris l’ont invité à déjeuner avec eux et sa sœur pour fêter son obtention de diplôme. Dans cette scène, la mère exprime encore sa fierté pour la réussite de son fils. Pour récompenser leur fils, les parents veulent lui offrir un cadeau, plus précisément selon les mots de la mère le «sortir de ce tas de féraille», sa vieille Datsun. Chris va refuser en bloc cette offre : «Une nouvelle voiture ? La Datsun marche très bien. Vous avez honte de ce que peuvent penser les voisins. Je n’ai aucune envie d’une nouvelle voiture, je n’ai aucun besoin d’une nouvelle voiture, je n’ai besoin de rien». Il s’énerve ainsi face à ses parents : «Acheter, acheter, encore et toujours acheter !».

   À présent, il nous faut expliquer pourquoi Chris cherche à rompre avec son enracinement familial.

   Suite à la révélation du passé mensonger de ses parents, Carine nous dit la chose suivante : «Leur imposture et l’abandon par mon père de son autre fils furent pour Chris l’anéantissement de toute vérité. Le cours de sa vie s’inversa, comme celui d’un fleuve coulant soudain vers sa source. Ses révélations sapèrent les fondements de son identité. Son enfance perdit toute réalité à ses yeux.» Nous comprenons ici que les parents de Chris vont être le nom de l’inauthenticité en raison de leur mensonge, de leur incapacité à reconnaître la vérité de leur histoire.

   Ils sont également le nom de l’inauthenticité en raison de leur primat du paraître sur l’être. Ce primat s’exprime d’une part dans leur mariage, qui n’est qu’un masque social public des violences privées exprimées dans l’intimité du cercle familial, mais aussi d’autre part dans leur amour du luxe, exprimé à la fois dans leur carriérisme et dans la volonté d’offrir une voiture neuve à Chris alors que la sienne roule encore. Nous le verrons plus tard, la quête d’authenticité de Chris va s’exprimer comme une quête de simplicité. La réalisation de soi que vise Chris n’a pas besoin d’artifices de reconnaissance sociale car, comme le dit Rousseau, «la parure n’est pas moins étrangère à la vertu qui est la force et la vigueur de l’âme» et «l’homme de bien est un athlète qui se plaît à combattre nu»[8].

   Cette inauthenticité dont ses parents sont le nom vont conduire Chris à un déracinement familial. Nous pouvons, tout d’abord, observer ce déracinement familial de manière radicale par l’abandon de l’identité en termes de nom et de prénom que lui avaient déterminée ses parents. En effet, nous pouvons le voir dire dans une scène de juillet 1990, soit au commencement de son grand périple : «Il me faut un nom : Alexander Supertramp». De surcroît, le premier chapitre du film s’intitule «Ma propre naissance» («My own birth»). Ce titre suggère l’idée que Chris ne trouve pas ses racines dans ses liens du sang parental et qu’il croit pouvoir naître de sa propre volonté. Autrement dit, il croit être à lui-même sa propre source tel l’individu libéral qui considère son moi premier à toutes fins. Ensuite, nous pouvons observer ce déracinement familial par le déchirement de la photo de ses parents et le jet des morceaux qu’il en reste à la poubelle, l’indifférence vis-à-vis de ses parents qu’a Chris lorsque les personnes qu’il va rencontrer sur la route lui parleront de ses parents, voire même la négation de leur existence (lorsque Ron, un vieux qu’il rencontre dans le désert, lui demande où est sa famille, Chris répond qu’il ne reste plus que lui), ou encore le fait qu’il laisse sa famille sans aucune nouvelle. Très clairement, Chris ne reconnaît plus ses parents comme ses racines. Enfin, nous pouvons aussi retrouver cette idée dans les paroles d’une des chansons d’Eddie Vedder (la bande originale du film est composée essentiellement de ses chansons), celle intitulée Rise : «Gonna rise up/Burning back holes in dark memories». Pour le dire de manière imagée, Chris ne tourne pas la page d’un livre déjà ouvert, il jette le livre de son histoire pour en ouvrir un nouveau, vierge de toute impureté parentale.

    II – Le déracinement social

   Le processus de déracinement que met Chris à l’œuvre vis-à-vis de sa famille va se retrouver, à une échelle plus large, vis-à-vis de la société. De même que l’on avait une série de «flash-back» montrant des scènes familiales, on a une autre série de «flash-back» montrant la société, qui apparaît souvent en fort contraste avec les scènes idylliques dans la nature.

   Le premier acte de déracinement social que nous pouvons observer chez Chris est le moment où il découpe en morceaux sa carte d’identité et sa carte bancaire, signes d’une appartenance à une société politique pour la première et une société économique pour la seconde. Dans le même sens, il va ensuite se débarrasser de ses économies, les 24 000$ de bourse qui étaient a priori destinés à financer la poursuite de ses études universitaires.

   Toutefois, il faut s’attarder sur la manière dont il se débarrasse de cet argent. S’il brûle la dernière petite partie qu’il lui reste, il fait don de la majeure partie à OXFAM, une confédération d’organisations non-gouvernementales agissant contre la famine et la pauvreté dans le monde. Nous pouvons voir dans ce don la dénonciation d’une société minée par les injustices. À propos de cette dénonciation, le problème qui se pose est de savoir si toute société, toute sortie de l’état de nature, est nécessairement minée par les injustices. Les scènes où Chris est encore en société sont marquées par l’injustice : nous pouvons penser, par exemple, à une scène de nuit où Chris arpente les rues d’une ville pavées de personnes qui dorment dehors. Dans cette scène, les inégalités apparaissent comme les injustices marquantes de toute société. De plus, de manière implicite, nous pouvons voir ici une critique de la propriété car s’il n’y avait pas de propriété, il n’y aurait pas d’inégalité entre propriétaires et non-propriétaires. Or la propriété est consubstantielle à la société. C’est ce que nous dit Rousseau dans les premières lignes de la seconde partie de son célèbre Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : «Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile»[9]. S’il existe, en fait, des inégalités dans l’état de nature, celles-ci ne sont fondées, en droit, que dans et par un état civil, c’est-à-dire une société.

   Le deuxième acte de déracinement social est celui de la désobéissance civile, c’est-à-dire de l’expression de transgression des lois déterminées par la société. Cette transgression s’explique par l’absence de reconnaissance de légitimité de ces lois. À quel moment voyons-nous Chris transgresser les lois déterminées par la société ? Nous le voyons lorsque Chris descend un fleuve en kayak alors qu’il n’a pas le permis. Avant de prendre cette décision signe de désobéissance civile, Chris s’était rendu dans un bureau administratif demander des conseils pour descendre le fleuve et c’est là qu’il a appris qu’il fallait un permis pour descendre légalement le fleuve en kayak, or pour obtenir ce permis, il fallait s’inscrire sur une liste d’attente longue d’une douzaine d’années. Nous pouvons penser que c’est cette absurdité administrative qui le conduit à délégitimer la société et ses contraignantes réglementations.

   En outre, il est certain qu’en agissant ainsi, c’est-à-dire en désobéissant aux lois déterminées par la société, Chris s’approprie la manière de vivre de l’un de ses penseurs préférés, à savoir Henry David Thoreau. La lecture, pour Chris, n’est pas qu’apprentissage de théories, elle est avant tout apprentissage de pratiques, c’est-à-dire de manières de vivre. Nous pouvons penser que Thoreau est un véritable modèle de vie pour Chris. Thoreau est, en effet, ce penseur qui a expérimenté pendant plus de deux ans la vie dans la nature, plus précisément dans les bois au bord de l’étang Walden[10]. Thoreau est aussi et surtout, pour ce qui nous intéresse dans l’étude du deuxième acte de déracinement social de Chris ici, l’auteur d’un petit manifeste sur La désobéissance civile. Écrit pour dénoncer l’esclavage et la guerre de conquête du Mexique auquel participait le gouvernement américain de l’époque, Thoreau développe, dans ce manifeste, une philosophie politique de résistance au gouvernement. Thoreau écrit dans les premières pages de son ouvrage la critique suivante du gouvernement : «Les gouvernements illustrent avec quel succès on peut brider les hommes»[11]. Il opère ainsi une généralité sur le mode d’action du gouvernement, à savoir le contrôle social. Le contrôle social, Chris s’y est vu plusieurs fois confronté : par exemple, lorsque, prenant un train de marchandises de manière clandestine, il s’y fait jeté et menacé de mort car ce train est «la propriété des chemins de fer». Chris a donc vécu la violence du contrôle social. Le contrôle social exprime l’idée d’une contrainte opérée par la société sur l’individu.

   La philosophie politique de la désobéissance civile de Thoreau, reprise par Chris, nous invite à nous pencher sur la conception de la liberté qui en découle. Commençons par lire les premières lignes de La désobéissance civile : «J’accepte de tout cœur la devise suivante : “Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins” et j’aimerais la voir suivie d’effet plus rapidement et plus systématiquement. Exécutée, elle se résume à ceci, que je crois aussi : “Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout”»[12]. En lisant ces lignes, nous comprenons pourquoi les libertariens peuvent se réclamer de la pensée de Thoreau. Les libertariens, sous la houlette du philosophe américain Robert Nozick, représentent un courant de philosophie politique contemporaine qui considère que l’État n’est légitime que s’il respecte le principe de propriété de soi. Un État qui viole le principe de propriété de soi est un État qui viole le principe de liberté individuelle. Dans ce cadre, l’individu est conçu comme un être atomisé et la liberté individuelle conçue comme l’absence d’interférences. Si Chris vise un déracinement social, c’est parce qu’il estime que la société interfère avec ses possibilités d’actions, c’est-à-dire que la société représente un obstacle à sa liberté individuelle d’agir. Le déracinement tant familial que social semble la condition nécessaire à Chris pour être libre. Nous pouvons donc dire que Chris conçoit la liberté comme l’indépendance vis-à-vis de toutes institutions susceptibles d’opérer des interférences sur ses possibilités d’actions.

   Enfin, nous pouvons penser que le déracinement social de Chris est aussi causé par l’absence de sens que la société procure à sa vie. La société moderne est celle de ce que le sociologue allemand Max Weber a nommé le «désenchantement du monde». Au sens strict, le «désenchantement du monde» désigne le recul des puissances religieuses et magiques comme explications des phénomènes sociaux. Au sens large, ce processus renvoie à la perte de sens, à ce que Charles Taylor appelle la coupure des horizons moraux[13]. Les paroles de la chanson d’Eddie Vedder Society semblent aller dans ce sens lorsqu’elles parlent de «Society, crazy and deep». La société vide de sens semble donc incapable de permettre à Chris de trouver la vérité, ou le sens, de son existence. Pire, la société semble corrompre l’homme dans sa quêté d’authenticité. Toujours dans la chanson Society, nous pouvons relever un propos qui va dans ce sens : «Society, you’re a crazy breed». La société engendre des fous. Autrement dit, la folie des hommes est causée par la société. Nous retrouvons ici, encore une fois, l’idée rousseauiste selon laquelle la civilisation entraîne inéluctablement la corruption des mœurs. C’est pourquoi Chris, dans sa quête d’authenticité, doit se déraciner de la société civilisée, la civilisation étant selon ses propres mots gravés sur l’écorce d’un arbre, en mai 1992, «empoisonnée».

   III – L’isolement et le retour aux racines naturelles

   Il nous faut désormais examiner comment l’isolement et le retour à l’enracinement naturel permettent à Chris de poursuivre sa quête d’authenticité.

   La première chose que la vie isolée dans la nature permet à Chris de réaliser semble être sa liberté, et même comme il le grave, dans l’écorce de l’arbre dont nous venons de parler, le «summum de la liberté». La liberté apparaît comme l’une des clefs de l’authenticité dans la mesure où elle est la condition de possibilité de correspondance entre notre conscience et notre action et ainsi de vérité par rapport à soi. Mais pourquoi la liberté est-elle davantage réalisable dans l’isolement ? Si la liberté est conçue comme l’absence d’interférences, alors l’isolement, c’est-à-dire la situation caractérisait par l’absence d’autrui, est logiquement la situation la plus à même de garantir l’absence d’interférences. Dans l’isolement, personne ne vient nous empêcher de faire correspondre notre action à notre conscience. L’isolement est la situation représentant par excellence l’indépendance. En effet, dans l’isolement, Chris semble ne dépendre que de lui-même. Nous pouvons nous référer aux propos que Chris a tenu dans une conversation à Wayne, un homme avec qui Chris a travaillé la moisson d’un champ de blé : «En Alaska, c’est là que je veux aller, me perdre au fin fond du pays, m’enfoncer dans la nature, sans personne autour. Je veux plus me faire chier avec les horaires, surtout pas de carte, ni de hache, plus rien, plus rien. Moi tout seul au milieu des montagnes, avec le ciel, les animaux. Je veux me perdre dans tout ça. La vie sauvage». Si la nature offre la possibilité de se perdre, c’est en raison de la vasteté de son espace. Alors que la société est toujours délimitée par des cadres restreints, la nature est vaste. Cette vasteté de la nature nous est montrée à plusieurs reprises dans le film par des plans panoramiques tournant à 360°. Aussi, les plans sur le ciel accentuent cette impression d’infinité de la nature. Nous pouvons penser à une scène où Chris est assis sur un rocher, face à la mer, un livre entre les mains et qu’il voit s’envoler les oiseaux dans le ciel. L’envol des oiseaux dans le ciel, dans cette scène, apparaît comme le symbole de liberté.

   Ce que permet la vasteté de la nature, c’est la liberté de mouvement, que l’on trouve parfaitement incarnée par cet envol des oiseaux dans le ciel. D’autres scènes permettent de confirmer que la liberté est intrinsèquement liée, pour Chris, au mouvement. Par exemple, nous pouvons penser à une scène où Chris contemple des chevaux galoper dans un champ, image tout aussi symbole de liberté que celle de l’envol des oiseaux dans le ciel. Dans cette scène, Chris va exprimer lui aussi sa liberté en courant aux côtés des chevaux. Nous pouvons penser qu’il imite les animaux pour retrouver ses racines d’homme naturel, pensant la nature comme son authentique source. Pour Chris comme pour Rousseau, «l’homme est naturellement bon»[14] (nous soulignons). Le retour à la nature semble être, pour Chris, la condition d’expression de la bonté de l’homme. L’homme naturel, contrairement à l’homme civilisé, n’est pas orgueilleux. Il ne recherche pas la supériorité par rapport à ceux qui l’entourent. Dans la scène décrite précédemment, Chris semble être en harmonie avec les chevaux comme s’il était un de leur pair. Ce qui confirme l’idée de Rousseau lorsqu’il écrit que «L’homme sauvage, quand il a diné, est en paix avec toute la nature et l’ami de tous ses semblables»[15].

   La liberté de mouvement recherchée par Chris renvoie, en outre, à l’éloge de la marche et du voyage. Chris se définit lui-même comme «un esthète voyageur qui est chez lui sur la route». La marche et le voyage sont conçus comme des exercices spirituels et la route apparaît comme le lieu de la création de la pensée. Rousseau va dans ce sens lorsqu’il écrit, dans ses Confessions, que «la marche a quelque chose qui anime et avive [s]es idées ; [il] ne peut presque penser quand [il] reste en place ; il faut que [s]on corps soit en branle pour y mettre [s]on esprit»[16]. Nous comprenons pourquoi Chris, en dépit de son amour de la lecture, n’a pas décidé de poursuivre ses études à l’université. Sans doute estimait-il, outre le fait que l’université soit le lieu d’une uniformisation sociale, que l’université était un lieu trop fermé pour que puisse se déployer la pensée. Le voyage apparaît chez Chris comme l’occasion propice à l’exercice de la pensée mais aussi à l’exercice de la contemplation de la nature. Tout au long d’Into the Wild, se succèdent des paysages naturels apparemment purs de toute souillure humaine. C’est cette pureté qui amène Chris, mais aussi le spectateur du film, à la contemplation. Différentes scènes de contemplation de la nature, permises par des ralentis sur le paysage, sont présentes dans le film. Dans ces scènes, nous avons l’impression qu’en contemplant la pureté de la nature, Chris se purifie lui-même. La nature apparaît alors comme cette «présence constante du sublime»[17].

   Si Chris s’est déraciné de sa famille et de la société, ce n’était pas pour se déraciner complètement et être à lui-même sa propre racine, mais c’était, en revanche, pour retrouver l’isolement et l’enracinement naturel nécessaires à sa quête d’authenticité.

     IV – La leçon des impasses du seul enracinement naturel

   Cet isolement et cet enracinement naturel sont-ils voués à caractériser de manière permanente la condition authentique de l’homme ? La nature est-elle toujours caractérisée par cette sublime pureté ?

   Si Into the Wild émerveille par la splendeur de la nature qu’il met en scène, la nature n’est pas toujours ainsi. En effet, la vie sauvage amène l’homme à se confronter à la nature. La nutrition, dans le cadre de la vie sauvage, passe par la chasse d’animaux et la cueillette de plantes. Concernant la chasse, nous pouvons relever une scène particulièrement marquante dans la manière dont elle met en scène l’hostilité de la nature. Chris tue un élan puis le découpe. Le découpage de cet élan laisse Chris le corps et surtout les mains recouverts de sang. Nous notons une première lutte entre Chris et l’animal qu’il a tué. À cette première lutte, va s’en ajouter une seconde celle entre Chris et d’autres animaux qui lui disputent l’animal qu’il vient de tuer. L’élan va finir par finalement être mangé par des loups. Cela énerve Chris, qui regrette son acte initial et écrit dans son carnet de notes : «Je n’aurais jamais dû tuer cet élan. Une des plus grandes tragédies de ma vie.» Une autre scène qui met en scène l’hostilité de la nature montre Chris en train de s’écrier de manière exaspérée : «Ils sont passés où tous ces putains d’animaux ? J’ai faim, j’ai faim !». Alors que la vie civilisée exaspérait Chris par le fait que la société crée des besoins non-naturels, la vie sauvage n’est pas toujours à même de répondre à tous les besoins naturels de l’humain. Concernant la cueillette de plante, elle va donner lieu à la scène montrant les limites de l’idéalisation de la nature toujours bonne. La scène la plus tragique du film est celle où Chris, allongé par terre, groggy, dans son «magic bus», se rend compte qu’il a mangé une plante non comestible, qui, comme son livre de nutrition par les plantes l’indique, «sans traitement, conduit à l’inanition et à la mort». Les apparences trompeuses ne sont pas qu’un fait social, elles connaissent aussi une réalité naturelle. Chris comprend qu’il a été «pris au piège de la nature». Nous le voyons pleurer, se lamenter, essayer de se faire vomir et agoniser.

   Ces scènes marquant l’hostilité de la nature montrent que l’état de nature n’est pas un état sans loi. L’état de nature comporte tout autant de lois que l’État social. Mais ces lois ne sont pas de la même nature. Alors que les lois de l’État social sont artificielles, au sens où elles sont inexistantes naturellement et produit de la création humaine, les lois de l’état de nature sont naturelles. Alors que l’homme peut obéir ou désobéir aux lois de l’État social, il ne peut qu’être soumis aux lois de l’état de nature. Nous avions vu, de prime abord avec Chris, que les lois de l’État social semblaient compromettre la liberté. Or les lois de l’État social font partie des choses qui dépendent de l’homme et peuvent ainsi être changées au moyen de la réforme et/ou révolution politique, au contraire des lois de l’état de nature, qui, elles, ne dépendent pas de l’homme et ne peuvent donc pas être changées. Ainsi révélée la différence de nature entre les lois de l’État social et les lois de l’état de nature, nous pouvons remettre en question l’idéalisation de l’état de nature dans lequel on serait nécessairement plus libre que dans l’État social.

   À la fin du film, en raison des impasses auxquelles sa quête l’a mené, Chris semble avoir tiré une leçon. Nous le voyons, en effet, écrire dans son livre la maxime suivante : «Le bonheur n’est réel que lorsqu’il est partagé». Cette maxime contredit l’idée qu’il avait invoquée auprès de Ron quelques mois plus tôt : «Vous avez tort de penser que la joie de vivre tient simplement dans les rapports humains, vous vous trompez». La primauté du moi est un mythe car l’identité du moi ne peut être définie monologiquement. Comme nous le met brillamment en lumière Charles Taylor, l’identité du moi est toujours définie dialogiquement[18]. Lorsque Chris prétend opérer un déracinement familial, cela est une illusion. En réalité, ce qu’il est en train d’accomplir, c’est un dialogue, qui prend certes la forme d’une opposition, avec ses racines familiales. Si nous pouvons dire que le choix de Chris pour réaliser ce périple jusqu’à l’Alaska apparaît comme une renaissance, nous ne pouvons pas dire que Chris participe seul à sa propre naissance. L’homme naît enraciné et la quête de son authenticité est question de dialogue entre ses racines et la manière dont il les a laissé germer. Pour opérer ce dialogue, il est nécessaire d’être doté de la faculté de langage, faculté construite et développée par l’échange dans les relations sociales.

   Les dernières images du film montrent que Chris a compris l’inauthenticité du déracinement familial et social. Le dernier message qu’il signe, il le signe du prénom et du nom que lui ont originellement attribué ses parents, «Christopher Johnson McCandless», et non du nom qu’il s’était auto-attribué. Cela marque la sortie de son indifférence qu’il avait construite envers ses parents. Cette sortie de son indifférence est encore confirmée par la dernière phrase que l’on entend Chris prononcer : «Et si je souriais, si je courrais me jeter dans vos bras. Verriez-vous alors ce que je vois maintenant ?».

*   *

*

   En définitive, nous avons vu que le seul retour à la nature était insuffisant à la quête d’authenticité. S’il peut être utile, il ne peut prendre une forme permanente car cette forme permanente conduit tout droit à la mort, comme nous l’avons vu avec le cas de Chris. Il s’agit de n’idéaliser ni la nature, ni la société. Il s’agit d’apprendre à composer avec l’une et l’autre. Cela se fait en ayant un pied ancré dans l’une et un autre pied ancré dans l’autre, de sorte d’être capable d’avoir un regard critique sur l’une et l’autre et parvenir à un dialogue constructif entre nature et société.


[1] Jon Krakauer, Into the Wild. Voyage au bout de la solitude (1996), trad. fr. Christian Molinier, Paris, Presses de la Cité, 2008, p. 11

[2] Charles Taylor, Le Malaise de la modernité (1991), trad. fr. Charlotte Mélançon, Paris, Cerf, 2008, p. 23

[3] Le film étant composé d’une double série de «flash-back», il nous a semblé qu’une lecture analytique du film aurait été moins adaptée pour comprendre la progression logique du traitement du problème philosophique posé.

[4] John Rawls, Libéralisme politique (1993), «Leçon V : La priorité du juste et les idées du bien», trad. fr. Catherine Audard, Paris, PUF, 2006, pp. 215-257

[5] John Rawls, Théorie de la justice (1971), trad. fr. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997, p. 601

[6] Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice (1982), trad. fr. Jean-Fabien Spitz, Paris, Seuil, 1999

[7] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts (1750), Paris, Flammarion, 1992, p. 32

[8] Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 32

[9] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), Paris, Flammarion, 1992, p. 222

[10] Henry David Thoreau, Walden ou La vie dans les bois (1854), trad. fr. Louis Fabulet, Paris, Gallimard, 2001

[11] Henry David Thoreau, La désobéissance civile (1849), trad. fr. Guillaume Villeneuve, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 10

[12] Henry David Thoreau, Ibid., p. 9

[13] Charles Taylor, Ibid., pp. 10-11

[14] Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 184

[15] Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 185

[16] Jean-Jacques Rousseau, Confessions, Livre IV, cité dans Frédéric Gros, éd., Petite bibliothèque du marcheur, Paris, Flammarion, 2011, p. 143

[17] Ralph Waldo Émerson, La Nature (1836), trad. fr Patrice Oliete Loscos, Paris, Allia, 2009, p. 11

[18] Charles Taylor, Ibid., pp. 40-41


Retour à La Une de Logo Paperblog