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Wikipédia, les élections et la Loi

Publié le 21 avril 2012 par Pierrotlechroniqueur

Vous êtes au courant, sauf à vous situer autour de la planète Mars, ou à tout simplement avoir décrété — ce qui peut avoir ses charmes — que vous êtes définitivement allergique aux médias, à la politique, bref au monde réel (auquel cas vous pouvez arrêter ici la lecture de ce billet et retourner sur World of Warcraft), se déroule demain dimanche le premier tour de l'élection présidentielle en France (n'oubliez pas, au passage, de bien remplir votre devoir électoral, demain, si vous êtes concerné. Écrire des articles sur Wikipédia est certes une activité merveilleuse, devenue œuvre culturelle (et libre) majeure, mais ce n'est pas pour autant une excuse valable pour ne pas se rendre au bureau de vote).

Pas d'estimation entre samedi minuit et dimanche 20 heures

Vous connaissez la musique (enfin, si vous avez plus de 20 ans, au moins) : ce jour-là, les médias passent leur temps à égrener l'évolution du chiffre de la participation et à montrer en boucle les candidats se rendant eux-mêmes aux urnes pour accomplir leur devoir civique. C'est qu'il faut de quoi meubler jusqu'à 20 heures, heure de la fermeture des derniers bureaux de vote dans la plupart des grandes villes, et heure légale à partir de laquelle il est permis de divulguer les premières estimations des résultats, généralement fiables, concoctées par les instituts de sondage (et je suis sûr que vous avez en mémoire le fameux compte à rebours, comme pour la nouvelle année, qui nous mène au moment où les visages des qualifiés pour le second tour, à 20 heures pétantes, s'affichent). Problème : la belle mécanique s'est d'ores et déjà grippée en 2007, suite à l'émergence bien plus prononcée que 5 ans auparavant d'Internet au sein de la population française. Et avec Internet, la possibilité de consulter les sites d'organes de presse non-français, donc a priori non soumis à la loi française et son sacro-saint 20 heures. En 2007 déjà, les sites des journaux belges et suisses, par exemple, ne se sont pas privés de donner les estimations dès que celles-ci leur sont parvenues, à peu près vers 18 heures - 18 heures 30 (de mémoire, je connaissais les résultats à ce moment-là). Depuis, Internet a explosé, les réseaux sociaux se sont constitués, l'information mondiale circule de manière instantanée, et à des volumes inédits. La presse suisse et francophone n'a pas caché son intention de réitérer ce qu'elle a fait il y a 5 ans, et de nombreux twittos entendent bien partager leur savoir, quelle que soit l'heure qu'il sera. Voulant dénoncer une loi devenue "archaïque", le site internet d'un quotidien français (donc indéniablement soumis à la loi française), Libération pour ne pas le nommer, a même donné rendez-vous à ses lecteurs "le dimanche dès 18h30 sur liberation.fr". Jean-Marc Morandini a, de même, annoncé avoir l'intention de publier les estimations sur son blog dès qu'elles seront en sa possession. La question divise carrément les candidats eux-mêmes, et dans un sens étonnant, le président sortant Nicolas Sarkozy (UMP) ayant apporté un soutien implicite à l'initiative du grand quotidien de gauche tandis que, à l'inverse, François Hollande (Parti socialiste) a appelé au scrupuleux respect de la loi, allant-même jusqu'à suspendre jusqu'à dimanche 20 heures sa page Facebook, afin d'éviter les dérapages dans les commentaires. La Commission nationale de contrôle de la campagne en vue de l'élection présidentielle, soucieuse de faire respecter la sincérité du scrutin jusqu'à la fermeture des derniers bureaux de vote, a pour sa part menacé de poursuites quiconque contrevient à la loi, annonçant qu'une batterie de policiers "surveillera" la Toile, en particulier les réseaux sociaux, et faisant même part de sa volonté de poursuivre les sites de journaux belges et suisses, malgré la chance quasiment nulle, évidemment, de voir la loi française s'y appliquer.

Et Wikipédia dans tout ça ?

Bien évidemment, Wikipédia, qui abrite des articles sur chacun des 10 candidats, ainsi que sur l'élection présidentielle elle-même (et même sur les sondages ayant émaillé la campagne), ne peut rester à l'abri du débat en cours. Dès samedi dernier, Theoliane a abordé le sujet sur le Bulletin des administrateurs (BA, pour les intimes), et suggérant par conséquent une semi-protection, voire une protection, à titre préventif. Proposition soutenue par plusieurs administrateurs (Starus, Esprit Fugace et JPS68) et un contributeur (Pic-Sou). Mais rejetée par d'autres (Boréal, Kropotkine 113, GL et Touriste). Si Boréal se situe sur le strict terrain wikipédien, en rappelant son opposition de principe à toute protection préventive, au nom de la philosophie fondamentale de Wikipédia, basée sur la participation ouverte (opinion évidemment recevable, mais qu'on n'est pas obligé de partager, du moins dans sa tendance jusqu'au-boutiste. Comme le dit Starus, "jamais" est un mot qui ne permet pas d'être souple et pragmatique, et tout principe doit, au nom de ce pragmatisme, pouvoir avoir des exceptions. Proposer une exception dans le cas présent, compte-tenu de la fameuse loi dont je parlais plus haut, ne semble pas incongru, et je trouve peu constructif de se draper dans un grand principe pour rejeter d'office la suggestion, même si je comprends complètement la philosophie sous-jacente à cette position), les trois autres arpentent de plus (car j'ai cru comprendre qu'ils souscrivaient aussi à Boréal) une voie assez glissante sur, en gros, le thème, que je ne suis pas loin de qualifier d'anarchisant, de "la loi, on s'en fout". Kropotkine 113 voit ainsi dans l'opportunité de violer la loi en rapportant sur les articles des estimations avant 20 heures, un "débat éditorial" (donc violer la loi serait une "option éditoriale" à envisager ...), tandis que Touriste, reprenant sur le fond une opinion émise par Letartean dans un récent billet, tient à préciser qu'il n'appartient pas aux administrateurs d'agir pour "faire appliquer des arcanes de droit électoral" ; Ludo29, pour sa part, estime que Wikipédia ne doit "pas être le seul média" à ne pas annoncer les résultats. Outre que la plupart des médias respecteront justement cette obligation de ne rien divulguer avant 20 heures, on appréciera l'usage du terme "média" pour qualifier Wikipédia qui, selon son principe fondateur numéro 1, est pourtant un "projet d'encyclopédie" et non un média. Un lapsus (?) qui en dit long sur la transformation insidieuse et réelle de Wikipédia en site de news, en plus d'être un projet d'encyclopédie.

Mais revenons à nos moutons. C'est-à-dire à la question de fond sur le rapport des administrateurs à la Loi. À lire certains intervenants, donc, il faudrait tout simplement que les administrateurs ne s'en préoccupent pas. Pour se concentrer sur les seules règles wikipédiennes. Une position de principe, que je qualifiais d'anarchisante, qui ne résiste pourtant pas au mur des réalités. Et même, justement, aux règles wikipédiennes. Plusieurs raisons à ce constat :

  • Les administrateurs agissent déjà en fonction de la loi — comme Touriste le reconnait d'ailleurs, mais pour mieux ériger cet état de fait en exception — en masquant et purgeant les infractions au droit d'auteur. 
  • C'est du reste, essentiellement, sur la base du droit français que les administrateurs de la Wikipédia francophone effectuent ces masquages et purges. Par conséquent, invoquer, comme Touriste le fait, que des contributeurs installés hors de France (comment le vérifier, au passage ?...) seraient tout à fait fondés à éditer les articles semble contradictoire avec cette politique suivie en matière de lutte contre copyvios. J'ajoute que, si les contributeurs prennent leur responsabilité, et que finalement il n'appartient pas aux administrateurs de les protéger malgré eux, il n'en demeure pas moins que c'est bel et bien Wikipédia qui proposerait des estimations avant l'heure dite, que la commission de contrôle risque de ne pas être contente et que, même si le risque semble limité, des poursuites à l'encontre de la Foundation Wikimedia ne serait pas à exclure, ce qui ne serait pas la meilleure des publicités.
  • Et à cette aune, on touche à la mission principale des administrateurs. Peut-être unique car tous leurs outils et toutes les règles afférentes à ce qu'ils peuvent faire ou non en découlent : les administrateurs sont là pour protéger Wikipédia. Et veiller à ce que la Loi soit appliquée sur Wikipédia me semble être partie intégrante de cette mission de protection du projet. Une Wikipédia abritant des illégalités peut en effet être menacée par les autorités et à juste titre critiquée par la presse. Ce n'est pas pour rien si la Foundation invite au respect du droit d'auteur, en modulant les obligations, selon les version linguistiques, en fonction du droit local.

Conclusion

En conclusion, je suis un peu inquiet de la désinvolture avec laquelle cette question — essentielle — a été abordée sur le BA. Non pas sur ce cas particulier (dans l'ensemble, j'ai cru comprendre que beaucoup de patrouilleurs partageaient l'inquiétude de Theoliane et veilleront au grain jusqu'à 20 heures) mais sur l'indécision qui en résulte sur cet aspect fondamental de respect de la Loi. En filigrane, comme je le disais plus haut, je sens une certaine idéologie anarchisante expliquer ce flou et cette indécision, l'anarchie bon enfant ayant finalement été un aspect essentiel des pionniers de Wikipédia, aspect qui perdure encore aujourd'hui par certains côtés. Or il est temps de comprendre que Wikipédia a grandi. Est même devenue une institution du Web. Qu'on ne peut pas (plus) faire comme si le monde réel et la Loi n'existaient pas. Je crois que la communauté en prend de plus en plus conscience, comme en témoigne cette prise de décision sur le fair-use (qui, à mon avis, aurait eu des résultats largement négatifs il y a encore deux ou trois ans). Cette évolution sociale est naturelle et inéluctable.


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