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Alexeï Rémizov: « J’aime tout ce qui est vivant dans le monde – or tout est vivant qui brille, et tout brille, des étoiles géantes au grain de sable infime, du mot le plus immense à l’idée fugitive »

Publié le 24 avril 2012 par Donquichotte

Extrait :

« Sans orage, c’est la mort. Et je veux qu’il éclate, comme ça, sans crier gare, oui, je veux que ça tape – fort, fort, à en crier, à s’en cacher la tête à deux bras, au moins une fois, sinon notre chienne d’existence étriquée empoisonnera toute vie ».

Dans :

Alexis Rémizov

« La Russie dans la tourmente »

Alexeï Rémizov: « J’aime tout ce qui est vivant dans le monde – or tout est vivant qui brille, et tout brille, des étoiles géantes au grain de sable infime, du mot le plus immense à l’idée fugitive »

Je ne sais trop comment traiter ce texte de Rémizov.

Alors je fais ce choix de tout me dire (de me le résumer) et de me rappeler longuement les moments inouïs de lecture que ce texte m’a donnés.

C’est une longue quotidienneté dont il est question, et qu’il nous raconte, celle du temps d’une guerre (14-18) qui s’achève, mais aussi celle d’une Révolution qui commence (1917).

Alexeï Rémizov: « J’aime tout ce qui est vivant dans le monde – or tout est vivant qui brille, et tout brille, des étoiles géantes au grain de sable infime, du mot le plus immense à l’idée fugitive »

Le soviet de Petrograd en 1917.

On suit Rémizov dans un long monologue, émaillé ici et là de dialogues, de discussions, de rêveries, de questionnements amers et obscurs, d’excitations, d’irritabilités, avec des voisins, des copains, des membres de l’administration ; il peint, décrit, montre des moments de vie difficiles (entre deux situations de guerre), et aussi controversées (on ne sait pas si c’est la guerre, ou si c’est la Révolution qui chamboule ainsi les gens). Mais ce quotidien est fait de banalités (on se rencontre et on se dit que ça va, ou que ça ne va pas, que la guerre sans doute va finir bientôt ; mais on s’en fout, on n’aime pas cette guerre décidée idiotement par les tsars ; les vivres manquent, c’est dur, des copains reviennent du combat, ou ne reviennent pas), autant que d’intenses réflexions.

On ne devine pas où Rémizov nous entraîne exactement; on perçoit qu’il n’aime pas la guerre, ni non plus la Révolution. On découvre peu à peu que la Révolution est celle des autres, celle de ceux qui la font, Rémizov ne la fait pas; qu’elle soulève enthousiasme, questionnement, espoir, mais qu’elle est aussi dure à vivre quand les promesses ne sont pas tenues. La faim tenaille tout le monde, la quotidienneté est une recherche permanente d’un bout de pain, d’un légume, d’un morceau de viande.

Il me semble que Rémizov adopte deux postures : 1/ soit celle qui montre très concrètement ce quotidien, le ton est lent, parfois brusque, le récit des débuts de la révolution est haletant ; les descriptions détaillées, simples, et parfois bizarres, sinon horribles, c’est la faute à la guerre, dit-on (ou  à la Révolution) : le texte est alors une suite ininterrompue de petites histoires, avec des personnages et des lieux d’action, des temps de nuit comme de jour, des personnages sans doute inventés de son entourage, mais qui vivent de façon très soumise les événements de la vie d’alors ;  2/ soit celle qui choisit de donner aux rêves, aux fantasmes de nuit, aux cœurs et aux sentiments écorchés, aux hallucinations embrouillées, (pour l’auteur, la Révolution, c’est cul par-dessus tête), aux peurs intimes, aux âmes humaines rabotées, à la terre russe labourée (une vie nouvelle devrait naître, dit-on), une ATTENTION particulière : le texte est alors une série de rêves - fantasmes, visions, délires, folies - et de dérives les plus fous ; Rémizov a peur, il se fait peur, il se raconte des histoires invraisemblables (on ne doute pas qu’il les rêve ; on ne doute pas non plus qu’il ait pu les vivre ; on ne doute surtout pas qu’il nous livre sa réalité crue), le ton vire souvent au cauchemar, à l’angoisse, aux tourments.

« Et nous volons.

Quand on monte, on se dit vivement la descente ; mais à la descente, c’est horrible !

Je suis assis tout au fond ; l’aéronef est entièrement constitué de petites planchettes très, très minces, sur des rails très, très minces ; il n’y a pas de moteur.

L’aéronef arrive au-dessus du fleuve et s’arrête en l’air.

Je regarde dehors : il fait gris.

Quelqu’un dit :

Dis donc, faut avoir le cœur bien accroché ! »

On dit que Rémizov n’a jamais rien écrit qui ne soit autobiographique. Alors, quelle vie il a eu ! Contes et légendes, comme des fictions tout à fait invraisemblables, font partie des nombreuses trames de sa vie. Et quelle vie !

En quatrième de couverture, on mentionne que « l’espace autobiographique qu’il s’invente est infiniment plus vaste : il y inclut tout ce qu’il a lu, (je repense aux récits de Don Quichotte) tout ce qu’il a rêvé, tout ce que charrie la langue russe qui fut son milieu naturel et vital ».

Ce qui me frappe dans les textes de Rémizov ? -  son attachement à la terre russe, à la nostalgie, à la mélancolie, à une douce remémoration des auteurs qu’il chérit, des poètes surtout, et dont il cite les vers sous forme d’hommage littéraire ; - sa sensibilité à fleur de peau, je la vois extrême, ses souvenirs de vies qu’il s’invente, et ses rêves qu’il convertit en de truculentes histoires ou qu’il trafique en des explications et raisonnements que l’on croit réels; - ses souffrances et ses amours au quotidien (avec SP, sa femme, avec des amis et avec tous ceux-là qu’il rencontre et côtoie). Quand il quitte la Russie, en 1921, il aurait pu écrire (comme Pouchkine, dans Eugène Onéguine) à propos de son pays, cette

« ...sombre Russie,

Où j’ai souffert, où j’ai aimé,

Où j’ai enseveli mon cœur ».

Le cœur de Rémizov est de feu...

Alexeï Rémizov: « J’aime tout ce qui est vivant dans le monde – or tout est vivant qui brille, et tout brille, des étoiles géantes au grain de sable infime, du mot le plus immense à l’idée fugitive »

Dessin de Rémizov pour illustrer son livre « Le feu des choses »

On dit de Rémizov qu’il était « un petit homme myope, fragile et désarmé devant la dureté des choses ». Cela explique sans doute ce sentiment que j’ai en le lisant qu’il voit tout sous un angle naïf, quasi dépressif (mais il aime la vie, plus que tout, dit-il, « cette chienne de vie ») ; on perçoit qu’il se raconte la réalité plutôt qu’il ne la vit, la rendant ainsi encore plus réelle, on ressent ce qu’il ressent à chaque page d’écriture ; sa vie nous appartient tout au long de ses récits. On a faim, on a soif, on fait d’interminables queues, comme lui ; et comme lui, on souhaiterait que la vie soit plus juste, moins dure, moins écrasante. Et comme lui, on la rêve. Finalement, on l’aime.

« Mon jugement, écrit-il, est celui d’un homme, bien sûr, mais d’un homme qui s’est tapi dans son terrier pour travailler sans relâche aux choses de l’esprit, d’un homme (pourquoi ne pas le dire) au cœur d’oiseau qui tressaute à chaque bruit de la rue et qui bat, répondant au battement du cœur de toute la souffrance du monde ».

Ainsi, pendant que la Révolution est à sa porte, dans sa rue, il travaille à finaliser un texte, comme s’il n’entendait pas la rumeur, même si on n’imagine pas qu’il ne l’entendait pas, comme en ce 14 février 1917, alors que des étudiants allaient marcher et protester ; on craignait l’éclatement, une répression sanglante, mais rien ne se passa. Rebelote en ce 23 février qui suit, Rémizov travaille à l’identique alors qu’une même marche était prévue et une même crainte de voir tout éclater latente. C’est drôle, il le dit, il le sait (on craignait un 9 janvier 1905 bis) ; et lui, il continue de mettre la dernière main à un autre texte, comme s’il n’entendait pas la rumeur, même si on n’imagine pas qu’il ne l’entendait pas. Ce qui m’intrigue, c’est qu’il ne participe pas au soulèvement en cours, on dirait même qu’il n’en mesure pas l’importance, on le croit volontiers en désaccord avec les buts de la Révolution, celle qui « tord et arrache ». Il souffre de cette Révolution. Oui, on le sait, on le devine, c’est le cas quand il parle des moyens et des excès de la méthode révolutionnaire. Et pourtant, il a un passé de « Bolchevique » de la première heure (on l’identifie ainsi à cause de son passé de rebelle, de protestataire ; il ira même au bagne, au Goulag, sous le régime Tsariste, pour ces raisons) ; mais il vit les premiers jours, et même les toutes premières années, du soulèvement révolutionnaire, dans une sorte de réclusion subie, et souffreteuse, tapi dans son terrier,

Il faut voir comme il décrit ces années 1917-1921, une sorte de tourbillon infernal de peur, de crainte, de naïveté, de souffrances causées par la faim, le froid, dans un climat paradoxal de fin de guerre et de début de Révolution... et d’intensité paroxystique. Rémizov a ce tempérament : il pousse le bouchon un peu loin, il a cette capacité de nous faire ressentir de façon exacerbée les choses avec un peu d’outrance, un zeste de fantaisie, et une langue – même traduite, et ici, si bien traduite -, colorée, farouche d’expressions fortes.

Il est temps que j’entre dans ses récits.

La Russie, « l’étoile de son cœur », en tourmente, c’est la fin de la guerre : 1917

Oui, la guerre tire à sa fin ; mais on ne sait pas pourquoi on fait la guerre. Drôle, je n’ai jamais rien lu sur l’entrée en guerre (celle de 14-18) de la Russie ; mais je perçois dans le texte de Rémizov que le cœur n’y était pas ; « c’est pitié ces vies gâchées pour rien ».

« La terre est toute éventrée, avec ce qui tombe d’en haut. C’est pas la guerre, c’est la boucherie ! Et les petites gens, pourquoi on les tue ? Qui va répondre de tout ça ? Les tsars, ils ont rassemblé le peuple et allez-y, gazez-le. On dirait que ça les amuse. Est-ce que ça a un sens ? Ils seront des anges dans l’autre monde ! qu’ils disent, les popes ».

Mais, lorsque Rémizov entend une chanteuse des rues, c’est l’âme russe sans doute qui lui parle alors, qui lui dicte un autre sentiment... il comprend que cette guerre foutue, cruelle, cette malédiction d’unijambistes, de manchots et de culs-de-jatte qu’elle rapporte au pays et rejette, ces ventres étripés, ces balles aveugles... ne sont pas le canevas d’une boucherie, mais « un combat singulier pour l’étoile de son cœur – pour la patrie avec ses champs, ses forêts, la vieille maison, l’église avec ses carillons... »

Il écrit alors : « Et si j’avais eu des ailes, je me serais envolé vers le champ où l’on mourait librement pour l’étoile de son cœur, je serais allé mourir pour la Russie, pour notre berceau, pour notre terre russe ».

Mais quand il va pour s’engager, (tracasseries d’hôpital, habillage, déshabillage, attentes, refus, examens, réexamens...) et qu’il est refusé, son âme a un mouvement de recul : « l’étoile de son cœur ! quelle dérision ! » Ce n’était plus l’étoile de son cœur dont on parle dans les chansons, non, la chanson ne devenait plus qu’une « vrille taraudante que personne ne peut ni rimer, ni chansonner ».

Voilà tout Rémizov : il ressent vivement l’inutilité d’une guerre-boucherie, « même les bœufs, on ne les tue pas comme ça », mais il perçoit avec tout son cœur qu’il en va de la survie de sa chère terre russe, quand il réalise peu après que la finale guerre n’est plus qu’empoisonnement de l’existence ; « toute notre vie n’est qu’un meurtre caché ». Et lui... n’est qu’un rebut.

Entre typhus et typhoïde, Rémizov, très malade,  passa 44 jours à l’hôpital

« Combien de derniers instants durant toutes ces nuits ! Et en ces derniers instants, combien de pleurs impuissants et d’appels enfantins ! Mais la vie (quelle qu’elle soit, cette chienne de vie !), on n’a pas envie de la quitter ». Mais la mort rôde, « elle sort de son coin, elle sort au crépuscule, je la sens, tout comme la sentent les condamnés pour qui le monde  devient odieux au fur et à mesure qu’elle s’approche ».

« Notre vie est dure... mais quand vient la fin, on n’a pas envie de partir ; on se souvient d’une herbe, une herbe tout à fait ordinaire, une ortie brûlante qui poussait à côté de la maison, on s’en souvient – Seigneur, comme on voudrait pouvoir la regarder encore ! »

La famine guettait... Raspoutine avait été tué avant Noël, ce butor qui gouvernait la Russie. Puis vint le temps de la Révolution

On est le 14 janvier 1917, et les étudiants, sur la perspective Nevski, manifestent qu’ils rejettent « le vieux monde ». Et tout le monde a en tête ce 9 janvier 1905.

Mais il ne se passe rien. Et pas davantage dans les jours qui suivent et qui voient d’autres manifestations. Il n’y a que des pancartes : « du pain ». Et on rêve de liberté autant que de pain. La Révolution est en route. Et Rémizov écrit son récit des temps anciens jusque tard dans la nuit.

Puis... soudainement, dehors, la terre vacille, la guerre, dit-on, va finir... et la Révolution guette... le Palais de Justice brûle... Rémizov voit son cœur timide trembler. Il ne lui reste qu’à écrire la fin de sa nouvelle... « alors, je m’y suis mis ». Et pourtant...

« Ce n’est pas rassurant, dehors, à l’air libre...

Des soldats surgissent... c’est drôle de les voir courir comme cela, on dirait que ce n’est pas pour de vrai, que c’est un jeu. Ils s’arrêtent devant la maison voisine, lèvent leurs fusils et – pan ! dans une fenêtre. Une automobile passe – un drapeau rouge flotte...

...Ce n’était pas rassurant, dehors, à l’air libre.

Ça tire ici, Ça tire là, Ça vous passe au-dessus de la tête.

...Ça n’était pas rassurant, dehors, à l’air libre.

Des soldats au pas de charge, baïonnettes pointées, et l’on dirait que ce n’est pas pour de vrai, que c’est un jeu... Un grand escogriffe de soldat marchait à notre rencontre en titubant.

- C’est comme ça ! dit-il en s’arrêtant, va falloir tirer.

- Et sur qui ?

- Sur qui on nous dira.

- Mais voyons, est-ce qu’on peut tirer sur les siens ?

- C’est juste, on peut pas ! – et il s’éloigna, titubant et bredouillant.

...Ce n’était pas rassurant, dehors, à l’air libre.

On achevait les blessés. Et ceux qui avaient une dent contre leur voisin sortaient dans l’ombre et réglaient leurs comptes avec ce qui leur tombait sous la main ».

Ce récit de Rémizov, sur les premiers jours de la Révolution, est haletant ; il le termine avec un long poème... dont cet extrait :

« La terre russe a chancelé / l’heure est trouble. / Toi seule demeures – / front couronné d’épines, / toi seule demeures  / inébranlable. / Le sang ruisselle sur ta face / et ta chemise blanche / te vêt comme de pourpre – / c’est ton sang qui rougit / les plaines blanches. / J’entends quelque chose de noir qui rampe : / le chagrin-mauvais-malheur / se glisse dans les forêts, les broussailles. / Les forgerons forgent des chaînes – / de lourdes, lourdes chaînes ».

La lune de miel ?

Tout à coup, il y eut des pains d’épices partout et des soldats revenaient de la guerre avec de l’argent, des croix et des médailles. Des tsars nouveaux apparurent : Rodzianco d’abord, ce fut le Soviet des ouvriers et des soldats, puis Kérenski, un poignard dans le dos de la Révolution, et bientôt ce serait Lénine.

Le rêve, promis, juré, arrivait, ce « palais en pain d’épices de Dame Tartine : / -   la distribution des terres, / -   les augmentations de salaire, / -   la diminution des heures de travail, / -   la satisfaction de toutes les revendications, / -   le bien-être, / -   le paradis ».

Mais Rémizov, qui croit fort peu aux pains d’épices, ressent une pression de jour en jour plus pesante, il se cabre et se débat pour sauvegarder d’une façon ou d’une autre...

« ma liberté / d’exister sur terre / par moi-même ».

Rémizov va chez son ami Chestov, qui l’accueille ainsi :

« La révolution ou une tasse de thé ? / Ses yeux rient : / Tais-toi (il ne me laisse pas répondre), à notre époque il vaut mieux se taire ».

Autrement dit, dans la pensée de Rémizov, on a le choix entre se déchaîner avec les éléments (la Révolution), ou offrir une résistance personnelle (la tasse de thé). La Révolution s’approfondit chaque jour ; et Rémizov voit des gens heureux, et ce bonheur, écrit-il, venait de l’action, celle des éléments déchaînés. Quand à la tasse de thé, pense-il, pas si simple, « il faut avoir du thé. Et pour avoir du thé... »

Oui, Rémizov est réticent face à la Révolution qui s’approfondit. Lénine arrive au pouvoir. Mais Rémizov voit toujours un contresens dans la Révolution : « cette catastrophe est soi-disant pour l’homme, et l’homme, elle le piétine ! À mort ! Les gens n’ont que ça à la bouche, ils n’écoutent rien. »

Rémizov ressent un mal à l’âme

« Toute cette dureté de l’élan révolutionnaire me blesse et j’ai mal – j’ai mal à mon âme... Mes convictions sociales ? c’est que chacun doit pouvoir mourir dans son propre lit ». Quand il discute avec les révolutionnaires engagés, il voit qu’ils sont « comme l’acier, - emmurés dans une bulle froide – et dans cet acier bat une volonté vivante, et cette volonté est impitoyable. J’ai toujours un peu peur de ces gens-là. Peut-être parce que je suis moi-même sans consistance, et que ma volonté à moi n’est pas sous cloche ».

Ainsi, quand il discute avec son amie Véra Nikolaïevna, membre du groupe terroriste « Volonté du Peuple » qui avait fomenté un attentat et tué par bombe le tsar Alexandre II (c’était le 13 mars 1881), il peine à lui parler de façon humaine... et il voit bien que ses paroles tombent complètement à plat.

Pour lui, comme pour tous les réprouvés, rejeter la Révolution, c’est proclamer son droit d’être un homme. « Quel que soit le gouvernement, fût-il le plus angélique, il sera toujours désavoué ; quel que soit le pouvoir, c’est le pouvoir – donc le joug ». Rémizov était sans doute – même si le mot n’arrive pas sous sa plume – un anarchiste. Il se disait un « nationaliste-internationaliste » ; mais il n’a réussi à convaincre personne. « Toi, tu es un bolchevik ! me disait-on, rappelant mon passé ».

Rémizov se cloître et se définit ainsi : son CREDO 

« Du plus loin que je m’en souvienne, j’ai tout fait pour éviter la rue. Ce n’est pas une infirmité, pas du tout, c’est mon intuition de la vie. J’ai toujours fait en sorte de me condamner à la réclusion perpétuelle - - avec droit de sortie, quand je veux. Ma claustration est devenu mon rempart à moi, ma corne, mon dard, mon piquant, mon sabot – mon élément. Ce n’est ni misanthropie, ni rejet du monde – pas du tout. J’aime tout ce qui est vivant dans le monde – or tout est vivant qui brille, et tout brille, des étoiles géantes au grain de sable infime, du mot le plus immense à l’idée fugitive :

-   j’aime le soleil, les étoiles, le vent, la terre – / -   j’aime l’aube et la pluie, les pierres et les arbres, les herbes et la parole, et le rire de l’homme – / -   et les monts et les mers, les oiseaux et les fauves, et l’homme – / -   et tout ce qu’a touché la main de l’homme – ce qu’a créé l’habileté de l’homme. / Non, ce n’est pas pour cela que je vis dans un trou de taupe et que je ne sors qu’en tremblant.

Sans mon trou de taupe, sans cette claustration, je suis un hérisson sans piquant, un cheval sans sabot, un coq sans ergots.

En prison (dans mon passé), je n’avais absolument pas besoin de promenade et je pouvais passer des mois sans sortir de ma cellule, en prison ce n’était pas cela qui me pesait, j’aurais pu y rester des années sans me plaindre, ce qui me faisait souffrir, c’était la violence exercée sur ma libre volonté : je ne pouvais pas sortir quand je voulais ». 

Oui, Rémizov a vraiment le « cœur d’un oiseau qui tressaute à chaque bruit de la rue ».

Et pourtant... 

...écrit-il, il n’a nullement besoin d’une vie égale et tranquille, ni de biens matériels. Si un bienfaiteur le mettait dans une maison de repos à vie, où tout lui serait fourni sans qu’il lève le petit doigt, ce serait comme si on le condamnait à une mort lente mais sûre. Il s’emparesserait alors, se ramollirait et, finalement, s’endormirait.

« Dieu merci, les misères de notre vie m’ont toujours sauvé... Je sais que la menace des menaces – la Révolution, qui tord et arrache – ne changera rien ; mais je sais aussi que sans orage, c’est la mort. Et je veux qu’il éclate, comme ça, sans crier gare, oui, je veux que ça tape – fort, fort, à en crier, à s’en cacher la tête à deux bras, au moins une fois, sinon notre chienne d’existence étriquée empoisonnera toute vie. / Oui, quand approche l’orage, c’est bon. / Oui, c’est ainsi ».

Sa mère, à cette époque, mourut.

Rémizov était absent lors du décès de sa mère.

« Elle avait eu une vie pénible, extrêmement pénible. Cela, je l’avais compris dès l’enfance, mais quand même trop tard. Je ne me souviens d’elle qu’un livre à la main : mon premier regard sur les livres vient de là... Ni mes rêves que j’exprimais abruptement, ni mon bolchevisme, ni ma déportation ne l’avaient troublée. Je compris trop tard (bien que tout petit) que nous, ses enfants, nous avions brisé sa vie et que moi, le dernier, le non-désiré, j’avais été la dernière goutte qui avait fait déborder le vase : c’était une femme brisée. Elle mourut en 1919, au mois de février. Mes frères l’enterrèrent. Moi, je ne pus pas venir aux obsèques : elle eurent lieu juste au moment où l’on m’avait arrêté. Je ne pus que lui écrire : je demandais qu’on fasse devant elle trois enclins de ma part :

-   le premier – pour avoir, par mon apparition sur terre, porté son malheur à son comble ;

-   le deuxième – pour l’avoir comprise trop tard : ce qui est mon fardeau ;

-   et le troisième – pour la remercier de m’avoir donné la vie, car sur la terre il n’y a rien de meilleur que la vie ». 

Et tout à coup, alors qu’il sortait tout juste de la cathédrale de la Dormition, il comprit que tout cela - - c’était fini - - cette Russie. Suit un long poème, une ode, un hymne à la gloire la Russie, celle perdue, dont cet extrait:

« Russie aux horizons sans bornes, ma patrie, / qui eut tant de misère, tant de souffrance – la mémoire n’y suffit pas ! – je te vois : tu quittes la lumière de la vie, terrassée, jetée au feu. / Tu vécus, travaillas et trimas, mais tu connus la fête, les longues vigiles, la liturgie, et puis les rondes et les chants, le bruit, les balançoires. / Il y eut la faim – mais aussi l’abondance. / Il y eut les supplices – mais aussi la grâce. / Il y eut les tortures – mais aussi l’héroïsme : les hommes se sacrifiaient pour le bonheur du peuple... » / « Peuple russe, qu’as-tu fait ? / Tu cherchais ton bonheur - - / Dupé, tu as chu lourdement dans le fumier, comme un pourceau ».

Rémizov n’aime pas les explications, la langue de bois. Avec la guerre, comme avec la Révolution, les actions sont dures, et pour Rémizov, révoltantes ; et pourtant, on peut les expliquer, les justifier pour qu’elles aient l’air plus justes : on parle alors de « tactiques », de « du point de vue des masses », etc... Mais pour lui, ces mots, les vrais, sont « meurtres », « trahisons », « infamies »... On arrive même à dire « banalement », « légèrement », ces choses.

À cette époque Rémizov est en cure, à Essentouki avec SP, sa femme, gravement malade ; il y rencontre Korolenko, un écrivain ukrainien engagé d'inspiration populiste, et aussi Tchékhov ; leurs discussions sont tendres, simples, malgré ces instants si difficiles. Rémizov rappelle leurs conversations : autour d’un lièvre, par exemple, que Rémizov a acheté et montre à tout le monde, « cet amour de lièvre », disait-il.

Soudain, « Korolenko pris mon lièvre et me demanda très gentiment, en me regardant plus gentiment encore :

- Vous croyez vraiment, n’est-ce pas, que les objets inanimés sont sensibles ?

Pour moi, à cette minute, c’était tellement évident, j’étais si entiché de mon lièvre que je n’avais tout simplement pas de mots pour répondre à cela ».

Mais voilà, ils ne discutent pas toujours des fondements de la Révolution. Ils sont humains. « Dans les instants difficiles, même sans paroles, un seul regard humain a sur l’âme un si grand pouvoir ! »

Korolenko, que Rémizov décrit comme un être extraordinaire (il le pressent et il garde cette image) qui avait, dans son cœur et dans ses paroles, tant de chaleur et de lumière, tant de sérénité et de paix, résume leurs propos : « C’est cela l’humanité : en dehors de toute considération, de tout événement cosmique et de tout point de vue, un être humain ne fait pas que manger et boire, il peut avoir mal et souffrir ».

Le docteur a écouté, tapoté, palpé, diagnostiqué... Rémizov est malade : Pneumonie striduleuse. Poumon gauche. Terrain éthylique. « Et je ne peux pas arrêter ma toux, je ne peux pas arrêter mes pensées : une vraie tornade. Et toutes mes pensées, je les dégoise : j’ai peur d’éclater. Je parle, je parle, je parle sans savoir ce que je dis, je dégoise mes pensées : une vraie tornade. Stop ! je reprends mon souffle, et je recommence (sinon j’éclaterais) : je parle, je parle, je parle ». Voilà, il était malade, il parlait, déparlait, hallucinait...

Un jour... OCTOBRE est là...

Les membres du gouvernement provisoire ont été arrêtés, enfin Vladimir Ilitch a pris le pouvoir ! Après sa maladie, Rémizov passe huit semaines à la maison, il rédige alors « La Russie dans ses écrits ». L’atmosphère lui paraît heureuse ; mais que va-t-il sortir de tout cela, se demande-t-il ?

« Nous ne savons rien comme après une grande fête quand il n’y a pas de journaux  / C’est dur de vivre sur une terre dévastée. / Ma patrie ! / L’âme est recrue de souffrances. / S’il y avait des tombeaux pour les vivants, - j’irais m’y coucher ».

...puis la Russie entama le chant de la famine...

Le destin de la Russie est de feu. D’après les paroles d’Héraclite d’Éphèse, Rémizov entonne « le feu est juge ultime – il juge tout et détruit tout. Et la foudre – c’est le timonier... Au commencement était la force, par destin la force devint droit. Sans le droit, qu’y aurait-il ? Chaos, déclin, poussière... Destin tout-puissant ! Qui pourrait t’éviter ? Ni les faibles d’esprit modelés dans la boue, ni les porcs dans la fange, ni les poules se baignant dans la terre et la cendre ».

Comme toute la Russie, Rémizov vit « affamé ». Ses journées ne sont qu’efforts astucieux, de bureaux en bureaux, de queues en queues, pour obtenir de maigres pitances.

Mais Rémizov a sa « Société des Singes », qu’il a créée. Celle-ci, d’origine obscure, d’objectifs non moins obscurs, et à laquelle Rémizov se réfère souvent, a comme hymne :

« Je n’ai pas bouffé ta part, / Tu ne boufferas pas ma part, / Je ne boufferai pas ta part, / Tu n’as pas bouffé ma part ! »

Et ce credo suprême, qui, pour tous les singes-humains-poètes qui voudront se joindre à eux : « méprisant l’ignoble humanité qui a enténébré la lumière des songes et du mot... il n’y a nulle place aux bois et aux déserts ici présents pour l’ignoble hypocrisie humaine ».

Et un jour...

...il entendit des pas dans l’escalier, il savait... il prépara son baluchon ; on l’amena...

« Où va-t-on ?

Pas de réponse ».

... il est reçu par un petit maigrichon au nez pointu, on lui prend ses papiers, et en route pour la RUE-AUX-POIS, solidement encadré de tchékistes, passant devant des fusils mitrailleurs... une automobile pétaradant dehors... « on sait bien ce que c’est quand ils font pétarader les moteurs. C’est quand ils fusillent ». À côté de lui, attendant, une bonne femme avec un porcelet, qui lui dit : « Ici, il y a un type, un gardien de prison, il fait cocorico : il a fusillé, fusillé, et puis il est devenu fou – il fait cocorico ». On enregistra « qui je fus et qui je suis et ma race et mon sang et le nombre d’années que j’ai vécues en ce bas monde ». Et on le relâcha. Il retourna dans la libre anarchie de son Royaume des Singes, des singes intellectuels qui ont « bien ri de voir des écrivains casser la glace dans les rues ou bien décharger des péniches » (sorte de travail obligatoire sous la Révolution). Oui, car le Singe de sa Société des Singes, est, lui, libre « de faire ce qu’il veut, et de penser tout ce qui lui passera par la tête, en sachant sa queue garder ».

Ses amis meurent, le docteur Sergueï Mikhaïlovitch Poggenpohl, du typhus, Fiodor Ivanovitch Chtchkoldine, du typhus, et Vassili Vassilevitch Rozanov, de sa mort. Trois tombes.

Et c’est toujours la famine. Rémizov avait compris qu’il lui fallait porter cette misère, toute sa vie. « Il le fallait - -parce que c’était ainsi ». Un jour il rencontre un ami, si maigre, et qui ne le reconnaît pas, qui ne le salue pas, alors qu’habituellement... « Un chien c’est pareil : il ne regarde plus personne quand il est en train de crever ».

En cette période difficile, « la moitié du cerveau des gens, quand ce n’est pas la totalité, est bourrée d’une seule idée carnassière et affamée – trouver de la nourriture ».

-   « La vie est difficile.

-   C’est pas une vie ! repris-t-elle (une voisine) avec rage. – C’est une boite de conserve aplatie sous une voiture amochée ».

Mais il y eu aussi de bons moments en ces années

« Il y en a eu, des choses merveilleuses et miraculeuses en Russie ces années-là ». À vous faire tourner la tête, c’est peu écrire. Il y eu des rêves, des rêves du grand soir, tous des rêves de paradis sur terre, des rêves plus haut que les étoiles – et aussi une réalité qui vous faisait dégringoler sur terre – et « le massacre absurde, sauvage de l’homme par l’homme ». Il y avait des « tout est à tout le monde », avec de la rigolade partout, et des histoires des plus comiques, comme celle- ci, de cette victime, un employé de l’Action Éducative, qui l’a racontée à Rémizov :

« On avait institué autour de lui une surveillance secrète, et ses surveillants tenaient la planque, couchés dans les buissons en face de chez lui ; mais même en été le soleil ne brille pas toujours, le vent s’est levé, il s’est mis à pleuvoir, et quand il pleut ça n’a rien de drôle de rester vautré dans l’herbe mouillée – alors vers le soir ils sont sortis en rampant de dessous leurs buissons et sont allés boire du thé chez leur objectif ; ils ont bu leur thé, se sont réchauffés et sont retournés à leur taillis, au turbin ; et lui, l’objectif, les a raccompagnés jusque-là pour les protéger des chiens ».

Absurde ? Non !

Pas plus que cette anecdote. Un jour, Rémizov assiste à la poursuite par des milices d’un homme qui, finalement est abattu devant lui... « toute sa cervelle s’est répandue par terre et une grande mare de sang. Moi je pleurais tout fort en marchant. Il y a un milicien qui s’est approché de moi et il m’a dit : si tu veux pleurer, va le faire à ton domicile. Et moi j’ai dit : si ça, ça peut se faire devant tout le monde, alors on peut pleurer devant tout le monde aussi ».

Pas plus que cette autre anecdote sur une « crotte » qu’un chien avait laissée devant la porte d’un appartement au 5ième étage, et que le responsable de l’entretien (cette semaine-là ; on se remplaçait) ne voulait pas ramasser, et qu’un autre chien, finalement, était venu bouffer ; pas plus que cette autre à propos des WC qui demeuraient bouchés tout l’hiver parce que l’eau (gelée) ne pouvait circuler dans les tuyaux, et qui les obligeaient, le printemps venu, à nettoyer le grenier à la petite pelle et aux seaux (et oui, ce grenier, situé au 6ième étage où chacun allait se soulager, au froid, à l’abri des regards, subrepticement, il va de soi). Rémizov raconte ces deux histoires en 17 pages bien tassées – dégoulis et dégueulis, - des histoires qui avaient nécessité un « décret » pour que les habitants de son immeuble se mettent au travail de nettoyage sous l’œil impassible du « délégué », accompagné de « la fine fleur de la révolution ».

En 1918 les pauvres mouraient de faim, en 1919 ils crevaient de froid.

Mais Rémizov voit le bien de la part des hommes, même en temps de crise majeure. Un jour qu’il déambule sur le boulevard, son esprit occupé à parler avec les bêtes, comme il l’écrit, il entendit deux femmes parler derrière lui ; en fait elles chuchotaient, mais il les entendit extraordinairement bien :

« L’une parlait à l’autre d’un homme, d’un homme qui n’avait rien, qui était dans une misère noire : si pauvre qu’il n’avait rien à partager, et il disait, cet homme :

Eh bien, si l’on a rien, on peut toujours partager une bonne parole.

Partager une bonne parole ! et ce fut comme en plein midi, sur la Place, quand le canon tonne – partager une bonne parole ! C’était comme si je m’étais réveillé- Je vis le ciel, si bleu, un ciel d’ailleurs – et toute mon âme se tendit vers lui – ni timide, ni abattue – pleine de bras – pleine d’ailes –

C’était comme si j’avais grandi. Et un sentiment emplit mon cœur énorme comme le monde. La parole avait été dite qui m’avait réveillé de mon immonde carcasse - - Moi non plus je n’ai rien, rien à partager – je suis un mendiant, je suis à la rue ! mais j’ai – plus grande que toute richesse, que toute provision de nourriture – j’ai la parole ! Et je veux la partager : dire au monde entier, désagrégé et recru de malheur –

A l ‘homme, perdu dans un désespoir sans issue –

A l’homme qui envie les bêtes, qui en rêve –

A l’homme qui tombe sous le poids d’un labeur au-delà de ses forces, qui tombe dans ce combat sans merci : être un homme sur terre...

...Lèvres contre lèvres / Cœur contre cœur ! »

Puis vint le printemps (« je voyais le sourire du voisin qui avait perdu le sourire »), puis, à nouveau, l’hiver.

Puis... 1921, an IV de la Révolution... la fin du bal. La fin des récits de Rémizov.

Mutinerie à Cronstadt, discours de Lénine sur la NEP, la Russie est en feu.

Rémizov écrit à la mémoire de Dostoïevski : (extrait)

« Dostoïevski – c’est la Russie. / Et pas de Russie sans Dostoïevski. / Au dernier appel, au dernier tribunal, lui et lui seul (qui d’autre ?) se lèvera pour défendre la Russie, lui seul parlera pour tous, les tourmentés, les souffrants, les pécheurs immondes et qui pourtant aiment comme les petits enfants... / Juge-nous, dira-t-il au juge, si tu le peux et si tu l’oses. / Et de ses yeux caves, brûlés de douleur, une étincelle jaillira. / Tant de clous lui ont transpercé le cœur – nul cœur humain ne battit si bizarrement et si vite, impétueux et frénétique. / Dostoïevski a vu dans ce monde la destinée de l’homme – plus amère que le fiel ».

Il écrit aussi  à la mémoire de Alexandre Alexandrovitch Blok : (extrait)

« Vous serez bien, couché dans votre terre natale. Nous aussi, nous avons pris une petite boite de terre russe – / vos yeux iront aux fleurs, / vos os, - à la pierre, / vos pensées, - au vent, / vos paroles, - au cœur humain. / Pauvre Alexandre Alexandrovitch ! / Je ne peux absolument pas me persuader que vous n’êtes plus de ce monde ».

« Toi et moi, follets jumeaux / Diablotin des eaux,

Bonnets de fou, bonnets verts, / Posés à l’envers[1] »


[1] « Les diablotins des marécages, poème de Blok dédié  à Rémizov (janvier 1905).


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