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Mawazine ou « Wallou zin » ? Un équilibre périlleux pour le gouvernement marocain

Publié le 01 mai 2012 par Gonzo

Partout dans le monde arabe, on organise des festivals : question de prestige national ou même régional ; substitut à de réelles politiques culturelles tant il est plus facile d’organiser un événement annuel que de mettre en œuvre un programme de développement à long terme ; promotion touristique avec des retombées économiques ; et de plus en plus, scène alternative, non pas de l’expression artistique sous toutes ses formes, mais des luttes entre courants politiques qui labourent à grands coups de charrue démagogique un champ culturel où ils espèrent récolter des voix !

Avec les recompositions politiques qui font suite aux soulèvements du « printemps arabe », on voit donc sans surprise se multiplier les polémiques autour des « vraies valeurs ». (Certains extrémistes parlent même de « fermer les frontières » pour préserver l’« identité nationale », ce n’est pas en France qu’on pourrait entendre de telles horreurs!) L’affaire du moment, c’est le procès intenté au célèbre comédien égyptien Adil Imam, accusé d’attaquer « l’Islam » – avec une majuscule en français, et au singulier tellement les accusateurs sont persuadés de détenir la Vérité sur cette question. Mais à quelques jours du lancement de sa 11e édition, on préfère ici évoquer Mawazine, le vaisseau-amiral de l’activité festivalière au Maroc.

On aurait pu retenir l’exemple du festival de Carthage en Tunisie avec les déclarations de Mehdi Mabrouk, le « ministre de la Culture et de la préservation du Patrimoine » du nouveau gouvernement dominé par le parti « islamiste » Ennahda, qui affirmait ainsi, en février dernier, retenir pour la prochaine édition « des critères ayant une dimension morale » (عتماد مقاييس ذات بعد أخلاقي). Censure morale et atteinte à la liberté de la création pour les uns, conséquence logique de la révolution et coup d’arrêt à une programmation « populiste voire indigne » pour les autres, tout est en place pour un remake de la grande scène classique, « méchants-islamistes-passéistes » vs « courageux-laïcs-modernistes » !!!

Une lecture attentive des débats montre pourtant que les choses ne sont pas aussi simples, même si nombre d’acteurs, d’un côté comme de l’autre d’ailleurs, sans parler de la plupart des commentateurs étrangers, font tout pour qu’on pose la question exclusivement en ces termes. Un des intérêts de la polémique actuelle autour de l’organisation du festival Mawazine au Maroc est justement de mettre en évidence la complexité des enjeux, et des stratégies.

Il faut d’abord rappeler que l’opposition au festival ne date pas d’hier. Depuis des années, bien avant d’arriver au pouvoir par conséquent, les courants de l’opposition religieuse ont protesté contre ce genre d’événements culturels, ceux de la jeunesse branchée (du type L’Boulevard) bien entendu, « promoteurs d’une pernicieuse culture étrangère », mais également Mawazine et sa grosse artillerie médiatique proche du Palais. En mai 2008 par exemple, le roi, depuis toujours très attaché à une initiative menée par certains de ses proches, avait surpris ses sujets en prenant la défense d’un groupe de rap, soumis à une furieuse critique moralisatrice (article en arabe).

Mawazine ou « Wallou zin » ? Un équilibre périlleux pour le gouvernement marocain
C’est toutefois en 2011, au plus fort du « printemps », que l’association Maroc-Cultures qui organise Mawazine a dû essuyer les plus violentes des critiques, au point que le festival a bien failli ne pas se tenir. Celles des militants de l’islam politique, bien entendu, mais également celles des jeunes du 20 avril, réunis dans une « Coordination pour l’annulation de Mawazine ». En principe aux extrêmes du paysage politique, les deux oppositions se rejoignaient pour dénoncer de concert la gestion de l’événement, tant sur le plan économique (corruption et favoritisme, assèchement des ressources pour les autres actions culturelles moins prestigieuses et plus dissidentes…) qu’artistique (médiocrité d’une programmation commerciale, marginalisation des artistes locaux au profit des vedettes internationales, etc.). Dans cette période d’effervescence politique du printemps 2011, avec tous les problèmes du pays en termes d’éducation et de culture notamment, comment accepter, avec des cachets de plusieurs centaines de milliers de dollars, l’invitation de vedettes vulgaires et de médiocre qualité du type Shakira (cf. l’illustration de ce billet trouvée ici) ? A l’arrivée, beaucoup de bruit sur Facebook contre le « festival du Roi », et même dans la rue avec des protestations pacifiques quelque peu bousculées par des policiers énervés, mais un festival qui se déroule vaille que vaille.

Les dernières élections ayant mis aux affaires, comme en Tunisie, un gouvernement dominé par un parti « islamiste », le PJD (Parti de la justice et du développement), la « question des festivals » n’a pas manqué de rebondir. Avec peut-être plus de subtilité de la part du PJD, qui a mené son affaire avec un certain doigté, et encore plus de prudence politique. Au départ, pas de déclarations fracassantes à l’inverse de la Tunisie, sur la nature d’une programmation appelée à s’adapter au projet de société exprimé par le vote des électeurs. Plus adroitement, le ministère de la Culture a organisé, en février dernier, une sorte de « festival halal », avec programmation de ces chants religieux dont la tradition musicale locale est si riche. Manière de dire que le PJD n’est pas contre la culture, loin de là, mais qu’il souhaite la développer conformément à son programme politique.

Alors que Abdel-Ilah Benkirane le dirigeant du PJD et actuel Premier ministre, semblait avoir donné la consigne de « lever le pied » sur cette question sensible (article en arabe), Habib Chounani, ministre des Relations avec le Parlement et la Société civile, s’est lancé au tout début du mois de mars dans une violente critique du « Festival de l’État », au risque d’un affrontement direct avec le roi. Certes, il n’est jamais sain que la politique se mêle de culture, mais en vérité comment reprocher au parti qui a remporté les élections de réclamer, pour un festival quasi officiel, une programmation à la fois plus respectueuse de l’utilisation des deniers publics et plus conforme aux demandes réelles de la population ? Dans ses principes, l’argumentaire du PJD pourrait être celui des gauchistes du Mouvement du 20 février ! Pure manœuvre politique ? Si c’est le cas, elle n’est pas totalement maladroite en tout cas.

En guise de réponse, les organisateurs de Mawazine ont clamé haut et fort leur indépendance financière. Promis, ils ne toucheront plus un dirham de l’État, et ils ont publié des comptes pour le prouver : un budget de 7 millions de dollars, couvert aux 2/3 par les recettes (billetterie et droits de retransmission), le reste venant du mécénat privé. Un « équilibre » – c’est le sens de « mawazine » en arabe – très théorique car le budget réel paraît bien plus important, la part des recettes largement surévaluée et le caractère volontaire des « participations privées » toujours très suspect au Maroc…

On verra comment se passent les choses dans quelques jours, sans conflit sérieux très probablement. A terme, ce ne sont pas forcément les manœuvres, plus ou moins habiles, des uns et des autres qui doivent retenir l’attention mais la réaction, au fil du temps, de la population, au Maroc comme en Tunisie et ailleurs dans le monde arabe. Avec le temps, quelles seront les réactions aux « propositions culturelles » de l’islam politique ? Minimiser la part des émissions en français à la télévision nationale – une autre proposition du PJD – passe encore, mais il y aura plus de réactions quand il s’agira de couper les émissions pour diffuser l’appel à la prière (on attend que cela coïncide avec une séance de tirs au but!), après la suppression de la publicité pour le très populaire PMU

Pour ce qui est de la musique, les Marocains apprécient sans aucun doute – comme le rappelle cet article (en arabe) – les chants religieux, mais ils aiment aussi la musique chaabi, tout autant que la (mauvaise) variété internationale. Pour ne rien dire du rap et des autres musiques alternatives chez les plus jeunes… Pas sûr qu’on puisse les priver très longtemps de tout cela… Surtout si Mawazine devient wallou zin (« rien de bien » en marocain) !


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