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[note de lecture] "inter" de Pascal Quignard (par Benoît Vincent)

Par Florence Trocmé

Entre ici et ailleurs

Inter
C’est un livre étrange où plusieurs voix cohabitent. 
 
La porte est toujours ouverte 
Enfonçons d’emblée les portes ouvertes : c’est entendu, traduire est impossible. Et, à la limite, sauf à répéter mot pour mot, la traduction est le degré zéro du commentaire ou de l’interprétation. 
Il est possible, aussi, que la répétition mot pour mot soit déjà une interprétation. La traduction, entre répétition, paraphrase et tout-autre, peine à trouver un site où s’enraciner. 
Alors c’est entendu, traduire est écrire est impossible. 
Évoquons une donnée subsidiaire : si on conçoit à peu près de traduire une langue vivante, qu’en est-il d’une langue morte — si quelque chose comme langue morte veuille signifier quelque chose ? 
Si traduire est impossible, traduire une langue morte l’est d’autant plus, d’autant plus que personne n’est capable d’en vérifier la pertinence ou la… La quoi ? La justesse ? La fidélité ? C’est bien ce qui manque à la traduction et donc l’argument tombe de lui-même. 
Continuons : si traduire à partir d’une langue morte est doublement impossible, qu’en est-il de traduire une langue vivante en une langue morte ? Est-ce assassiner la langue que la traduire en latin ? Est-ce comme la sacrifier ? 
Arrivés à ce point, où nous nous sommes heurtés violemment à toutes les portes ouvertes, reprenons. 
Pascal Quignard a trouvé malin, au début de son œuvre, de composer un poème en langue latine, Inter aerias fagos, et ce texte est reproduit ici. Emmanuel Hocquart l’avait alors traduit une première fois en français, et ce texte est reproduit ici. Trente-cinq ans plus tard, sous la houlette d’une érudite, Bénedicte Gorrillot, cinq autres poètes — et non des moindres : Pierre Alferi, Eric Clémens, Michel Deguy, Christian Prigent et Jude Stéfan — vont proposer du texte de Quignard leur version en langue française. 
Le résultat : INTER, un livre étrange où plusieurs voix cohabitent. 
 
La porte est toujours fermée 
Traduire : est-ce additionner ou soustraire ? Est-ce clarifier ou obscurcir ? Questions récurrentes. 
Ce livre est d’autant plus frappant que, dès les premières pages de la lettre qui fait office de préface, envoyée par Quignard à Gorrillot, celui-ci déclare : « Il faut croire que pour moi l’oral est impossible. » 
L’oral : et c’est précisément la langue parlée, donc la langue vivante. 
Or ce qui est impossible, à l’évidence, c’est que quelque chose comme la littérature écrite, aujourd’hui d’autant plus, puisse avoir lieu, trouver un lieu où reposer, où habiter et qu’un auteur contemporain écrive un poème dans une langue disparue dans sa forme orale vingt siècles auparavant — et pire encore, que six poètes réécrivent ce texte, dans une autre langue, trente-cinq ans plus tard. 
Réécrivent dans une autre langue : poussent ce texte, une première fois poussé, dans son indigénat d’origine. Car le texte de Quignard n’est pas — malgré les postures que ce dernier voudrait adopter — n’est évidemment pas né en latin. Il est né en français, puis traduit en latin, parce que la langue de la noesis — et l’on sait combien cela est important pour l’auteur — est la langue de la mère.

 

Pourquoi recourir au latin ? Précisément : c’est la langue antérieure au français, sa langue mère. Ce n’est pas une langue morte, à moins que le parent, la mère, le père, soit toujours un parent mort — ce qui n’est pas loin d’être le cas. Dans la représentation de l’auteur, c’est en tout état de cause le perdu (la perdue, dit-il d’ailleurs (25)). L’abandonné. Et ce qui justifie l’inquiétude même : le silence ; la terreur : non tumultus non quies. L’inquiétude est alors la stupéfaction. 
La latin, comme juste avant-langue (comme on parle d’arrière-boutique), c’est l’espace-limite entre les mondes, entre les civilisations. « Le latin, c’est transformer le vieux en nouveau » (20) et c’est précisément : traduire — ou retraduire, attendu que, etc. 
Il n’y a donc pas de langue vivante ou morte ; il y a le latin, qui survit comme mémoire dans le français, le roumain ou le portugais. 
La présence de Saint Jérôme qui court dans le texte, par quatre citations mises en évidence par le texte critique — pour ceux qui ne lui sont pas familiers. Par la paraphrase (le commentaire) liminaire : aussi, avec Saint Thomas et Pétrarque. Trois noms, trois états de stupeur. Trois silences, c’est entendu. 
Réentendu. On peut aussi se heurter sans cesse aux mêmes portes closes. 
Ni calme, ni bruyant, c’est le silence de la terror. L’exégète de Quignard reconnaîtra l’affection pour les « mots de la terre et du sol » avant que celui-ci ne nous l’explique. Cette terreur, qui serait plutôt une stupéfaction (ou une sidération, qui est géographiquement à l’opposé), ne s’exprime que par un mot de chut. De chut à terre, parce qu’on dirait que l’homophonie est aussi bonne conseillère — qu’on chute (à terre) depuis ce chemin escarpé dont il est question (la sortie des enfers, la sortie hors de la terre, de la mère — rapprochement rapide) — qu’on chute ses yeux, son regard, vers l’être aimé qui, vers lequel se retournant, disparaît. 
L’imaginaire d’Orphée est bien présent, indiqué tel, fondateur, redondant. 
Tout le texte est redondance : tout comme l’œuvre de Pascal Quignard n’est qu’un éternel retour, la surimpression, pour ne pas dire la superposition, l’empilement des textes n’est plus une traduction, une interprétation unique d’un texte obscur, mais au contraire : son éparpillement (oserait-on dire démembrement), son éparpillement en mille autres langues. 
Langues qui parfois se contredisent, n’en déplaise aux auteurs, jouent, s’égarent, choisissent, riment ou chantent, en définitive : créent. 
C’est la leçon de cette lecture-traduction-écriture : peu importe le fond, il est acquis, il est entendu (142-143) ; mais le vecteur, le véhicule. Peu importe alors la traduction, et sa soi-disant fidélité. Le travail à l’œuvre ici est d’ordre poétique. Et dans cette optique, traduire c’est écrire — la traduction c’est la poésie1 
Imaginons le véhicule comme non pas ce qui porte, mais ce qui portant se transforme. Le véhicule est le dispositif, le véhicule est transporté. C’est pourquoi ça ne passe pas, comme dit Quignard. Ça laisse passer. 
 
Une porte est toujours soit ouverte soit fermée 
Qu’est-ce qu’une porte ? Pardon de l’évidence : un objet qui permet de passer d’un dedans à un dehors. D’un ici à un ailleurs. Du domestique au sauvage. De la maison (domus) à la forêt (sylva, ou plus justement ici : saltus). 
Est-ce que l’objet du poète est de confiner à l’ineffable ? À l’indicible ? Au raffut, aux cris, aux violentes déchirures des voix ? Aux souffles, aux grognements ? Aux glapissements ? Aux vagissements ? Précisément, pas. Plutôt au petit bruit chut, à la bouchée bée, au nuage de fumée qui l’hiver (hiems) se fige dans l’air : un espace pour du non-mot. 
Un espace délimité pour le vide. La présence de l’absence. 
De la même manière, Quignard va venir aux abords de la langue, dans cet espace de friche (saltus), qui n’est pas ici — je crois — le bond (car le mot est polysémique en latin). Cette friche n’est pas : l’ager : le champ cultivé ; cette friche n’est pas la silva, la forêt du sauvage (dont le mot provient)2 
Il est un entre-deux, un espace de transition, tout comme bétail, n’est pas complètement domestique, et très animal, ou encore le dieu, la femme, la poésie. Toutes les banalités sont possibles. 
À propos : ce saltus est un ban, un lieu où la loi domestique est encore sensible, mais aussi à l’écart, périphérique, suburbain. Il en est aujourd’hui pas seulement des banlieues, mais encore de la rurbanité, de toutes les zones, artisanales ou commerciales, des lotissements, et de tout ce qu’on connaît de ces espaces. 
Me revient alors à l’esprit ce mot de Jean-Christophe Bailly dans Le dépaysement, pour qui le non-lieu, ou le hors-lieu, qu’on a tôt fait d’assimiler à ces franges du presque, n’existe pas. Il s’oppose ainsi à la conception de Marc Augé, pour lequel a contrario, ceux-ci sont le signe de la surmodernité : « les réalités du transit (les camps de transit ou les passagers en transit) à celle de la résidence ou de la demeure, l’échangeur (où l’on ne se croise pas) au carrefour (où l’on se rencontre), le passager (que définit sa destination) au voyageur (qui flâne en chemin) » (Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité). 
De Culoz, Bailly dit ceci : « lieu entraperçu (mais surtout pas non-lieu – la fortune de ce concept vide, même s’il désignait tout autre chose (les aires neutres des aéroports) a été catastrophique » (35). 
À vrai dire, il n’y a pas de grande différence à mon sens entre les deux visions, sauf à n’être jamais passé ou pire : à n’avoir jamais marché dans les zones. Habitué de la friche, du rond-point et, qui plus est, habitant rural (ou rurbain, nous vivons comme des urbains), je crois que la difficulté tient surtout à ce que personne n’est préparé, ou n’a envie, de lâcher ses repères et son terrain, et préfère bâtir des frontières : à dire le non-lieu, on induit le lieu-là, ou le lieu-même. 
Ce n’est pas terrible, mais si l’on est anthropologue, cela signifie qu’il n’y a pas de place ici pour une relation d’échange ou une culture. À moins que l’anthropologue ne puise discerner ce nouveau type de relation — ce qui est possible aussi. 
Quoiqu’il en soit, nous devons impérativement (et là nous retrouvons pour la nième fois Foucault et son hétérotopie ainsi que la déterritorialisation de Deleuze et Guattari) considérer qu’il puisse exister des espaces transitifs, des entre-deux, des intervalles, des interstices où se développe une parole — et la poésie est de ce côté-là. 
Ce que dit Bailly c’est le lieu entraperçu. Et peu après, de cette « vraiebanlieue » (je souligne), qu’il est « tout ce qui pourrait faire penser que l’on est arrivé en un point du monde qui aurait le bonheur ou peut-être même la présomption de se déclarer comme tel n’existe plus ». Tout comme Deleuze et Guattari mettent un préfixe dé-, ou Foucault hétéro- (ce qui est rigolo). 
Alors ce lieu n’existe pas, n’est pas recensé, n’est pas lisible. 
Et c’est une erreur, car l’espace de la friche, lui, existe bel et bien. Il y a, d’un point de vue botanique par exemple, les plantes inféodées à l’ager, celles de la silva, et : les plantes de friches, du saltus. Les friches rudérales, comme on les nomme, où se développent par exemple l’orge, les vergerettes, le panais, les mélilots, etc. (il en existe plusieurs sortes). 
Il y a donc un espace positif pour la zone, la banlieue, le terrain vague et ses populations. Qui sait si la poésie n’y est pas indigène ? Qui sait si elle n’en est pas même endémique ? 
 
Pas de porte 
C’est toute l’œuvre de Quignard, cela, et qu’il rassemble sous le terme de sordidissima (tout ceci est bien connu). 
Il faudrait donc pouvoir imaginer, se représenter, un monde et un texte dans lesquels les portes ne sont ni ouvertes ni fermées, ou la porte même est l’espace. Les Romains avaient sans doute un plusieurs dieux pour les portes selon qu’elles sont ouvertes ou fermées, ils avaient aussi le dieu des carrefours, et le dieu du commerce. 
En quoi on peut donc se contredire, et exprimer que la poésie comme translation, comme traduction, est aussi courant d’air : laisse passer les cris, les vides, comme les mots et le sens, à la fois. Courant alternatif et continu. Tout ce qui fait qu’une chose et une chose et autre chose. Toute la beauté de l’&. C’est cela qu’elle dit, et ne dit pas : qu’elle est d’ici, mais aussi d’ailleurs. Qu’elle est juste et fausse. Qu’elle est fidèle et infidèle. 
Et le livre que nous tenons entre les mains, en cela, est absolument exemplaire. Point n’est besoin de revenir sur les écarts de sens, sur les trahisons, sur les points de frictions entre tous les auteurs. Il est juste besoin de lire, au besoin simultanément, le texte latin et ses copeaux contemporains. 
Tout l’appareil peut suffire à saisir les points les plus délicats, et le commenter ne serait que bavardage. D’autant plus spécieux que le texte latin lui-même porte déjà, en soi, tous les germes de cette réflexion et appelle, appelle, on dirait, à la faute, à la traduction, à la poésie. Il hèle (21), par-delà sa différence, la différence. Il nous dit, de fort loin, ce que nous nous préparons à entendre. Il est en-deçà même de toute exégèse (en dénonce la folie, l’inutile) ; en-deçà c’est-à-dire qu’il sous-tend, il est là, toujours là, en soi. Cet autre en soi. Cet autre en soi. 
 
[Benoît Vincent]  
1. La « postface » de Bénédicte Gorrillot présente un avantage, à défaut de laisser le lecteur dans la stupeur de la séparation de ces textes qui, dans leur succession, se font écho et se répercutent silencieusement en nous ; c’est de rassembler des extraits de correspondance avec les auteurs sur ce travail, et quelques autres citations de textes importants sur la traduction.  
Christian Prigent par exemple, expose le complexe équilibre entre sémantique, syntaxe, prose, son, ce qui est inatteignable (150) ; quant aux para-/périphrases, elles sont également évoquées par Deguy (147, extrait de La raison poétique).  
Encore Prigent : L’impossibilité de la traduction dit la vérité de l’opération poétique (144). ; Pierre Alféri : Il faut affronter cela. Tout n’est pas traduisible d’une expérience. Il faut à la fois qu’elle puisse l’être, mais aussi garder cette part de secret. (145) voir ici 
2. Il faudrait citer encore nemus, moins médiéval, et lucus, plus religieux, et les citant, constater que la sainte trinité vole probablement en éclat. Mais disons que c’est méthodologique. voir ici 


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