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"Si les felos traversent par nos poèmes ?" de James Sacré, par Yann Miralles

Par Florence Trocmé

 
SacréJames Sacré aime les traversées ; Espagne, Maroc, États-Unis, ce sont non seulement les lieux qui traversent ses poèmes, mais encore les personnes rencontrées à l'occasion de tel ou tel voyage, les animaux souvent, les langages, les tissus, les odeurs, les souvenirs, toutes choses qu'on croise, au fil des pages de cette œuvre importante. Et ce n'est pas tout : « si les felos (ou bien d'autres êtres, lieux, objets) traversent pas nos poèmes », voici qu'inversement, ce sont les poèmes qui traversent ceux-ci ou ceux-là, parce que le poète sait mêler à la vie de tous les jours des moments d'écriture, et qu'il se présente souvent le carnet à la main, au milieu du monde : « Je relis des notes prises durant toute une journée passée / Avec les felos, à travers champs et villages » (p. 28). Traversés-traversant, tels sont les poèmes selon James sacré. Ils laissent entendre toujours un curieux battement entre l'écriture et le réel, entre les mots et le paysage, le poème et le vivant. 
 
Ici donc ce sont les « felos », ces « Paysans-masques », ces hommes costumés, changés le temps d'une sorte de carnaval-procession dans des villages galiciens, qui opèrent ce battement. 
On imagine bien ce qui a pu requérir le poète, chez ces êtres et dans cette coutume (le mot « coutume » convient-il?). Tout comme, ici ou là dans l'œuvre de Sacré, telle « jarre » ou tel « tapis indien », les felos possèdent la propriété de faire se rencontrer le banal et le sacré, le quotidien et l'originaire. Le banal, le quotidien, on n'a guère de mal à les rencontrer : les blocs de prose de la deuxième partie du livre, comme de petits clichés photographiques (cf. surtout les p. 44 et 49), donnent à voir avec force détails les villages et les paysages que les felos traversent lors de leur « procession », et décrivent aussi cette fête étrange, « le chahut dans un autre village, danse et pantomime, épaule agrippée d'un homme par le masque à la grande mitre dorée où se dresse un cerf » (p. 55). Mais, adoptant à certains endroits le regard et la démarche de l'ethnologue – sans se départir toutefois d'un ton léger, sensible dans l'emploi de l'humour et du mode interrogatif –, James Sacré questionne toute la profondeur de cette fête (et par là même de sa poésie) : 
 
C'est là tous les ans, pourquoi ? 
Si c'est juste pour que 
Tout l'monde un peu rigole ou si 
De la vérité soudain te bouscule ?
(p. 8) 
 
Car, avance-t-il plus loin, il y a dans les « felos » et leur rituel étrange des « débris / D'anciennes religions, rites et façons / de passer l'hiver au retour du printemps / Ou purge de vérité que s'administre la société. // Reste de carnavals paysans, ça qui bouge encore / Au fond des mardis gras citadins » (p. 16) – par quoi le poète conjoint le trivial, le cosmique, le religieux et le sacré. Mais qu'on ne pense pas pour autant que le poème serait l'outil permettant de pénétrer une réalité supérieure ; s'il se tient dans les parages de l'enquête sociologique et de l'interrogation transcendantale, c'est aussitôt pour affirmer que les felos restent des « figures d'énigme » et « Qu'un poème en dira rien plus » (p. 16). 
 
Ce battement trivial/sacré débouche aussi sur une alternance, sinon une quasi communion, entre la fête, le temps exceptionnel, et le temps ordinaire. La fête, elle est visible d'abord dans les belles photographies en couleur que propose le livre (les photos sont de James sacré lui-même et d'Emilio Arauxo). Elle est également comme personnifiée dans les felos eux-mêmes, avec leur « mitre », leurs « cloches », leurs « pompons de couleurs [qui] font une ligne verticale sur le côté de la culotte », et dans le printemps : parlant de son ami Manuel, le poète affirme ainsi que « son personnage est une fête habillée : le printemps comme une merveille attendue dans cette fin d'hiver » (p. 37). Toutefois, la fête n'est pas opposée au quotidien ; il y a certes un temps fort (le passage des felos dans les villages) et des temps de repos (« De temps en temps le défilé s'arrête. Les felos sont là tranquilles, la canne à la main », p. 54), mais les deux finissent par se rejoindre dans l'économie du livre (on songe un moment à la réflexion d'Henri Meschonnic, notamment dans Les états de la poétique, selon laquelle le poème abolirait le dualisme fête/quotidien ; ici James Sacré semble plutôt les faire battre alternativement et ensemble). Voilà pourquoi le livre peut se clore sur un non-achèvement de la fête, un recommencement toujours possible : « On a terminé la journée dans un café, tous les masques quittés ; sans doute qu'autre chose reprendra demain » (p. 56). 
 
Ainsi les felos traversent ce livre ; ainsi ils apparaissent et disparaissent. Ils « T'emmènent à travers des chemins d'arbres, des prés mouillés, / Au long de potagers pleins de grands choux montés haut » (p. 30), se présentent à l'orée des villages, ils « descendent la route qui entre dans un village » (p. 43), « pass[ent] par l'intérieur de petits bourgs, parcours par tout un réseau de rues qui lient un lieu d'organisation des défilés à des places plus au centre de l'agglomération » et puis « ça continue et ça va se défaire plus loin dans presque la campagne » (p. 25). Car au final, ces êtres étranges disparaissent ; on voit sur les photos un jeune garçon qui marche tranquillement, costumé, le masque à la main et la canne de l'autre (rentre-t-il chez lui?) ; on aperçoit ailleurs le dos d'un autre felo, esseulé, qui chemine sur une route détrempée (la fête est-elle finie?), car « Les voilà qui redescendent maintenant de l'autre côté du village ; leurs ceintures de cloches toutes brillantes dans le soleil revenu, et leurs couleurs s'envolent très agréablement dans la lumière » (p. 53). En somme, 
    
Carnaval t'approche, et s'il va toucher 
Peut-être que lui non plus, qui va s'en aller, qui s'en va 
Rapidos, à la fin mal foutu 
Le voilà disparu !
(p. 19) 
 
Autrement dit, on retrouve encore dans ce livre un battement apparition/disparition, qui n'est pas seulement affaire de visibilité, mais, plus largement, plongée vers une dimension temporelle. Ce ne sont pas les felos seuls qui s'en vont dans le paysage et disparaissent, c'est tout ce que leur « procession » et leur fête représentent : « Tout cet appareil de carnaval posé là […] ça fait comme s'il était / A la fois demain qui devient vivant, des fêtes qu'on a prévues, / Et beaucoup de choses qui sont disparues. » (p. 20). Mais là encore, le battement n'est pas affaire de choix entre l'une et l'autre des possibilités offertes. Pas d'enthousiasme exacerbé pour une persistance du passé dans le présent (et donc nulle dimension sautériologique du poème), mais pas de regret non plus de ce qui s'enfuit et jamais ne reviendra (nulle élégie). Tout comme les felos, le poème serait simplement là pour enregistrer une forme d'indéfini, ou même d'« infinition » – qui est une manière de continuer : 
 
D'où on vient, qui on est ? Personne a jamais trop su, 
Quel sens et pas de sens 
En de vieux gestes continués 
Parmi ceux de la modernité ?
 
 
On le voit donc : comme souvent chez James Sacré, ce qui est dit dans le poème rejoint une pensée du poème, et le dire une poétique. 
 
[Yann Miralles] 
 
James Sacré, Si les felos traversent par nos poèmes ?, éditions Jacques Brémond,  2012, 18€ 


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