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Entretien avec Olga Sedakova

Publié le 24 mai 2012 par Enrussie

Entretien avec Olga SedakovaOlga Sédakova est actuellement la poétesse la plus illustre de Russie, elle a reçu en mars dernier l’ordre des arts et lettres du ministère français de la culture.

Il y a quelques semaines un hebdomadaire russe lui consacrait la une le regard lointain, la cigarette se consumant derrière sa tête. Je vous invite bien sûr à aller lire l’interview qu’elle a donnée à cette occasion à Olga Andreeva pour Russky Repertior. Sinon en voilà la traduction en Français:

Olga Sedakova: « On peut continuer à vivre … »
En quoi croit et espère le plus grand poète du pays

«La deuxième culture» – Voilà comment à l’époque soviétique on appelait le cercle des poètes, des essayistes et des artistes à qui appartenait à Olga Sedakova. Ni la glasnost, ni la démocratie ne l’ont fait en premier. Ce cercle est toujours à coté de la mode, et du mainstream. Dans le monde de Sedakova le temps présent est seulement une partie de l’histoire, mais les surprises du présent ne font que confirmer les lois irréfutables de la nature humaine. En Décembre 2011 à Rome elle, la poètesse russe, a reçu le prix nouvellement créé Dante Alighieri, et en Mars 2012, elle a reçu le titre d’Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres de la République française. « RR » a demandé Olga Sedakova de raconter à quoi ressemble la Russie moderne du point de vue de l’éternité.

Entretien avec Olga Sedakova
Olga Andreeva,  le 2 avril 2012, № 13 (242) – Olga Sedakova

Elle est née à Moscou en 1949. Elle commencé à écrire de la poésie très tôt, mais cette passion était longtemps incomprise. Quand est venu le temps d’aller à l’école, la famille d’Olga était à Pékin, où son père travaillait comme ingénieur militaire. Une année à Pékin a forcé Sedakova à voir la Chine comme sa patrie. En 1967, elle entre à la Faculté de philologie l’Université de Moscou. C’est là qu’eut lieu sa rencontre avec les professeurs – N.Tolstoï, I. Lotman, S. Averintsev et d’autres. Peu à peu s’est formé un cercle informel de linguistes universitaires, conservant un point de vue humaniste sur la culture. Son premier recueil de poèmes, Sedakova ne le publia qu’en 1990. Au même moment elle allait pour la première fois à l’étranger. Son excellente connaissance des langues lui a permis en Europe de trouver des amis et lecteurs parmi les gens cultivés. Aujourd’hui 27 recueils de poésie et de prose de Sedakova ont été publiés. Elle est la lauréate de 14 prix russes et internationaux, elle est docteur en théologie honoris causa, et officier de l’Ordre des Arts et des Lettres de la République française.

Olga Sedakova est un poète étrange. Ce qui est étrange c’est de refuser en permanence ce que d’habitude on réclame au destin. Sa biographie est dépourvue d’événement tonitruant. Elle a toujours su les éviter. «Dans l’esthétique soviétique – a t-elle dit un jour – il y avait une sorte d’expérience du culte de la vie. Les artistes espèrent souvent trouver dans l’expérience quelque chose qui n’est pas à l’intérieur d’eux même, et délibérément ils se font une expérience particulière: intéressante, sombre et effrayante. Mais le fait est que dans une telle expérience il n’y a pas de sagesse. Je ne voudrais pas avoir certaines de leurs expériences.  »

Sa spécialisation était l’antiquité slave. Cela signifie elle portait un intérêt scientifique à l’homme qui crée: sa culture, sa vie et lui-même. Formellement il s’agit seulement d’un modeste doctorat. Elle est à la fois docteur en théologie et poète. Après la mort de Averintsev, Likhatchev et Lotman Olga Sedakova est restée en Russie, l’un des rares spécialistes sur les valeurs éternelles de l’homme.

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Son petit appartement de la banlieue nord de Moscou est sombre et calme. Olga a récemment eu une pneumonie et est encore très faible. Sa voix est calme, un léger sourire traverse son visage, les mots échappent à la finalité, à la sentence dernière. Sa façon de parler exige un effort de l’auditeur, pas moins que ce qu’il convient de lui consacrer. Elle invite à écouter attentivement le sens des mots qui s’écoulent. Condamner nous y arrivons. Arrivons nous à écouter? ..

Une lampe de table est allumée et dans la pénombre scintillent des dos de livres et des cadres de photos. La salle carrée et entourée de bibliothèques, un vide d’ascète. Dans cet appartement il n’y a rien de notre siècle, ni du pays. Il n’y a rien hormis des livres. Donc, il y a là le monde entier.

- En Europe il existe le concept d’«intellectuel». En Italie – Umberto Eco, en Allemagne – Günter Grass. Sont ils les frères de sang de nos intellectuels?

- C’est une longue histoire – l’origine de l’intellectuel européen – commence-t-elle tranquillement. – Il provient de l’humaniste, et puis à son tour de l’homme d’église savant. Il s’agit d’une certaine partie intellectuelle de la société, qui s’est toujours réservé le droit d’avoir son point de vue. Mais il y a aussi un autre concept – l’autorité morale. L’intellectuel d’aujourd’hui il n’est pas du tout une autorité morale. L’époque d’une telle autorité, je le crains, est révolue en Europe. Pour beaucoup de mes amis, des européens de culture, ni Eco, ni Grass ou ne sont une autorité morale. Je ne sais pas pour qui ils le sont. L’autorité morale est incarnée par une figure bien différente. Il m’est arrivé d’être en Allemagne lors d’un concert du violoniste aujourd’hui décédé Yehudi Menuhin. Lui il avait cette confiance absolue. Vers lui on venait comme vers un prêtre séculier, pour un soutien spirituel. Les intellectuels occidentaux contemporains ne sont pas ainsi.

- Quelle est la différence?

- Les plus influents d’entre eux, en général, sont d’un parti de gauche et sceptiques dans le sens philosophique du terme. La bonté, la chaleur et la générosité qu’il y avait chez Albert Schweitzer ou chez Yehudi, ils ne l’ont tout simplement pas, c’est un autre type d’hommes. Ils ne sont pas seulement des experts, ils se pensent également eux-mêmes. Et de façon indépendante ils pensent la lutte contre l’injustice. Mais dans l’Europe d’aujourd’hui il est peu probable que vous puissiez en citer un seul homme comme Schweitzer .

- C’est à dire que la bonté est plus importante que les capacités d’analyse?

- Nous avons besoin d’une certaine profondeur, – dit elle détournant les yeux. – Les autorités morales ne sont pas nécessairement des croyants. Je n’ai pas entendu ce que Menuhin a dit de sa religiosité. Mais bon, par exemple, son geste quand, Juif, juste après la guerre il est venu à jouer à Berlin, comme pour montrer – voilà c’est comme ça qu’on va faire … C’est un geste de générosité. Et tout ce qu’il faisait était imprégné de cet esprit … Vous savez qui fut le dernier cette autorité morale. C’est bien sûr Jean-Paul II. Il était entouré par cette même attitude de respect et d’une sorte de joie. C’est pour cela qu’il l’était.

Sur l’armoire derrière Olga il y a une photo encadrée on voit un Jean-Paul II souriant et penchant la tête, à côté il y a une jeune fille un peu gênée: Sedakova . En 1998, à Rome, il lui a remis le prix littéraire Vladimir Soloviev pour « racines chrétiennes de l’Europe. »

- Nous nous étions rencontré pour la première fois trois ans auparavant – ajoute Sedakova. – Il avait invité alors à Rome toute une délégation de personnalités du monde culturel russe. On nous a suggéré de donner au pape nos compositions. J’avais justement un grand livre qui venait de sortir et je l’ai apporté. Bien sûr, je pensais que c’était pour la forme – il ne lirait pas mes poèmes. Il m’avait regardé ainsi et avait dit: « Je crains que ça me sera difficile » Et puis il s’est avéré qu’il avait lu attentivement et lu jusqu’au bout et … en somme aimé.

La dernière fois que Olga a vu Jean-Paul II c’était l’année du millénaire, lorsque le Vatican a raccompagné le millénaire passé et préparé le nouveau.

Entretien avec Olga Sedakova-Cette année-là, chaque dimanche était consacré à quelque chose. Le dimanche j’ai trouvé tous les croyants de toutes les polices du monde et tous les infirmes. Ils pointaient sur la place devant la cathédrale Saint-Pierre, et je suis venue pour entendre ce que disait le Pape. Il était déjà un homme très diminué, il n’était presque plus maitre de ses mains. Les mutilés étaient les derniers. Ils venaient du monde entier. Et puis, le Pape a dit que l’humanité elle-même aborde le nouveau millénaire comme un infirme, estropié de tous les côtés. C’est ainsi qu’il a clôt la préparation de la nouvelle ère. Et après que ces infortunés sont passés devant le Pape, ils tous été changés, aux yeux de la transformation s’est opérée. Le Métropolite Antoine de Souroge dit que si ne peux voir dans les yeux d’un autre le royaume des cieux, tu ne le verras jamais. C’est seulement les gens qui découvrent les uns des autres.

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Une bonne compréhension de ce qu’est la culture, a toujours différencié Sedakova de ce qui est généralement admis. Ne prouvant jamais rien à personne, elle a pris sur elle une mission de dépositaire. Dans une interview, elle a remarqué que: «La culture ne coïncide pas avec l’érudition livresque, on a été amené à le comprendre depuis l’époque des raznochinski. Je dirais que la culture c’est le développement direct des sens: tels que la vue et l’ouïe. Dans ce que l’Antiquité voyait la vocation du poète. Comme dans le cas d’Orphée – «l’adoucissement de l’humeur. » Un signe d’ « humeur adoucie» est par exemple lorsque qu’une personne ne répète pas les erreurs une fois remarquées.  »

- L’autorité morale est ce que pour la Russie, cette figure est-elle typique?

- Oui, bien sûr. Mais comme en Europe une autorité morale ce n’est pas toujours un intellectuel, et de même chez nous ce n’est pas directement lié à l’intelligentsia. À propos des intellectuels on doit raconter toute l’histoire, elle a une origine quelque peu différente de celle des intellectuels occidentaux.

- Racontez-moi. D’après les dénominations c’est difficile de se faire une idée.

- Oui, oui, c’est très difficile. Pendant les années de liberté relative nous avons formé un type de personnes qui préfèrent se faire appeler des « intellectuals », et non des « intelliguentes » (les deux mots sont intellectuels en francais). Ce sont des personnes instruites traditionnelement de gauche. Avec une ironie caractéristique, mais plutôt un péjorative, «déconstructivante» plutôt que pathétique. Ils sentent eux même leur différence par rapport aux anciens intellectuels, que nous avons failli ne pas trouver. L’intellectuel pré-révolutionnaire est un homme libre. Quand on dit que Likhatchev est un exemple de ce véritable intellectuel, il convient d’avoir quelques réserves. Il n’était pas libre, il a dû faire un grand nombre de compromis. Aussi ce n’est pas la peine d’idéaliser l’intelligentsia pré-révolutionnaire. Mais c’est certain qu’ils étaient indépendants de la politique officielle.

-L’intellectualité est elle un non-engagement?

- Oui, il y a là quelque chose de commun entre l’ »intellectual » et l’ »intelliguente » mais avec une différence: nos intellectuels sont principalement issus de Popovich – voici une autre généalogie. A l’intérieur il y avait une partie très guerrière qui donna ensuite les Narodniki. Ces Popovichiens ont engendré une conscience vive anti-religieuse et même dans une certaine mesure une nouvelle religion : la religion du peuple et c’est Nekrassov qui l’exprima le mieux. C’est un esprit de sacrifice pour servir le peuple. Beaucoup plus que servir la culture. Voilà la différence. Les intellectuels (Intellectuals) choisissent la culture comme objectif de service. Et nos intellectuels (les inteligentes) choisissent les gens.

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Au début des manifestations de masse à Moscou, Olga était en Italie. Elle dit que les visages de ces gens-là sur la place Bolotnaya, l’ont frappée. Juste se retrouver en une telle compagnie, c’est un miracle, et voilà qu’il y a en a toute une place!

- Pourquoi sur la place on entend pas la voix d’une autorité morale? Ce qu’on dit là-bas, ce n’est pas ça.

- Absolument, absoluement pas ça! Depuis très longtemps on entend pas ce qu’on aimerait entendre. Le fait est que l’autorité morale c’est absolument une figure informelle. Cette reconnaissance qui vient des sentiments des gens ordinaires. La reconnaissance populaire spontanée. En outre admettons qu’il soit un éminent musicien ou philosophe, il est respecté pour une vie impeccable. Voilà ce qui est notre problème. Celui qui n’aurait pas commencé à parler sur les places, nous penserions que non, ce n’est pas ça. Ils peuvent bien parler mais ne pas y croire.

- Et vous en quoi et en qui est-ce que vous croiriez?

- En l’homme instruit et honnête qui ne veut pas de pouvoir personnel. Il s’agit d’un sujet très important – la dignité. Ce n’est pas seulement du jeu et la politique. C’est surtout la faiblesse de l’homme qui régnait Russie pendant la dernière décennie. Au début il était humilié par le système, puis sa libération eut lieu vers des formes très laides et humiliantes. Il est difficile de trouver les personnes plus très jeunes qui conservent de la dignité. Il semblait que personne n’en ait plus besoin. Et puis tout à coup, on voit des gens qui sortent et la première chose qu’ils disent: nous voulons être respectés. Leur demande n’est pas le pouvoir, pas d’argent mais le respect de l’homme. Il y a justement une nouvelle génération, elle ne pourra plus tolérer d’être humiliée, comme l’a subi la génération précédente. Ce qui est intéressant c’est que leurs adversaires ne peuvent pas intégrer ce message. Ils disent que ce sont des citoyens bien repus ou des occidentaux. Et des mots si simples qui n’ont même pas à être déchiffrés, ils ne les croient pas. Vous savez, plus que le mouvement de protestation, j’ai été attiré par une autre initiative. Par exemple, comment on a commencé à éteindre les feux de forêt, aider les enfants malades, ce que notre société n’avait jamais fait auparavant. Les gens peuvent s’aimer les un les autres, quand ils font ensemble quelque chose de bon, qu’ils ne demandent rien au dessus mais font juste quelque chose eux-même. C’est merveilleux. Une société est née et l’on ne peux plus la maltraiter

- Mais d’où est-est ce qu’on le prend, si les ainés ne l’ont pas appris?

- Le «rideau de fer » est tombé. Les gens ont vu une société fondée sur des bases humanistes, où personne ne peut pour la moindre raison offenser les autres et être agressif. Et bien sûr on est sorti de la peur. Les jeunes vivent dans un monde de plus larges possibilités. Où est l’homme soviétique a perdu sa dignité? Il savait que s’il ne le faisait pas, alors le livre ne serait pas publié. Mais maintenant on sait bien que si on ne peut pas imprimer, bon ben très bien, il y a Internet! On ne dépose plus d’imprimatur – les livres sortent sans imprimatur. Il n’y a plus cette fatalité qu’autrement on ne peut rien faire – il suffit passer par internet.

- Donc, la société est en mutation?

- Bien sûr, elle est beaucoup plus avancée que ceux qui la gèrent. Il était clair depuis longtemps qu’un jour viendrait où le conflit serait ouvert. Ce que les gens vivent maintenant en Russie, la verticale du pouvoir est incapable de se le représenter. Ce n’est peut-être encore qu’une minorité de la population fortement liée avec la capitale et les grandes villes, mais c’est sa partie historique. L’histoire ne se fait jamais avec l’intégralité du peuple. Notre état est maintenant éloigné de sa population. Entre eux deux il y a un mur infranchissable. Même dans la Russie tsariste il n’y avait rien de tel, que l’on décide tout pour tout le monde: ce que les scientifiques ont à écrire, ce que les enseignants doivent enseigner… C’est l’héritage du totalitarisme. Dans le système étatique cela n’a pas encore été dépassé, simplement devenu plus doux.

- Karl Jaspers à la fin des années 40 a proposé de régénérer l’Allemagne grâce à l’approbation morale de la verticale du pouvoir, il a également parlé de la dignité …

- Pas seulement Jaspers. J’ai eu à écrire, par exemple sur Dietrich Bonhoeffer, un pasteur allemand qui a pris part au mouvement anti-hitlérien et qui fut tué. Il a écrit une oeuvre qui s’intitule « Dans dix ans » , il me semble que tout le monde devrait la lire. Il décrit l’expérience allemande, ce qui est arrivé à l’homme en dix ans de totalitarisme. La première tâche c’est d’avoir conscience de ce qui est arrivé à l’homme.

- Vous voulez parler de la période soviétique?

- Pour moi il n’y a pas de frontière. L’époque post-soviétique est une continuation de ce qui était semé. Nous avons eu une catastrophe qui s’est produite. Le système soviétique était un immense camp éducatif. On voulait créer un homme nouveau. A l’école et à la maternelle on endoctrinait les gens, à qui on retirait complètement le libre arbitre, et on disait qu’ils étaient conscients seulement s’ils étaient prêts à exécuter tout ce qu’on leur demandait. Mais de telles personnes étaient privées de la possibilité de penser à quelque chose de complexe et de profond. L’une des pires caractéristiques de cet homme soviétique était la méfiance. Voici un contraste énorme entre ce que nous voyons en Europe, et ce qu’il y a ici. Nous sommes toujours à la recherche d’une sorte d’arrière-pensée, nous n’écoutons pas directement les mots, constamment nous soupçonnons quelque chose. Et un homme qui fait confiance, qui accepte ce qu’on lui dit comme argent comptant passe pour un imbécile. Les années post-totalitaires, ont peut-être même renforcé ce trait ridicule, la méfiance des uns envers les autres et en général envers tout. De quoi peut parler une autorité lorsque tout est l’objet de soupçons? Pendant trop longtemps l’homme appris à ne pas faire confiance, et on le paye très cher. Avec un tel manque de confiance aucune société ne peut naître. Parce que la société c’est l’interaction de gens qui se font confiance les uns les autres. Et maintenant nous voyons que le gouvernement continue à jouer un jeu bien connu, mais la nouvelle génération n’en a plus besoin. Ils ne veulent pas qu’on les plonge dans les ténèbres et ne veulent pas non plus se plonger dans le noir.

- Mais pourquoi il n’y a pas de réponse du coté de la culture?

- Parce que toutes ces années durant, la culture contemporaine était représentée par des gens qui ne parlent pas positivement. Combien de fois j’ai dû aller à tel ou tel endroit en Angleterre ou en Italie, où l’auditoire me demandait: « Mais quoi? vraiment? la culture russe n’est pas morte? » Je disais «Non». Et ils répondaient: « Mais nous avons vu untel ou untel, et il nous a dit que tout était fini. » Depuis la fin des années 80 un festin a commencé, avec le communisme on a mis un terme à la grande culture russe, ça suffit, elle est répressive et ainsi de suite. Et ça ce sont les acteurs de la culture eux-mêmes qui l’ont fait.

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- Dans votre dernier livre: »L’Apologie de l’esprit», vous écrivez au sujet d’une propriété particulière de l’esprit – penser de tout son être, par la nature, de part en part, de haut en bas. On ne peut penser ainsi que sur Dante? Ou bien est ce que c’est applicable à la politique?

- La pensée sur la vie et la pensée sur Dante c’est la même chose, cette idée c’est la façon dont Dante voit la vie. Pour ce faire il n’est même pas absoluement nécessaire de lire la comédie. Nous parlons ici d’une certaine compréhension de la vie, qu’ont les soi-disant gens ordinaires, en particulier les paysans, et pour une quelconque raison il l’ont beaucoup plus facilement que les gens instruits.

- Et où apprendre cela?

- Oui, en effet toute la question c’est que c’est très peu enseigné. Le système éducatif a cessé de fonctionner avec l’homme. L’éducation c’est l’éducation de l’homme. Mais je connais des enseignants qui font cela. C’est comme Bibikhin, ses conférences étaient non seulement sur la philosophie de Heidegger et de Wittgenstein, mais aussi d’une conversation sur le monde et la vie, c’était l’ammorce d’une autre conscience. Dans un sens Averintsev procédait de même. Ce n’est pas sur Virgile que nous allions l’écouter, il nous parlait de quelque chose de beaucoup plus grand.

- Maintenant une telle façon de penser est elle accessible?

- C’est toujours accessible, et ça ne devrait pas perdre de son attrait. L’homme, par nature, aime la sagesse et la beauté. Il est été attiré vers cela. Dans n’importe quelle position l’homme se rappele la valeur de cette sagesse. Il semble que vous pouvez vivre sans elle, que c’est superflux et qu’il faut apprendre de certaines choses basses. Mais nous devons nous rappeler que à la racine de la vie il y a certaines conceptions et certaines responsabilités. Nous l’avons simplement oublié. L’esprit est réduit à une rationalité technique qui ne voit pas d’impact immédiat. La pensée est maintenant très courte.

- Cette capacité est caractéristique de notre formation politique?

- Absolument pas caractéristique. Je ne sais pas du tout si nous avons une formation politique. Où nous sommes formés à la politique? Avant c’était dans les écoles du parti, et maintenant d’où on apprend ça? Ils ne n’en n’ont manifestement pas, ne serait-ce même que la politique générale ou une formation générale humanitaire.

- Que suggèreriez-vous?

- J’ai une pensée très simple qui vient de la vie: l’homme devrait vivre avec un cœur beaucoup plus tendre que ce à quoi nous sommes habitué. À l’école, dans la rue, depuis son enfance l’homme doit au moins se sentir aimé, respecté, alors il se développe bien mieux intérieurement. Comment construire une société humaine, je ne sais pas, mais chacun à son niveau peut en faire un peu: permettre à l’homme d’être heureux. Le grand art a cette capacité d’apporter le bonheur. Aujourd’hui dans le monde il y très peu de tels artistes.

***

- Vous êtes une personne orthodoxe. Il y a des rumeurs au sujet d’une certaine communauté dont vous faites partie.

- Non, je n’en suis pas. Je suis un paroissien ordinaire de l’église de l’ordinaire. Mais j’ai des amis qui en étaient avant, quand ils n’étaient pas connus, s’appelaient kochetkovtz parce que le fondateur de leur communauté était le Père Georgy Kochetkov. Maintenant leur position dans l’église complètement rétablie, plus aucun d’entre eux n’est sur la sellette. Je ne suis pas un membre de ce mouvement, je suis simplement leur ami, ils me plaisent vraiment. Chaque année en automne, ils organisent des conférences sur divers sujets. L’année dernière, c’était consacré au service à l’église dans la société, voilà encore l’une des valeurs qui ont disparu. Avec le sevice on a des rapports plus froids, parce que la propagande l’exige: sers, sers, sers – la patrie et le Parti. Pour beaucoup, la liberté se situe dans le fait de ne servir rien ni personne, et vivre leur vie privée. C’est une réaction naturelle. Mais chacun qui s’occupe des gens avec un point de vue philosophique ou religieux, sait que demeurer ainsi est impossible. Après quelques temps cette vie privée se révèle être vide et détestable. L’homme doit servir quelque chose, quelque chose doit lui être plus cher que lui-même. Ses valeurs personnelles résident dans le fait qu’il sert quelque chose.

- Et maintenant la question de ce service resurgit?

-Quoique maintenant il y a la dignité – se tenir droit et ne pas donner sujet à des moqueries. Mais la nécessité du service se pose aussi. Je connais des gens qui travaillent avec des orphelins, avec des malades – ils sont nombreux, et il n’a rien à voir avec le pouvoir. Quand ça n’a plus été interdit, tout le monde s’est rendu compte que cela pouvait être fait. Mais cela a mis beaucoup de temps avant que l’on comprenne que cela devait être fait. Cette idée a été repoussée chez nous: aider. L’homme est un ami pour l’homme, un camarade et un frère, mais certainement pas celui qui aide le pauvre, qui plaint le malade. Mais jusqu’à présent le monde occidental se base sur ça. Dans le même temps ils l’appellent eux même post-chrétien, le nombre fidèles suivant règles de l’église est très petit: en France probablement 3% et en Angleterre 2%. Mais ce monde est construit sur des valeurs chrétiennes.

- Et le monde orthodoxe?

- Maintenant que l’église est devenue une partie légale de la vie en commun, Tout ce qui était avant dans la société s’y est retrouvé. Elle a absorbé des gens qui lisent des prières mais dans leur tête, ils ont de la matière, la lutte des classes c’est une horreur. Mouvement chrétien ou humain n’est pas souvent que vous voyez dans l’église, mais seulement dans la vie. Cela signifie que l’humanité n’est pas morte.

- Est-ce qu’un Etat moderne peut être fondé sur des valeurs traditionnelles?

- Je suis pour un Etat laïc. L’état ne doit pas avoir de justification religieuse. Dans sa conception c’est une chose assez simple: il s’agit d’un système qui, comme Paul l’a écrit, protège le bon du mauvais. Pourquoi y a-t-il une religion? Elle accomplit simplement une sorte de justice. L’orthodoxie ne devrait pas avoir une position privilégiée, en particulier en Russie, où il y a de nombreuses confessions différentes. La véritable orthodoxie bien sûr, change l’homme. Mais la transmettre? L’idée d’enseigner cela à l’école ne me plait pas. Lorsque des indignes enseignent des choses dignes, il grandit une génération de Popovich-Aimant-le-bien et ce sera encore un autre populisme.

- Est-ce que les valeurs changent? Le bien, l’amour?

- Ce n’est pas une question de valeur, mais de conditions de vie. C’est ce sans quoi on ne peut pas vivre, c’est le fondement de l’humanité. Et, peut-être, pas seulement de l’humanité. Tenez mon chat est mort récemment. J’ai vu en lui beaucoup de dévouement et de d’abnégation. C’était sa vie. Pouchkine a dit: le sens moral dans la nature des choses. Si une partie de la vie commence à vivre au mépris de son environnement, à ne vivre que pour elle-même – je pense qu’elle va bientôt mourir … Rappelez-vous le dernier vers de Dante: « L’Amour qui meut le soleil et les astres »? C’est une loi physique. Sans cela, tout est fini.

***

En 1974, Olga Sedakova a pour la première fois lu ses poèmes en présence de Lotman à Tartu. Alors Yuri Mikhailovich chuchota à son professeur Nikolaï Tolstoï: « N’en faites pas un savant, laissez la poète. » Sedakova devint l’un et l’autre, et encore quelqu’un d’autre. Peut-être quelque chose comme un diapason, finement réglé pour rechercher l’autre, l’harmonie humaine exterieure, la soumission et l’existence du bonheur.

- Un jour, lors d’une rencontre une question de l’auditoire fut: combien de pour cent de vos vers sont sur Dieu? Vous avez dit: «Tous les vers sur Dieu? Ca doit faire dans les 60%.  » Et les quarante autres?

- Vous savez, les quarante autres ils ne m’intéressent pas trop, ils peuvent être sur n’importe quoi.

- Il est difficile d’avoir le don?

- Oh, c’est difficile! Tu n’es jamais sûr que tu l’as. Maintenant, il est là, et après il semble qu’il ne sera jamais là.

- Et comment savez-vous quand il est là?

- C’est facile! C’est comme le soleil soit il est là, soit il fait nuit.

- Est ce que vous accepter l’idée selon laquelle vous êtes le seul poète depuis Brodsky.

- Je pense que même avant! – Sedakova soulève innocemment les sourcils. – Je n’aime pas trop Brodsky. C’est un poète qui ferme. Et des raisons pour cette fermeture il n’y en avait pas beaucoup. Nous avons besoin de nouveauté, mais de nouveauté informelle. Il ne cessait de parler de la langue, mais la chose, ce n’est certainement pas dans la langue. Le fait est qu’il y a quelque chose à dire. Et il ne cessait de répéter: «Je n’ai rien à dire. » Je suis de mauvaise humeur quand je le lis.

- Qu’est-ce que la poésie doit donner?

Vous savez, récemment deux personnes m’ont écrit que mon poème – « L’Ange de Reims » – les a sauvées du suicide. L’une d’elles vit en Italie et l’autre en Suisse. Elles ont lu ces poèmes en traduction. Est apparu un monde de jeunes gens malheureux qui ne comprennent pas pourquoi vivre. Ils n’ont vraiment rien à faire tout leur semble sans valeur – la civilisation n’offre rien en soi. Une fille qui voulait se tuer se ravisa après avoir lu l’«Ange de Reims, » ​​ nous avons même parlé. Je lui ai dit, ‘Vous avez tellement de beauté. Ca me suffirait de regarder un lac dans les Alpes « . Et elle dit: «Non, il n’y a pas assez de beauté. » Elle a tout. On l’aime, elle a des parents merveilleux. Elle ne peut pas expliquer. Simplement elle il n’y a pas de sens pour elle de se lever le matin. A chaque fois, cela n’a aucun sens. Et je leur dis une chose simple: vous pouvez vivre.

L’ANGE DE REIMS

à François Fédier

Es-tu prêt ?

sourit cet ange –

je pose la question, bien que je sache :

sans aucun doute tu es prêt ;

car ce n’est pas au premier venu que je parle,

mais à toi,

homme dont le cœur ne souffrira pas qu’on trahisse

ton roi terrestre

qui devant tout le peuple était ici couronné,

ni l’autre souverain,

le Roi des Cieux, notre Agneau,

mourant dans l’espérance qu’à nouveau tu m’entendes ;

encore et encore,

comme tous les soirs,

les cloches appellent mon nom,

ici, en cette terre où croît le bon froment

avec le raisin blond,

et l’épi et la grappe

s’abreuvent de mon timbre.

Mais quand même,

dans cette pierre rose qui s’effrite,

levant le bras,

que la grande guerre m’a arraché,

quand même, laisse-moi te rappeler :

es-tu prêt ?

pour la peste, pour la faim,

les tremblements de terre, le feu, l’invasion des barbares,

le déferlement des fureurs ?

sans doute, tout cela est grave, mais je ne parle pas de cela.

Non, ce n’est pas cela qu’il me faut rappeler.

Ce n’est pas pour cela que l’on m’a envoyé.

Je dis :

es-tu

prêt

pour l’incroyable bonheur ?

 (traduction Philippe Arjakovsky)

On peut lire et écouter Olga Sedakova dire son poeme en public (suivie de la traduction en Italien) ici.


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