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EADS : Passage de témoin, par Pierre BAYLE

Par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Louis Gallois a quitté le 31 mai son fauteuil de PDG d’EADS, après six années aux commandes du groupe européen, mais surtout après plus de vingt ans dans l’aéronautique (avec une grande parenthèse à la SNCF) et je ne peux pas le laisser partir sans tirer moi aussi un coup de chapeau discret et dire deux mots sur le personnage, derrière l’homme public.

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Quand on est payé pour faire la communication de quelqu’un, on n’est jamais crédible. Je n’ai donc jamais écrit sur mes patrons successifs, et pourtant j’en ai eu d’exceptionnels, depuis Pierre Joxe en 1991 au ministère de la défense. Gallois aura été l’un des plus marquants de ma carrière de communiquant, avec une stature qui le rendait parfois inaccessible dans les petites choses mais qui assurait à l’entreprise une sérénité sans faille dans les grandes choses, bonnes ou mauvaises.

Pas la peine de revenir sur sa bio, les journaux en sont pleins – sa Comm a sans doute bien travaillé… Il part auréolé ainsi d’une réputation à la fois de patron de gauche, de personne intègre, d’homme d’Etat, de passionné de l’aéronautique, de défenseur de l’industrie. Beaucoup de clichés parfois contradictoires qu’il déteste mais qui, mis bout à bout, restituent l’image d’une personnalité aux multiples facettes, homme du public et homme du privé, serviteur de l’Etat et en même temps défenseur d’un management indépendant et responsable.


Du reste, il n’a jamais supporté d’être enfermé sous une étiquette. Dès qu’on le positionnait sur une dimension qui le valorisait par rapport à son environnement, il prenait un réel plaisir à démolir cet angle, cet éclairage : il a haï être comparé à Saint-Louis, au moine-soldat, au Père la vertu, alors même qu’il n’était pas hostile qu’on mette en avant son intégrité hors du commun.

Provocateur, il a pris un malin plaisir à glisser dans ses interviews de PDG d’EADS qu’à la SNCF il y avait des gens formidables, et que "les cheminots sont un monde à part". Cela ne l’a pas empêché d’être reconnu par ses employés comme le meilleur porte-parole de l’aéronautique et de l’espace (défenseur à contre-courant du supersonique et du vol spatial habité) et de recevoir quelques "standing ovations" lors des pots de départ qui ont accompagné ses dernières semaines à travers les sites du groupe, notamment à Munich.

Pince sans rire derrière un masque parfois lugubre, sans doute pour déconcerter son interlocuteur, Louis Gallois sait pratiquer l’humour jusqu’à l’autodérision, une qualité plutôt rare chez les grands patrons. Sa plaisanterie préférée, dans ses interviews, était de raconter : "j’ai compris que j’étais devenu célèbre quand un jour dans la rue on m’a dit : bonjour Monsieur Pépy…"

Resté proche de Jean-Pierre Chevènement dont il a été directeur de cabinet à la Défense, Louis Gallois a toujours affiché un patriotisme sans faille, à la limite du souverainisme. Ce qui lui permet de répondre en assemblée générale, encore aujourd'hui, lorsqu’EADS est mis en cause pour son implication dans les armes nucléaires que sont les missiles ASMP et M-51 : "je pourrais me réfugier derrière le fait que la société agit dans le cadre d’instructions gouvernementales ; mais je ne le ferai pas car je suis très fier de ce que la société contribue efficacement aux capacités de dissuasion de la France".

En même temps, le même Louis Gallois est un prototype de la nouvelle race des patrons européens, ayant en six ans réussi à faire oublier les rivalités et dissensions franco-allemandes – alimentées il est vrai par des rivalités franco-françaises – pour situer le groupe à des années-lumière, très en avant dans le multinational et le multiculturel. Un PDG qui est capable de partager ses vacances entre Belle-Ile et ses eaux froides, et la Bavière pour ses églises baroques (il dit en avoir visité une quarantaine mais veut en voir deux fois plus) est incontestablement un Européen de culture et d’ouverture.

Certains ont écrit qu’il était un temporisateur, un diplomate, et qu’il allait céder la place à de vrais décideurs. Sans doute s’agit-il de journalistes sans mémoire, ou trop récents dans leur rubrique pour se souvenir qu’il y a eu du sang sur les murs à Paris, Munich et Toulouse, aux heures les plus chaudes d’une fusion humainement complexe… Et qu’avant de siéger ensemble au conseil syndical européen et de signer des communiqués communs bi ou trilingues (j’ai même vu un tract de la CGT en français et en allemand), les syndicats d’un pays mettaient en cause les prétendus avantages des employés de l’autre pays : c’était la légende des employés allemands qui traînaient devant la machine à café lorsque 3.000 d’entre eux avaient été envoyés en renfort à Toulouse pour terminer le développement de l’A380 !

Des vertus de diplomate, ou de navigateur imperturbable, il en a fallu pour faire traverser à l’entreprise, groupe et filiales confondus, la série de crises qui a secoué ces six années : mise en production de l’A380, renégociation du contrat de l’A400M, lancement de l’A350, plans d’économies successifs pour anticiper et combattre la crise économique, péripéties du contrat des ravitailleurs aux Etats-Unis, gestion de l’enquête AMF sur les accusations de délits d’initiés, affaire Clearstream, procès Concorde, la liste pourrait être plus longue : on n’a pas arrêté une seconde !

Bien sûr, après coup, on peut toujours critiquer telle orientation, telle façon d’être ou de manager, le style ou le fond… Le bilan est que la société est aujourd’hui dans un état de solidité tel, en termes de cohérence et de liquidités financières, qu’il permettra au nouveau patron les ouvertures les plus ambitieuses en termes stratégiques : partenariats, fusions, acquisitions, investissements stratégiques. 

Ce départ, c’est une page qui se tourne non seulement pour EADS mais pour l’aéronautique européenne. Gallois aura été le "passeur", entre la génération du Concorde et celle qui prépare l’après-Concorde, il aura planté les racines du groupe loin dans l’avenir. Il l’aura fait plutôt avec le sourire et la persuasion, en gardant constamment à l’esprit que l’avenir ce sont les jeunes, auxquels il aura beaucoup consacré, en temps et même en ressources personnelles puisque c’est à des lycéens qu'il consacrait sa part variable.

Un sourire qui a séduit les employés, journalistes, interlocuteurs publics, même si en interne il était plutôt du genre austère et exigeant. Mais l’étant d’abord pour lui-même, peut-être se sentait-il en droit de l’être pour les autres. Avec une modestie qui a volontairement limité son "exposition", comme on dit en communication. Si on a pu diffuser les photos de son vol en Tigre, ni la photo de la remise de sa cravate de "Knight of the British Empire", ni celles de son récent saut en parachute avec Tom Enders à partir de l’A400M n’ont été autorisées à la publication car "c’est du gadget", m’a-t-il dit. Dommage, elles étaient belles !

Pierre BAYLE

Source : Pensées sur la planète

Reproduit pour Theatrum Belli avec l'aimable autorisation de l'auteur.


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