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Circulez ! Il y a tout à voir. De l’espace urbain à l’anthropologie de la mobilité

Par Memoiredeurope @echternach

Espace public, espace fermé

La dimension anthropologique de la notion de « route » passe par la ville et un chapitre entier de l’étude sur l’itinérance que je prépare devrait être consacré à l’urbain. Halte et point d’ancrage, croisement et refuge, la cité close s’est établie comme un centre de contrôle et une écluse. Elle a abrité le pèlerin et accueilli le commerçant et on peut dire qu’elle est née des richesses générées par leurs passages et des rapports qu’elle a établis avec les territoires qui l’irriguaient.

Comme l’écrit Ruth Marqués qui travaille au Conseil général de l’énergie et du développement durable, dans le numéro hors-série du Moniteur en 2008 sur le thème « Construire durable » : « L’espace public constitue le fondement de la culture européenne. Outre la présence cruciale d’axes de transport et notamment de voies navigables indispensables aux échanges, le choix des sites d’implantation des villes était conditionné par les ressources disponibles. Les villes se sont toujours implantées sur les meilleures terres agricoles. »

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La ville des boulevards

Mais cette vision classique d’un lieu fermé et protecteur des passants et des agriculteurs, souvent construit au Moyen Âge autour d’un espace de culte ou d’un lieu de résistance à l’affrontement, symbole d’un pouvoir et d’une richesse, a changé plusieurs fois de rôle au cours des derniers siècles. Et si elle a tellement évolué, c’est que la nature même des circulations a changé.

Certes, les murs sont tombés et différents réseaux ont créé des liens entre la ville et des territoires de plus en plus éloignés. Une ville hors la ville, une ville hors lieu s’est ainsi mise en place. Mais grâce à la dimension virtuelle, on circule aujourd’hui paradoxalement bien plus à l’intérieur des murs qu’à l’extérieur. Le foyer installé sous la protection d’Hestia est devenu le temple d’Hermès et les portes se sont ouvertes à toutes les ondes. Ne nous étonnons donc pas que Dyonisos se soit souvent rendu maître de nos cérémonies et des étapes de nos voyages. Ne nous étonnons pas non plus des paradoxes que nous avons engendrés. « Dans un monde « surmoderne », soumis à la triple accélération des connaissances, des technologies et du marché, l’écart est chaque jour plus grand entre la représentation d’une globalité sans frontières qui permettrait aux biens, aux hommes, aux images et aux messages de circuler sans limitation et la réalité d’une planète divisée, fragmentée, où les divisions déniées par l’idéologie du système se retrouvent au cœur même de ce système. » affirme Marc Augé.

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La route nationale et ses arbres

De ce fait, les itinéraires culturels, qui sont destinés à la relecture de l’histoire des circulations en proposant une explication, aujourd’hui, des motifs qui les ont engendrées, ne peuvent faire l’économie de la mise en perspective et de la prise en compte de l’évolution urbaine. Non pas seulement comme un ensemble de réseaux ayant en commun un certain rôle d’échange – les Villes Hanséatiques, les Villes-Ports, les villes Capitales, les villes dont les cimetières reflètent, comme une ombre portée, l’évolution de leur structure sociale. Or, nous semblons chercher à en faire seulement des destinations pour un week-end comprenant dans un paquet-cadeau trois monuments, un concert et deux repas gastronomiques. Les réseaux de villes, dans la prise de conscience des valeurs européennes, approche fondamentale qui reste le but majeur des itinéraires, devraient aujourd’hui permettre à tous ceux qui s’y déplacent tous les jours, comme à ceux qui y font étape, de proposer une pédagogie de l’espace-temps dont nous avons tous besoin, comme d’un antidote à la mondialisation et à certains scandales du tourisme.

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   Le temps des gares

La Cité de l'Architecture et du Patrimoine située à Paris au Palais de Chaillot, nous offre jusqu’au 26 août quelques clefs permettant d’ouvrir à l’interrogation certaines de ces questions, dans un parcours qui a pris pour titre : « Circuler – Quand nos mouvements façonnent les villes ». N’espérez pas y découvrir les modalités de la naissance de l’urbain le long des voies médiévales. Cette partie-là de l’histoire n’est qu’une étape préliminaire vite évacuée. Atteinte à pied, à cheval et en bateau, la ville s’ouvre à des carrioles et des chevaux. Les rues sont étroites. Il s’agit d’un dédale, parfois issu d’un quartier construit lors des périodes arabo-andalouses, parfois d’un ghetto. Les pèlerins modernes redécouvrent les avantages de cette lenteur-là et pratiquent les voies médiévales retracées et réaménagées, les popularisent et cheminent dans un tourisme au long cours, tandis que les aménageurs ont compris qu’il fallait conserver la trace des centres historiques médiévaux, voire en faire des lieux festif, des lieux de commerce artisanal, en oubliant trop souvent qu’elles pourraient participer de la lenteur, du partage et de l’hospitalité.

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La ville contemporaine présentée à Chaillot commence de fait par les ponctuations quasi décennales du XIXe siècle. En 1818 lors de l’ouverture de la première ligne commerciale transatlantique régulière. En 1825 lors de l’ouverture de la première ligne de chemin de fer en Angleterre. En 1828 quand commencent à rouler les premiers vélocipèdes et en 1852 lorsque les premiers tramways s’élancent sur leurs rails. Le premier métro de Londres parcourt son tunnel étroit en 1863, tandis que la ligne un s’élance à Paris en 1900. Entretemps la première motocyclette et la première automobile sont apparues.

Après toutes ces premières fois, le sort des villes où nous vivons est bien entendu scellé, comme le sont les modes de vie et les déplacements urbains que nous connaissons encore. Ce sont seulement leurs périphéries et leurs liens qui vont connaître les premières fois suivantes. Il faudra attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour l’ouverture des lignes aériennes commerciales, 1923 pour l’inauguration de la première autoroute en Italie. L’ouverture du premier terminal d’aéroport célèbre la fin de la Seconde Guerre mondiale et celle et des vols de reconnaissance ou ceux des bombardiers, tandis que le début des années 80 inaugure le train à grande vitesse.

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Quel itinéraire à legoland ?

Depuis cinq ans, sans paradoxe apparent, les vélos et les voitures en libre-service ont fait leur apparition en proclamant enfin une forme d’éloge de la lenteur, dans les murs. Et en un peu plus de quinze années, les natifs numériques nous ont entraînés à leur suite dans un sillage ondulatoire, nous aidant à nous affranchir de tous ces véhicules physiques pour surfer sur les déplacements virtuels.

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Eloge de la lenteur

Les itinéraires culturels, grâce à leurs fondements anthropologiques, se sont parfaitement adaptés à ces évolutions et ont permis de réconcilier tous les contraires que nous avons accumulés en deux siècles : la lenteur du déplacement pèlerin et la vitesse croissante de la propagation de l’information, l’appréciation de l’importance du territoire et sa liaison incestueuse avec l’urbain, l’utilisation positive des avancées de la globalisation et la relecture de l’ancrage du local. Ils constituent donc des modèles de lecture de l’histoire et des paradigmes offerts à chacune des étapes de la mobilité.

Le Grand Paris

Il ne faut pas attendre de cette exposition plus qu’elle ne peut donner dans un contexte très spécifique : aider le public d’Île de France à aborder par étapes la transformation du Grand Paris dont les aménageurs affirment que cela permettra « de penser la ville intelligemment » en relisant une histoire qui s’étend des pirogues de 4000 années d’âge redécouvertes dans les années 90 dans le 12e arrondissement, jusqu’au Vélib’ mis en place par la municipalité de gauche. A entendre Jean-Marie Duthilleul, commissaire de l’exposition et « penseur » auprès de Jean Nouvel : « Nous sortons d’une période d’hégémonie de la vitesse incarnée par la voiture et l’avion et sommes en train de réinventer tous les modes de transport. » Le démontrer pour les grandes villes est ambitieux.

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La scénographie de l’exposition est claire, séduisante, visuelle et sonore, sensible et précise à la fois. On y redécouvre les sièges du métro tels qu’ils ont évolué depuis l’origine. Là où nous trouvions une place sur les genoux de nos parents et où, aujourd’hui, de plus jeunes nous cèdent parfois leur place. On y côtoie le mime Marceau décomposant la marche de l’homme et on se plonge dans une projection multiple de tous nos rêves de circulation, comme si soudain, nous quittions la « Dauphine » de notre adolescence pour voler sur les rails invisibles d’un train fantôme et pour suivre des ondes impalpables. C’est en ce sens que cette exposition nous apprend autant sur Paris que sur toutes les autres grandes capitales européennes. Nous sommes tous, de Londres, Paris, Berlin, Milan, Barcelone des héritiers des gares cathédrales dont les campaniles nous ont donné une nouvelle heure permanente après celle des églises appelant aux communions, comme aux matines ou aux vêpres. Economie de l’argent roi et travail posté, contre rythme des saisons. Et nous sommes tous devenus des capteurs d’ondes dont les déplacements s’inscrivent dans des tableaux statistiques et surfent sur les messages immatériels que les membres de nos réseaux nous font parvenir en permanence.

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Nos réseaux unitaires, nos itinéraires personnels, nos déplacements sensuels jouant constamment entre les gares de Monet et les circuits numériques dans un cocktail variable qui dépend de nos âges. De ce fait, cette exposition dépasse de loin la question de l’amélioration de la mobilité urbaine, même si elle représente à elle seule un casse-tête pour aménageurs. Elle nous entraîne vers une anthropologie de la mobilité que Marc Augé, avec d’autres, ont balisé de termes conséquents : frontières, migration, voyage, utopie et conduite touristique.

Apprendre

L’ouvrage de Marc Augé qui éclaire parfaitement cette exposition, comporte de surcroît un remarquable emboîtage entre ces termes en donnant à lire leur intégration. Il faudra y revenir en sortant par le haut du débat tronqué sur la notion de frontière qui nous a été imposé en sortant les notions fondamentales de leur contexte. C’est cependant le chapitre 6 de ce petit ouvrage « Penser la mobilité » qui va conduire la suite de mon exploration, entre mobilité et pédagogie.

C’est trop peu dire que d’affirmer avec Augé : « La mobilité dans l’espace reste un idéal inaccessible à beaucoup, alors qu’elle est la condition première d’une éducation réelle et d’une appréhension concrète de la vie sociale. La mobilité dans le temps a, quant à elle, deux dimensions très différentes en première apparence, mais assez étroitement complémentaires. D’un côté, apprendre à se déplacer dans le temps, apprendre l’histoire, c’est éduquer le regard porté sur le présent, l’armer, le rendre moins naïf ou moins crédule, le rendre libre. D’un autre côté, échapper, dans toute la mesure du possible, aux contraintes de l’âge est la plus authentique forme de liberté. L’éducation, là encore, est le meilleur garant. Dans toute vraie démocratie, la mobilité de l’esprit devrait être l’idéal absolu…Assurer la mobilité des corps et des esprits le plus tôt et le plus longtemps possible apporterait de surcroît la prospérité matérielle. »

Marc Augé. Pour une anthropologie de la mobilité. Rivages poche / Petite bibliothèque Payot.

La dernière photographie a été prise sur le trottoir devant le Musée d'Art moderne de la Ville de Paris après l'exposition de Richard Texier.

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