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Justice administrative – Vers une réforme de la rédaction des jugements ?

Publié le 23 juin 2012 par Vindex @BloggActualite

Justice administrative – Vers une réforme de la rédaction des jugements ?-Le Palais Royal, siège du Conseil d'Etat-Depuis la création de la juridiction administrative, la rédaction des décisions qu’elle rend a relativement peu évolué, se décomposant principalement en 3 grandes parties (les visas, c'est à dire les règles de droit applicables, les motifs c'est à dire la réponse du juge aux diverses questions de droit, et le dispositif c'est à dire la solution du litige) au cours d’une "phrase unique" composée de points-virgules et de considérants, consacrant la compétence de la juridiction rendant la décision, et sa mission de représentation (« Au nom du peuple français ») : pour un exemple, voir ici.Cependant, bien que ce modèle permet un raisonnement d’une grande rigueur et d’une grande qualité, par le biais de syllogismes (raisonnements logiques par étapes, basés sur des propositions et amenant à une conclusion), le rapport est censé répondre à une nécessité de clarification des arrêts à l’attention des justiciables, pour rendre ces décisions plus lisibles, en en clarifiant le sens, en facilitant sa compréhension et en adaptant la motivation, afin de mieux correspondre aux nouveaux besoins des justiciables, qui répondent par ailleurs à des profils différents et changeant (par le biais de nouveaux contentieux en forte évolution comme celui des étrangers ou les contentieux sociaux). De plus, la transcription de ces décisions en langue étrangère apparaît plus complexe, à l’heure où les juridictions nationales sont toujours plus appelées à coopérer avec des juridictions étrangères. Le but est donc de parvenir à une meilleure intelligibilité des décisions de justice (ce qui participe en partie à l’impératif actuel de sécurité juridique), par la modification de la forme, du style et du contenu des décisions, sans pour autant perdre en rigueur en terme de raisonnement, ni accroître la charge de travail des magistrats, et en conservant également une certaine « synergie » de la rédaction des décisions (formation de jugement, collégialité des délibérations, …). Le but ne consiste pas non plus dans une vulgarisation qui consisterait à répondre de façon trop simple, ou à des motivations excessives et sans incidence sur le litige. L’équilibre est ainsi d’autant plus difficile à trouver qu’il existe des inconvénients et avantages, mais également et surtout des divergences de vues entre professionnels du droit : il s’agit de ne pas porter une atteinte trop importante au fonctionnement et aux méthodes de travail des juridictions et de leurs acteurs, afin notamment de ne pas trop allonger les délais de jugement. Le vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc SAUVE, a par conséquent initié une réflexion pour modifier le problème de la rédaction, confiant la mission à Philippe MARTIN (Président adjoint de la section du contentieux du Conseil d’Etat). 3 moyens ont été utilisés pour l’élaboration de ce rapport : -auditionner les principaux publics concernés par la rédaction des décisions administratives (greffiers, magistrats, justiciables par le biais des avocats).-procéder à une étude de droit comparé avec des décisions de juridictions d’autres pays en Europe (Allemagne, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni, …) et ailleurs (Brésil, Etats-Unis, …), nécessaire sans doute pour explorer de nouvelles pistes de réflexion sur la rédaction des décisions de justice. -essayer de rédiger des décisions pour illustration en suivant les propositions retenues, pour mieux comparer avec la rédaction actuelle. Il convient donc d’abord d’évoquer les 18 propositions retenues, se regroupant en 3 grands types de modifications, puis de rendre compte de la suite de ce rapport en terme de proposition de mise en œuvre.

Les propositions envisagées

3 types de modifications sont proposés par le groupe de travail dans ce rapport.

La présentation du litige

Le but essentiel consiste ici dans l’allégement des visas dans les décisions, notamment par la suppression de ceux-ci des mentions textuelles (proposition n°4), en y regroupant l’ensemble des mémoires de chaque partie dans un paragraphe unique (proposition n°1), en supprimant la décision de désignation du juge unique (proposition n°3) et en supprimant l’analyse des moyens de chaque partie, les reléguant dans les motifs (proposition n°2). Existe donc l’idée de la création d’une première partie (explicitement désignée d’ailleurs) au sein de la décision réservée uniquement à la présentation de la procédure du litige faisant l’objet du jugement.Cette présentation sera donc plus homogène et moins longue, permettant de saisir rapidement les tenants et aboutissants pour chacune des parties de la décision en cause.

Les motifs de la décision

Ils prendraient quant à eux une part plus importante dans la rédaction de la décision. Tout d’abord, a été proposé d’évoquer les moyens des parties non plus dans les visas mais dans les motifs, soit juste avant soit pendant la réponse que le juge lui apporte (proposition n°5), afin de mieux lier les moyens des parties avec les motifs du juge y répondant.Les motifs de droit pourraient de plus être résumés pour la règle de droit applicable, mais mieux analysés en terme de raisonnement juridique, avec si besoin la mention explicite par le juge du mode d’interprétation auquel il se livre. Le but est de marquer les étapes du raisonnement de façon plus claire et de ne pas laisser d’incertitude quant à la démarche que le juge suit en terme de raisonnement et d’interprétation (proposition n°6).Parfois, pourront même être directement mentionnées dans le texte même du jugement les références jurisprudentielles de principe auxquelles le juge se réfère, à titre informatif, ce qui peux cependant contribuer à mieux justifier la décision (proposition n°7). Les motifs de faits pourraient quant à eux être plus précis en terme d’information sur les faits de l’espèce et l’interprétation dont ils font l’objet en terme de qualification juridique, là encore dans le soucis de mieux justifier la juridiction et l’application de la règle de droit à la situation particulière (proposition n°8).Certaines particularités contentieuses peuvent de plus engendrer une certaine incompréhension du justiciable, de telle sorte que celui-ci pourrait avoir le sentiment de ne pas avoir vu sa situation traitée, partiellement ou totalement.Le rapport préconise ainsi au juge de mieux expliquer la raison pour laquelle il procède à une économie de moyen, en ne statuant ainsi que sur l’un des moyens pour satisfaire à la requête donc il est saisi. Cette explication serait accompagnée d’un résumé des autres moyens n’ayant pas fait l’objet d’un examen (proposition n°9).Relativement au rejet de la requête pour cause d’incompétence ou d’irrecevabilité, la raison du rejet devra être plus clairement expliquée à l’intéressé, en particulier la raison pour laquelle cette cause dispense le magistrat d’examiner le reste de la requête (propositions n°10 et 12).Il devra en être de même pour les moyens inopérants, au sujet desquels les magistrats devront expliquer en quoi ils n’ont aucune issue sur la solution du litige (proposition n°11).Enfin, pour parfaire cette idée directrice de meilleure motivation/justification des jugements, le groupe de travail propose également d’avoir recours à un « paragraphe conclusif » explicitant le sens de la décision, résumant les réponses que le juge apporte aux conclusions, le tout dans des termes clairs, sans préciser les modalités d’exécution (proposition n°13).Cette exigence de motivation, au cœur de ce rapport, est en partie influencé par le droit européen des droits de l’homme, notamment par l’arrêt Taxquet c. Belgique rendu par la CEDH le 13 Janvier 2009 qui lie la question de la motivation avec celle de droit au procès équitable.

Le style rédactionnel

Ces considérations, plus liées à la forme de la décision, doivent permettre une clarification de l’organisation de la décision et du contenu qu’elle est chargée de transmettre.Ces modifications consacrent ainsi, en la matière, la fin probable de la phrase unique (proposition n°14), dont le style trop indirect peut nuire à la compréhension par le lecteur, bien qu’il faille reconnaître que ce mode de rédaction, si ancré dans les décisions, sont garantes d’une certaine autorité au bénéfice de la juridiction administrative.La présentation se ferait alors plus par paragraphes que par « considérants », courts et relatifs à un seul sujet, dans le but de conserver la rigueur du raisonnement juridique tout en permettant une meilleure lisibilité à l’ensemble (proposition n°15).Est encore à évoquer dans les nouveautés non négligeables relatives au style rédactionnel l’usage d’un vocabulaire moins «désuet » au profit d’un vocabulaire plus usuel (ce qui pourrait peut-être poser des difficultés en terme d’uniformité de l’usage de certains termes juridiques selon les juridictions). Le rapport propose pour aider les justiciables dans la compréhension du droit qui est appliqué à leur situation l’élaboration d’une liste de définitions des termes juridiques fréquemment utilisés publiés dans les juridictions et sur leurs sites internet (proposition n°18).Pour d’autres modalités plus anodines, on peut citer la fin des majuscules pour les noms des requérants (ce qui permet pourtant une identification claire de la personne), la retranscription des textes en italique, ce qui permet de différencier l’arrêt de ce à quoi il se réfère (proposition n°16), une mise en forme plus structurée du texte de l’arrêt (par le biais de la numérotation des paragraphes, et leur organisation plus systématique en titres et sous-titres pour les longues décisions : proposition n°17).

La proposition de la mise en œuvre

3 grandes évolutions sont donc à constater par l’éventuelle mise en œuvre de ce rapport sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative : -un enrichissement des informations relatives aux motifs ;-un allégement des visas ;-une simplification de la forme du jugement (syntaxe, présentation, structuration).Cela étant, toutes les modifications proposées n’ont évidemment pas la même importance, ni le même impact, n’impliquant par conséquent pas les mêmes modalités de mise en œuvre. Le groupe de travail a ainsi proposé de distinguer la mise en œuvre immédiate de la mise en œuvre progressive par expérimentation.

Mise en œuvre immédiate

Il s’agit évidemment des modifications les plus bénignes, les plus faciles à actualiser, qui feront peut-être l’objet d’une application immédiate, car elles n’impliquent pas une transformation importante des décisions et ne nécessitent pas de modifier certaines conditions de travail (logiciels, …). L’application immédiate pourrait ainsi concerner bon nombre de propositions (dès Septembre 2012 semble t-il) : l’intégralité de la première proposition (relative au rassemblement des mémoires dans un seul paragraphe), de la troisième (relative aux mentions de procédure), de la quatrième (sur la mention des textes aux visas), de la sixième (sur le résumé de la règle de droit), de la onzième (sur les moyens inopérants), de la douzième (relative aux ordonnances de rejet), de la treizième (concernant le paragraphe conclusif), de la quinzième (sur la rédaction en paragraphes courts), de la seizième (sur certaines règles typographiques) et de la dernière proposition (concernant la simplification du vocabulaire).Certaines propositions font quant à elle l’objet d’une mise en œuvre immédiate partielle : pour la septième (uniquement en ce qui concerne la référence aux jurisprudences constitutionnelles et européennes) la neuvième (seulement pour l’explication du motif de l’économie de moyen) et la quatorzième (consistant dans la suppression de la phrase unique pour les seuls visas). 

Mise en œuvre par expérimentation

Pour ce second type de mise en œuvre, il s’agit des propositions les plus importantes, les plus complexes à mettre en œuvre, dont l’impact sur la décision sera le plus évident aux yeux des acteurs de la juridiction administrative. Le groupe de travail propose ainsi une expérimentation pour la proposition n°2 (sur l’analyse des moyens dans la partie « procédure »), la proposition n°5 (concernant l’énoncé des moyens du requérant parmi les motifs), la proposition n°7 (seulementen ce qu’elleconcernela référence aux décisions de jurisprudence de principe de la juridiction administrative sur le point de droit concerné), la proposition n°9 (mais uniquement sur la synthèse de l’économie de moyens pour justifier le fait que le magistrat ne statue pas sur tous les moyens), la proposition n°10 (pour l’explication des jugements de rejet pour irrecevabilité ou incompétence et le résumé des moyens du requérant), la proposition n°14 (seulement en ce qui concerne la suppression de la phrase unique pour les motifs) et enfin la proposition n°17 (relativement à certaines conditions de structuration de la décision : titres, sous-titres, numérotation). Ces propositions seraient ainsi expérimentées par les 8° et 9° sous-sections du Conseil d'Etat et pourraient, suite à expérimentation positive, être généralisée à la rentrée juridictionnelle de 2013, bien que le calendrier soit en l'occurrence moins sûr car portant sur une mise en œuvre plus limitée.

Appréciation

En tant qu'étudiant en droit, je ne peux que modestement donner mon avis sur le rapport et les propositions qu'il formule, mais j'estime d'un point de vue général que l'esprit se dégageant de cette réforme semble aller dans le bon sens. Certes, l'on peut à juste titre estimer qu'une des sources principales d'autorité dont pouvait se prévaloir le juge administratif résidait dans cette manière très particulière, très complexe, très solennelle dans la rédaction des décisions juridictionnelles qu'ils rendaient. On peut également considérer, à juste titre, que la rigueur du juge administratif résidait en partie dans la manière très classique de rédiger les décisions (impliquant un raisonnement déductif), en rappelant la règle de droit applicable, puis les faits de l'espèce, et l'application de la règle aux faits, le tout dans une forme à phrase unique emprunte d'une certaine symbolique.Cela étant, il est évident de constater que cette manière de rédiger est relativement complexe à appréhender pour les justiciables, qui sont pourtant les premiers concernés par la décision qui leur est destinée. Ainsi, la réflexion en elle-même sur la recherche d'une plus grande clarté de ces décisions devait nécessairement être posée, afin de trouver certaines solutions pour rédiger des jugements plus compréhensibles sans pour autant sacrifier la technicité de la matière sur l'autel de la vulgarisation, ce qui nuirait à la qualité de la justice administrative.Il me semble au final que les 18 propositions de ce rapport offrent un compte rendu assez large des diverses nouveautés qui pourraient prochainement améliorer la lisibilité des arrêts rendus par l'ensemble des juridictions administratives. Sur le plan de la forme de l'arrêt (structure et organisation), certaines semblent d'évidences (numérotation des paragraphes, allègement des visas, utilisation de l'italique, résumés des mémoires, des conclusions, des moyens, ...), et devraient trouver à s'appliquer immédiatement sans inconvénient majeur, et avec l'idée donc d'une simplification de la décision.On peut relever que certaines modifications plus en profondeur de la décision (suppression de la phrase unique et rédaction en paragraphes courts, motivation plus importante, simplification du vocabulaire) peuvent cependant cristalliser plus d'inquiétudes à juste titre puisqu'elles touchent à la décision du juge dans sa substance même. La motivation plus importante pourrait selon certains éviter les recours pour incompréhension, mais l'extension de la motivation signifie aussi la plus grande critique des motifs d'une décision. La fin de la phrase unique consacre quant à elle une certaine simplification du mode de rédaction, avec un style direct qui rebute certains professionnels, et la simplification du vocabulaire n'est pas sans poser problème (en effet, la fin de l'usage de certains termes techniques pourrait entraîner l'usage de termes trop courants donc différents au grès des juridictions, posant un problème d'harmonisation de la jurisprudence). Cela étant, pour ces modifications plus importantes, l'expérimentation a été retenue, de sorte que leur mise en oeuvre va faire l'objet d'un test, d'un diagnostic, à même de relever les inconvénients et avantages de propositions avant de les mettre éventuellement en vigueur.Il est déjà possible de faire la comparaison entre la version classique et la version tenant compte des modifications, puisque dans les annexes du rapport un certain nombre de tests ont été réalisés, et si l'on ne peut dire que le changement est tout le temps spectaculaire (une affaire complexe débouche toujours sur un jugement complexe), on peut à tout le moins le qualifier de significatif. Ainsi donc, je pense que ce rapport a su associer véritable réflexion de fond sur la rénovation de la décision de justice, au service du citoyen justiciable qui est en droit d'attendre un service accessible et de qualité (et ainsi force de proposition en ce sens), avec toutefois une certaine mesure dans l'application de cette réforme si importante dont la généralisation doit donc être réfléchie et préparée pour en éviter les dysfonctionnements et imperfections.Après donc certaines réformes de procédure (remplacement du commissaire du gouvernement par le rapporteur public, dernier mot aux parties lors de l'audience), la juridiction administrative continue sa mission d'introspection en se réformant de façon significative dans l'intérêt général et en prenant au mieux compte des intérêts de tous. 

Sources:

-Semaine Juridique - éditions Administrations et collectivités territoriales, 28 Mai 2012, n°21, pages 2-4.-Groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative : rapport final.-Le rapport en intégralité.Rémi DECOMBE.

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