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D'Annie Ernaux à Aurélie Filippetti. Romans

Publié le 24 juin 2012 par Fmariet

D'Annie Ernaux à Aurélie Filippetti. RomansThomas Hunkeller, Marc-Henry Soulet, et al., Annie Ernaux. Se mettre en gage pour dire le monde, MétisPresses, Genève, 2012,  215 p. 25 €
Les livres d'Annie Ernaux défient les classements auxquels se complaisent vainement le marketing de l'édition et celui des didactiques universitaires : auto-biographie, roman, sociologie, littérature, ethnologie, fiction, auto-fiction, etc. Une fois débarrassé du marquage des territoires, ce à quoi s'emploie l'introduction, le travail d'analyse et d'explication commence. Fruit d'un colloque réuni à l'Université suisse de Fribourg, l'ouvrage réunit onze contributions couronnées d'un entretien avec Annie Ernaux. Chaque contribution indique sa bibliographie. La mise en page donne à l'ouvrage une belle lisibilité ; on regrettera toutefois l'absence d'un index transversal des noms et des notions.
L'objectif commun de ces contributions est de saisir la manière dont Annie Ernaux, "ethnologue d'elle-même", rend compte de sa réalité, de sa vie pour faire oeuvre d'universel, "sa" jalousie devenant "la" jalousie... Ces réflexions sur l'écriture mobilisent différents outillages conceptuels, relevant de la sociologie, de la critique littéraire ou de la psychanalyse sociale, pour dégager le métier d'écrire qui les transcende tous. Un éclairage linguistique aurait sans doute enrichi cette palette. Quand on a fini de lire ces textes, précisément documentés, on a envie de lire Annie Ernaux.
Les auteurs évoquent Proust et le travail de la mémoire, la perception des classements sociaux. La relation d'Annie Ernaux à l'oeuvre de Bourdieu est étudiée. Mais on confrontera avec profit l'approche d'Annie Ernaux avec celle d'Aurélie Filippetti dans Les derniers jours de la classe ouvrière. Le roman d'Aurélie Filippetti est moins directement autobiographique, moins intime, en apparence du moins. Le monde des mineurs de fond semble aux antipodes du monde de l'épicerie. La mine n'autorise aucune illusion quant à la lutte des classes. La violence, avant d'être symbolique, y est extrême et constante (fatigue, maladie, mort inscrite dans le corps comme un compte à rebours, dangerosité). La solution était collective, politique : "le Parti", le syndicat, la grève...

D'Annie Ernaux à Aurélie Filippetti. Romans

Editions Stock, 2003, 192 p.

Ces deux vies éloignées ont toutefois en commun l'expérience de changements sociaux drastiques et le salut par la réussite scolaire. Celle-ci suppose de mettre de côté (oublier ?) la culture d'origine, les manières de parler (les accents, les mots et les adages quotidiens), les références familiales (chanson, slogans publicitaires, etc.). La réussite sociale suppose davantage encore, un redressement généralisé et raisonné, long, immense, des manières de table, des goûts, des dégoûts, des stratégies matrimoniales, des stratégies d'accumulation de capital social, des habitudes, des techniques du corps, etc.
Annie Ernaux comme Aurélie Filipetti font parler les "classes parlées", font entendre ce que l'on n'entend pas si l'on en est pas (femmes, enfants, ouvriers, épiciers, adolescentes, émigrées...). La domination est racontée par deux rescapées, intellectuelles mais "filles du peuple". Est-ce trahir sa classe, sa famille d'origine que d'exposer ce que c'est que d'avoir un jour "honte de sa culture" ? Le père d'Aurélie Filippetti, lucide, exprime cette situation cruelle : "qu'est-ce que ça veut dire, ça veut dire qu'on est devenu comme eux, tu sais, ça veut dire qu'on a renoncé, qu'ils ont gagné, tu comprends, si on y arrive, c'est encore eux qui gagnent, c'est encore eux qui auront gagné, on est devenu comme eux, tu vois, parce que nous, ils nous veulent pas, des gens comme nous".
Raconter la domination vécue dans ses formes diverses, suppose d'y avoir échappé, au moins partiellement. Paradoxe. Comment faire partager l'analyse de la domination sociale, culturelle ? Enquêter ? C'était l'ambition journalistique du premier Libé, celui de Sartre (1973), porte-parole espérant que le peuple prendrait la parole lui-même ("Peuple, prends la parole et garde la"). Se forcer à vivre le monde de l'usine pour le raconter ? C'était l'ambition des "établis" (Simone Weil, Robert Linhardt), "spectateurs engagés". Reste la littérature selon Annie Ernaux : "Se mettre en gage pour dire le monde". C'est s'attaquer à un difficile défi de création qui est celui de tous les médias, information, séries télévisées ou cinéma, chansons, documentaires : dire ce que l'on ne connaît pas, ou, au mieux, ce avec quoi l'on a rompu, que l'on ne connaît plus.

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