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De Medelin à Rome, quel avenir pour la théologie de la libération en Amérique latine ?

Par Alaindependant

Avec Medellin, Dieu est passé en Amérique latine. Avec qui passe-t-il aujourd'hui ?

Les 10 années, de Médelin (1968) à Puebla (1979), ont été uniques dans l´époque moderne de l´Église Catholique en Amérique Latine. Après, a commencé une descente que Aparecida (2007) a voulu freiner, bien qu´il reste beaucoup à faire.

Faisant cette évaluation, nous ne nous fixons pas sur l´Église telle que l´analysent les sociologues, mais nous nous fixons sur "le passage de Dieu". Sans aucun doute, c´est plus difficile à évaluer, mais cela touche à la dimension plus profonde de l´Église et au service qu´elle doit être. En définitif, quelle est la contribution qu´elle donne aux hommes et au monde comme un tout ? Et, clairement, nous devons nous demander : "quel Dieu" passe par l´histoire en un moment donné ?

Médelin

Ce fut un saut qualitatif. Les pauvres firent irruption et, en eux, Dieu fit irruption. Ce fut un fait fondamental que pénétra dans la foi de beaucoup et changea la figure de l´Église. D´une manière surprenante, pour l´assemblée des évêques, la priorité ne fut pas l´Église en elle-même; ce fut le monde des pauvres et des victimes, c´est à dire, de la création de Dieu. Leurs premières paroles proclamèrent la réalité du continent : "une pauvreté massive produit de l´injustice". Les évêques agirent, avant tout, comme êtres humains, et laissèrent parler la réalité qui crie vers le ciel. Ce sont les clameurs que Dieu écouta dans l´Exode; elles le firent sortir de lui-même et, fermement, il entra dans l´histoire. De la même manière, avec Médelin, Dieu entra dans l´histoire latino-américaine.

À partir de cette irruption des pauvres et de Dieu en eux, Médelin pensa ce que c´est "être Église", quelle est son identité et sa mission principale et quelle doit être sa manière d´être dans le monde des pauvres. La réponse fut: "une Église des pauvres", semblable à l´intuition qu´eurent Jean XXIII et le cardinal Lercaro. Au Concile, ça n´avança pas; à Médelin, si. L’Église sentit compassion pour les opprimés et décida de travailler pour leur libération. Par beaucoup, avec plus ou moins de conscience explicite, ce fut accueilli comme une bénédiction. Par d´autres, ce fut perçu, avec raison, comme un grave danger.

Rapidement le pouvoir réagit. En 1968, Nelson Rockfeller écrivit un rapport sur ce qui arrivait, et cette Église, nouvelle et dangereuse, devait être fragilisée et freinée. La même chose arriva au début de l´administration Reagan. Les oligarchies, avec le capital, les armées, les escadrons de la mort, déchainèrent contre l´Église une persécution inconnue dans l´histoire de l’Amérique Latine. La persécution renouvelée révéla clairement la nouveauté et le fondement évangélique de ce qui arrivait. L’Église de Médelin était avec le peuple pauvre et persécuté, et connut le même sort. Des milliers furent assassinés, parmi eux une demi-douzaine d´évêques, des dizaines de prêtres, religieux et religieuses, et une multitude de laïcs, hommes et femmes. Avec ses limites, ses erreurs et ses péchés, c´était une Église plus chaste que prostituée, beaucoup plus évangélique que mondaine.

A l´intérieur de l`Église catholique, Paul VI favorisa et anima cette nouvelle Église ; mais de hautes personnalités de la Curie romaine et d´autres curies locales la disqualifièrent, maltraitèrent de manière injuste ses représentants, et même les évêques, et dessinèrent une Église alternative, différente et contraire, plus dévotionnelle, intimiste, une Église de mouvements soumis et défenseurs de la hiérarchie. Ce qui devait être évité, c´était que l´Église entre en conflit avec les puissants. L´Église populaire, née à partir de Médelin, croyante et lucide, de communautés de base, qui vivait la pauvreté du continent, souffrit la double persécution du monde oppresseur et, avec une certaine fréquence, de l´Église elle-même.

Une telle Église fut témoin et disciple de Jésus de Nazareth. Incarnée, défenseur et compagne des pauvres, elle portait la croix, et, fréquemment, mourait sur elle. Elle annonça la Bonne Nouvelle, comme Jésus dans la synagogue de Nazareth. Elle eut ses "douze apôtres", les Pères de l´Église latino-américaine, avec Dom Helder Camara, un des pionniers, Henrique Angelelli, Dom Sergio Mendez Arcéo, Leonidas Proano, Dom Oscar Romero, pasteur et martyr du continent, et d´autres. Elle arriva à être "ecclesia", dans laquelle hommes et femmes, religieux et laïics, latino-américains et étrangers parvinrent à former un corps ecclésial, une grande communauté de vie et de mission. Entre ceux de la maison et ceux du dehors. naquit une solidarité jamais vue. Augmentèrent l´espérance et la satisfaction. Et de l´amour des martyrs naquit une brise de résurrection, étrangère à toute aliénation, qui "redirectionna" l´histoire pour y vivre comme ressuscités.

Dans cette Église soufflait l´Esprit, l´esprit de Jésus et l´esprit des pauvres. Cet esprit inspirait la prière, la liturgie, la musique, l´art. ; inspirait également les homélies prophétiques, les lettres pastorales lucides, les textes théologiques "de la maison", non pas des textes simplement importés qui n´étaient pas passés par le sceau de Médelin.

Au centre de tout était l´Évangile de Jésus. Luc 4,16: "Je suis venu pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres, libérer les captifs"; Mathieu 23,36-41 : "J´avais faim et vous m´avez donné à manger". Jean 15,13 : "Personne n´a un plus grand amour que de donner sa vie pour ses frères". Et Jésus de Nazareth, le crucifié ressuscité, Actes des Apôtres 2,23 :"Celui que vous avez tué, Dieu l´a rendu à la vie".

Et maintenant ?

Des recherches, des études sociologiques et anthropologiques, économiques et politiques offrent des données et des explications sur l´Église catholique et les autres Églises chrétiennes. Elles nous disent si nous augmentons ou diminuons en nombre et en influence dans la société. À partir de cette perspective, il n´y a rien à ajouter. Et, strictement parlant, ce que sera le futur de ce que nous appelons "Église" est si peu ma plus grande préoccupation, bien que j´ai vécu et que je vis dedans, et que je me suis accoutumé à appartenir à la famille.

Ce qui m´intéresse et me réjouit, est que "Dieu passe par ce monde". Et la raison est simple. Le monde est "gravement malade", disait Ellacuria, "malade à mourir", dit Jean Ziegler. C´est-à-dire, il a besoin de salut et de traitement. Pour cela, comme croyant et comme homme, je souhaite que "Dieu passe dans ce monde", car ce passage de Dieu apporte toujours le salut aux personnes et au monde dans son ensemble. Nous avons eu la chance de sentir ce passsage de Dieu avec Médelin, avec Dom Romero, avec beaucoup de communautés de base. Avec beaucoup de personnes bonnes, simples en grande majorité. Avec une pléiade de martyrs. Et aussi, bien que cela puisse se sentir seulement "dans un difficile acte de foi", comme disait Ellacuria expliquant le salut qu´apporte le serviteur souffrant d´Isaie, avec le peuple crucifié.

Comment sommes-nous aujourd´hui ? Ce serait commettre une grave erreur de tomber dans une analyse simpliste sur des choses si sérieuses. Ce serait injuste de ne pas voir le bon qui, sous de nombreuses formes, existe dans l´Église. Ce serait arrogant de ne pas essayer de le découvrir, bien que, parfois, il se cache derrière une chape qui ne renvoie pas clairement à Jésus de Nazareth. De toute manière, le passage de Dieu sera toujours un mystère insondable, et nous ne pouvons en parler qu´avec le plus grand respect envers tous. Cependant, avec toutes ces précautions, on peut en dire quelque chose. Nous ferons mention des réalités des fidèles et de leurs communautés. Pourtant, nous avons en tête surtout les hautes instances hiérarchiques, historiquement fortement responsables de ce qui arrive, et auxquelles on ne peut demander des comptes de manière efficace. Avec simplicité, je donne ma vision personnelle.

De diverses manières, abonde le pentecôtisme, avec une forme d´église distante des problèmes de vie et de mort de la majorité, bien qu´il apporte souffle et consolation aux pauvres, ce qui n´est pas à dédaigner, quand ils n´ont pas d´autre appui pour que leur vie ait un sens (différente est la situation des classes aisées). Prolifère un grand nombre de mouvements, des dizaines; prolifèrent les moyens de communication des églises, les émissions de radio et télé, soumis à l´excès aux idées et aux normes qui viennent des curies, sans donner un sentiment de liberté pour que eux-mêmes prennent en main l´évangile qui annonce la bonne nouvelle aux pauvres, sous forme de justice, et sans redouter la nécessité d´une étude, de réflexion au moins un peu scientifique, de la Parole de Dieu, et, en général de la théologie que Vatican II et Médelin ont favorisée. Prolifèrent les dévotions de toute sorte, celles d´autrefois et celles d´aujourd´hui. Jésus de Nazareth, celui qui est passé faisant le bien et qui est mort crucifié, est facilement laissé de côté au profit du petit Jésus, qu´il soit d´Antioche ou de Prague, le Dieu petit, dit avec un grand respect. Facilement se dilue le Jésus fort de Galilée, du Jourdain, le prophète des accusations contre le temple de Jérusalem en faveur des dévotions basées sur les apparitions, avec une lame de fond sentimentale et agréable à l´excès. Parlant avec simplicité, la divine providence peut attirer plus que le Père de Jésus, le Fils qui est Jésus de Nazareth, et l´Esprit-Saint qui est Seigneur et source de vie, le Père des pauvres, comme on le chante dans l´hymne de la Pentecôte.

Aujourd´hui, dans son ensemble, il est difficile de rencontrer dans l´Église la liberté des fils et filles de Dieu, la liberté devant le pouvoir qui, pour être sacré, n´en est pas moins pouvoir. On note un servilisme excessif et une soumission à tout ce qui est hiérarchie, ce qui arrive à se transformer en peur paralysante. À partir des instances du pouvoir ecclésial, surgit le triomphalisme et ce que j´appelle la pastorale de l´apothéose, de la multitude, la pastorale médiatisée. Dans beaucoup de séminaires, la discussion et la réflexion sont remplacées par le silence. Les lettres pastorales des années 70 et 80, véritable orgueil des églises, qui reverdissent de temps en temps, au Guatemala par exemple, sont remplacées par de brefs messages maniérés et prudents, avec des arguments tirés des dernières encycliques des papes. Le centre institutionnel ne parait plus être en Amérique Latine, mais dans la lointaine Rome. Tout ceci dit avec respect.

Comment sera le passage de Dieu en Amérique Latine, et avec qui passera-t-il? C´est à voir, et, en définitif, c´est l´affaire de Dieu. Mais c´est notre affaire de le souhaiter, d´y travailler, et d´apprendre la manière comment cela s´est fait à Médelin.

Il est bon de savoir et d´analyser les va-et-vient des fidèles et l´influence des Églises sur la société. Mais nous devons garder présentes les racines et la sève à partir desquelles a été vécu le passage de Dieu. Et l´arroser humblement, avec des eaux vives.

Nous en sommes encore à voir ce qui arrivera avec notre Église et avec toutes les Églises. Mon désir est que, quoiqu´il arrive, ce soit pour qu´elle se place au service du passage de Dieu dans ce monde, le Dieu de Jésus, plein de compassion, prophète et crucifié. Et le Dieu source d´espérance [...]

Jan Sobrino*


*Jan Sobrino, jésuite,  figure de la théologie de la libération, fut sécrétaire particulier de Dom Oscar Romero (NDLR)


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