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Que font les emmurés ?

Publié le 27 juillet 2012 par Siheni
Que font les emmurés ?
Ces souliers usés, ces semelles de bois qui raclent dans l'ombre un arpent de terre meuble, à la porte du village. On accourt de partout puis on se questionne. D'autres chuchotent, à leur approche : « C'est Hanka, c'est Ignacy ». Comme un cliquetis d'aiguilles jusqu'à elle, à travers la brume. Quelqu'un se met à rire sous cape, on s'éclipse au coin du carrefour, une carriole bringuebale entre les bicoques, éclairée par une lanterne qui escalade un ciel noir. Hanka dépasse le carrefour, Ignacy apparaît, puis disparaît. Hanka marche en avant. On remonte la ruelle, on s'évanouit de nouveau au tournant. Un moment, Hanka jurerait que c'est elle-même qui vient à sa propre rencontre, cette longue forme sombre, évanescente, poussée en avant, non loin, mais ce n'est qu'une illusion créée par le miroir d'une boutique surgie sous son pas. Est-ce bien là enfin l'officine ? se demande-t-elle. Ses talons crépitent, claquent dans le pavé mouillé, plongent dans une flaque où elle s'enfonce à son tour avec son réticule avant de reparaître plus loin ; elle s'immobilise, à l’affût, la voilette en bataille, elle devine, autour d'elle, les guetteuses qui battent en retraite et tout à coup se dresse devant elle un mur de pisé que la pluie illumine. Où est Ignacy ? se demande-t-elle hors de souffle. Ne l'a-t-il pas suivie comme toujours, le petit chéri ? Elle se retourne. Elle remonte une ruelle. Il pleut. Elle s'immobilise encore, elle attend une éternité, puis la revoici en route. Où est Ignacy ? Parce que Hanka est comme ça. Elle abandonne à lui-même un groupe de grosses femmes en fichu, massées sur un seuil obscur ; elles aussi se questionnent, puis entre elles elles murmurent en branlant la tête ; à son approche elles s'égaillent à grands coups de canne en direction de l'église ; c'est sans doute l'heure de la prière, ma foi. Alors Hanka s'est immobilisée de nouveau, voilà qu'elle est toute seule sur le trottoir en pente, comme si elle attendait quelqu'un. Elle relève sa voilette d'un geste de la main, c'est une belle main gantée de filoselle qu'un éclair une seconde fait saillir dans l'obscurité, elle écarquille deux beaux yeux éblouis tandis qu'elle gravit une marche et pousse une porte carillonnante, elle grandit dans la lumière. Elle rectifie la position de son chapeau du même geste qu'elle a pour relever sa voilette ; un geste ample, redoutable, qui traverse l'espace, exige le silence et impose allégeance. La pluie s'écrase sur les vitres et fourmille de silhouettes, ce soir-là, le vent fait danser les halos des becs de gaz des deux côtés de la ruelle. C'est l'hiver et il fait froid. Un hiver précoce mais Hanka n'en a cure. Qu'il vente ! Qu'il pleuve et que dansent les anges furtifs de la pluie ! songe-t-elle à part elle, dans la brume, en ayant un ricanement. Elle est ailleurs, dans son monde. Son monde à elle, intime, brûlant au fond d'elle-même. N'est-ce pas devenu un rite, pour Hanka, pour Ignacy ? Une question de vie ou de mort ? Combien d'années s'est-il écoulé depuis la première fois ? Combien d'années, depuis les noces à Trora ? Depuis combien d'années Hanka et Ignacy dépassent-ils la dose prescrite à l'autre au point que les deux boîtes de pilules, qui devraient suffire pour une semaine, ne durent pas plus d'un jour ? Voyez-vous, mon cher confrère, je n'y comprends rien de rien… A croire que notre science pourtant si ancienne… Ces deux voix. Les médecins tenant conciliabule à chaque visite au-dessus du lavabo de l'antichambre. Ignacy derrière elle s'est remis à trottiner. Enfin les souliers à talons hauts de la vieille dame apparaissent dans la lumière, deux jambes enflées, bandées de laine claire fixée par des jarretières. Hanka souffre à cause de sa lassitude, de ses rhumatismes, de ses douleurs. Mais souffre-t-il donc moins qu'elle, Ignacy ? Combien de pilules a-t-elle mêlées à sa purée, aujourd'hui ? Ses lèvres humides, creusées d'une infinité de petits plis, se mettent à trembler puis elle sourit, elle rit en dedans, une petite gaieté espiègle, presque aimable. Est-ce bien lui, seulement, qui la suit ? N'a-t-elle pas eu le temps de reconnaître au passage la sihouette du docteur Mause, derrière elle, tandis qu'elle dépassait le vieux mur de pisé ? La silhouette du professeur Andréi ? A un certain moment, elle s'est retournée. Quelqu'un parlait à voix pointue, des formes noires en pelisse, courbées sous les bourrasques, sous la pluie, en bonnets de tricot, qui se sont figées une seconde et, quand elle s'est glissée dans l'embrasure, on s'est effacé pour la laisser passer. Une puissante odeur de cosmétique et de fil-en-six tout ensemble. Hanka a passé son chemin, comme chaque soir, a heurté une épaule. - Eh là ! Non mais dis donc, la vieille… La porte carillonne. Elle ne répond pas. Elle est hors d'haleine. Elle a chaud. Elle esquisse seulement une moue de dédain. Hanka est dédaigneuse, convenable, instruite. Elle est belle. C'est elle qui, la première, a eu l'idée de consulter les notices des médicaments une fois qu'elle ouvrait le tiroir du buffet, dans la salle à manger. Ne pas dépasser la dose prescrite, disaient les deux notices. Mais elle s'est tue. Elle ne parle jamais. Elle réfléchit et, quand elle réfléchit, on dirait que son front se bombe, ses prunelles étincellent. Jamais d’esclandre, jamais d’éclat. Elle attend Ignacy. Le petit trot familier, tant haï, le souffle douloureux et en trémolos, bientôt mourant du petit chéri. N'est-ce pas lui qui crèvera d'abord ? s'interrroge-t-elle, à chaque instant de sa vie. Comment pourrait-il en être autrement ? La belle main gantée de filoselle qui s'agite sous le long nez poudré dont le bout s'anime. Ainsi comme une dame salue-t-elle à la ronde. Hanka n'est pas vieille. Elle est belle, si belle. Elle n'est pas malade. Elle se parfume. Elle est fière. N'est-ce pas ce qu'on disait d'elle, autrefois, au village : aussi belle et fière qu'une princesse orientale ? Ses paupières se dilatent, libèrent à la lumière le sourire d'un regard ironique. Puis Hanka fonce en avant, dans le feu de l'ampoule sans abat-jour qui pend au plafond. Après le froid de dehors, c'est la chaleur où l'on s'affaire autour du poêle. Oui, elle a si chaud, tout à coup. Mais n'est-elle pas malade ? Elle se répète : Malade ? Malade ? La rumeur soudain étouffée de ses talons sur le plancher crotté. Hanka ne regarde rien ni personne, elle ne regarde qu'elle dans une glace apparue sur sa gauche, tandis que la porte, qui s'est refermée bruyamment derrière elle, s'ouvre de nouveau pour livrer passage à une créature un peu bossue, coiffée d'un bonnet de loutre repoussé en arrière. Un nain, peut-être ? Elle ne voit d'abord que les yeux, comme agrandis par un ectropion tenace, puis l'intérieur qui s'ouvre de la bouche sans dents. Elle ne rêve pas. On dirait qu'Ignacy hésite, il porte sa main à son bonnet ; on ne saurait dire si c'est à cause du courant d'air ou si c'est une question de politesse, de coquetterie. Il avance de profil, gêné, grimace un sourire au hasard. Son ombre se brise à la saillie d'un angle. Il est si petit, hein ! se dit-elle. Comme il est vilain, avec sa bouche sans dents qui ne peut plus rien mordre. Le grelot carillonne tandis que les deux bottes de caoutchouc avancent peureusement sur le plancher. Hanka se sent rougir. Elle lève un menton tout frémissant de poils et, dans l'échancrure de son col, la peau se tend comme un fil. Et cette question : n'est-ce pas lui qui a commencé, un jour, après que l'esculape eut recommandé de ne plus insister à cause de son pauvre ventre ? On était si fragile et si belle, nous, alors, songe-t-elle à part elle. Et combien élégante, en ce temps-là. Pourtant, malgré les années, on est toujours aussi belle, n'est-ce pas ? Aussi jeune que jadis. Aussi élégante, enveloppée dans son manteau de bure qui descend en s'évasant jusqu'à deux chevilles fines, effilées comme deux lames de couteaux. Magnifique. A preuve la silhouette accourue au-devant d'elle depuis le fond de la glace. Découvrirait-on de ces rides, dans son cou, si l'on venait à chercher là quelque outrage du temps ? Eh bien non, vois-tu, mon petit chéri. Tu pourras toujours vérifier si je crève avant toi. C'est que je ne suis pas une vieille rosse, moi, j'ai toujours toutes mes dents. Et si j'ai honte… Ai-je honte, d'ailleurs ? C'est bien toi qui as commencé à vouloir m'empoisonner alors que mon pauvre ventre me faisait déjà si mal à l'intérieur… Si tu crois que je ne t'ai pas vu m'espionner dans la salle à manger le jour où j'ai lu les notices des médicaments… Tu t'imaginais peut-être que je ne t'avais pas vu ouvrir le tiroir du buffet ? Ah ! mon pauvre ventre… Mon pauvre ventre… Tu veux donc que je crève, maintenant ? Parce que tu es convaincu que les pilules que tu réduis en poudre pour moi, jour après jour, que tu mélanges à mes infusions… Va, dis que je suis folle ! Ce chapeau de crêpe qui s'envole à travers une enfilade de miroirs vacillants sous les fioles… Est-ce qu'il croit qu'elle crèvera avant lui ? Est-ce cela qu'il croit, malgré ses coronaires ? Combien de pilules a-t-elle fini par avaler, elle, aujourd'hui ? Dix ? Vingt ? Trente ? C'est égal. Elle sait ce qu'elle sait. Quant à lui, le malheureux… Elle a compris son jeu, sa tactique. Elle n'est pas folle. Trop intelligente. N'a-t-il pas fini par la haïr ? Eh ! S'il savait… Elle sait, elle. Il crèvera avant elle. Oui, ses coronaires. Comme si elle était malade, la petite Hanka… Comme si elle était vieille… Une princesse orientale ! Il crèvera avant elle, oui. Elle se comprend. Elle s'est toujours comprise. Elle n'est pas folle. Sous l'ampoule, elle cligne des paupières, un grand œil sombre éclate comme une bulle au milieu des mèches, elle continue de s'élever dans la lumière, elle est immense et on dirait qu'elle flotte. Elle se sent soudain si légère. Elle en jurerait : le plancher est tout crotté. Et cette rumeur hauturière et lointaine, qu'elle jurerait joyeuse. L'ampoule sans abat-jour où s'enflamment des mèches frisottées. Comme elle hait cette charogne, mon Dieu ! A-t-elle jamais aimé Ignacy, depuis les noces à Trora ? Ne l'a-t-il pas toujours dégoûtée ? Si contrefait, si vulgaire, depuis toujours. Combien de pilules lui a-t-elle écrasées, elle, de son côté, sans qu'il s'en aperçoive ? Hanka ne sait pas. Elle ne sait plus. Elle compte. Maintenant Ignacy boite et il tousse. Trente, quarante pilules, se dit Hanka, mélangées à sa purée. Parfois, la nuit, une vilaine toux rauque grince au fond des choses et le parquet se met à couiner tandis qu'il tente en vain de retrouver son souffle. C'est qu'il crève. Il crève lentement, jour après jour. Et Hanka, qui ne peut désormais trouver le sommeil, à cause de lui, compte pendant tout ce temps au fond de son lit. Elle compte et elle épie le silence. Puis elle écoute son corps, son corps long et gracile, tout parfumé à l'opopanax, ses entrailles que soudain traversent en rafales ses propres quintes de toux. C'est le vent ou la pluie, ce soir-là, qui ont rougi le visage de la vieille dame. N'a-t-elle pas pris froid ? Un instant, à cause de la carriole, au-dehors, à cause du fracas des hautes roues sur les pavés mouillés, on s'est tu dans la boutique, autour du poêle, puis un gros bonhomme chauve est apparu de derrière un paravent, en bras de chemise, le pantalon trop étroit que des bretelles tirent vers le haut. Par exemple ! susurre Bédéus. Voici Hanka et Ignacy… Voici Hanka et Ignacy… Ce ventre en ballon qui se détache de la demi-pénombre, ces lèvres d'où surgit une langue pointue et rose, en forme de cuillère. Autour du poêle on se pousse du coude. Le poêle se met à fumer. Un vulgaire poêle en maçonnerie. Ces mâchoires qui ricanent. Bédéus se racle la gorge, jette un coup d'œil sur les ordonnances qu'on a déposées devant lui. Voulez-vous patienter une petite seconde ? Il se penche au-dessus du comptoir et sourit. Cette grosse bouche farce, écarlate, cette haleine d'hépathique… Cela se rapproche, s'éloigne. La lumière dessine un cercle de nuit autour de la vieille dame. Elle s'impatiente. Sous l'ampoule elle agite une main fiévreuse, gantée de filoselle. Et c'est comme un nouveau salut de princesse. Ne s'est-on pas mis alors à rire franchement, autour du poêle ? Ne souffre-t-elle pas du ventre ? Hanka est si pressée, ce soir… Et son chapeau à voilette, sur le plancher crotté… Personne ne songera-t-il donc à le ramasser ? La porte vitrée s'ouvre et se ferme sans cesse. Le carillon tinte comme une volée de sous. On parlemente. De grandes ombres plongent dans les miroirs, parmi les fioles. Cette odeur de pluie et de vent, de terre détrempée. La carriole s'est immobilisée au-dehors à cause du carrefour en montée, de tant de silhouettes aux aguets sous les parapluies. L'éclat de la lanterne, à travers une vitre. Ignacy s'est glissé sans bruit derrière Hanka tandis que le dos de Bédéus disparaissait derrière le paravent. Alors elle renverse la tête en arrière, s'écrie à brûle-pourpoint, à l'intention des ombres : Dites aussi que je suis folle, vous autres ! Mais n'est-ce pas pour elle-même ? Quelqu'un n'a-t-il pas émis un sifflement, là-bas ? Quarante pilules ? Cinquante pilules ? Combien ai-je mélangé de pilules à ses purées, aujourd'hui ? se répète-t-elle tout à coup. Et combien a-t-il mélangé de pilules à mes infusions, aujourd'hui, hein ? Combien ? Combien ? C'est qu'elle n'en continue pas moins de compter à part elle. Le bas du manteau, qui s'ouvre aux courants d'air, découvre une seconde un mollet gainé de laine, une jarretière passée, un talon haut. Hanka se représente son beau corps invisible et pâle, un corps si jeune, enfermé dans ses élastiques, les attaches en caoutchouc, le contact vivant des étoffes dont elle seule éprouve l’étreinte à l'intérieur de sa chair. Et cette bouffée de parfum qui l'enveloppe, toute d'opopanax. Son nez, qui est long et pointu, flotte sur un mur en ombre chinoise. Elle souffle. Elle compte. Parce qu'elle compte, toujours, du matin au soir et du soir au matin, et maintenant la nuit, à l'affût au fond de son lit. Un buisson de poils fous entre ses joues poudrées. Ses lèvres qui viennent à s'agiter. Comme chaque jour, Mause a examiné Hanka, Andréi a examiné Ignacy. Dans l'antichambre de l'étage, à droite de l'escalier en colimaçon. Puis Mause a remis à Ignacy l'ordonnance de Hanka et Andréi a remis à Hanka l'ordonnance d'Ignacy. Une marque d'obéissance à l'injonction de la dame. Une habitude, peut-être. Cela date du lendemain des noces. De la première étreinte de Trora, quand Hanka a poussé un hurlement et s'est évanouie dans les bras d'Ignacy. Ce hurlement. Hanka avait dû garder la chambre. Ignacy était devenu mélancolique. Il en oubliait de remonter la pendule, en bas. Comme il ne boitait pas encore, il courait seul chaque semaine à la pharmacie pour le renouvellement de l'antiphlogistique que le docteur ordonnait à la jeune épousée. Puis celle-ci s'était relevée bien que son ventre la fît encore quelquefois geindre. C'était elle, bientôt, qui paraîtrait seule au bourg dans ses robes d'étamine, pour le renouvellement de la digitaline prescrite à Ignacy par le professeur Andréi. Car Ignacy était tombé malade à son tour et avait dû garder la chambre. « Les coronaires, docteur ? Les coronaires ? Et pourquoi pas les coronaires ? » Hanka s'engouffrait la nuit dans l'escalier, en chemise, cherchait à tâtons la clé de la pendule. Le docteur, qui n'aurait su nommer au juste le mal dont souffrait Ignacy, s'était résigné à faire appel à la sommité de Südriewck. Et la succession des années, dans la suite, le retour forcené des heures. Hanka se disait qu'elle vivait seule désormais avec Ignacy entre les murs d'une bicoque. Ignacy avait commencé de perdre ses dents. C'est que la charogne jeûnait. Tu jeûnes, se disait-elle, et comme elle le haïssait. Elle le haïssait, oui. Elle se trouvait dans une maison avec un homme. Or cet homme s'appelait Ignacy. Ces gencives qui saignaient entre des lèvres entrouvertes et ces doigts, ah ! ces doigts qui se portaient là dans le dessein d'apaiser une souffrance bénie. « De quel droit nous opposerions-nous à ces marottes, mon cher confrère ? Chacun n'a-t-il pas trouvé son bonheur en soignant l'autre ? » se demandaient les médicastres, cependant. « Ne dirait-on pas un couple d'amoureux qui se rejoue sans fin la cérémonie de la première approche ? » se demandaient-ils tandis qu'ils se lavaient les mains sous le robinet. On se racontait jusqu'à l'aube les pélerinages quotidiens, le long des ruelles, de deux vieux claquemurés le jour dans une maison qui menaçait ruine. Une fois, comme Hanka avait trébuché sur un trottoir en travaux, elle heurta le mur de pisé. On a prétendu que la maboule était soûle. « Eh, la maboule est soûle ! » se criaient sur les seuils les grosses femmes en fichu. Aussi soûle qu'Ignacy qui, trottinant derrière la silhouette à distance, avec ses bottes en caoutchouc et son bonnet de loutre, s'était aussitôt éclipsé au tournant de l’église. Longtemps le bruit avait couru au bourg. Dix ans ? Vingt ans ? Combien d'années s'était-il écoulé ? Et ces plis anonymes qui parvenaient chez les praticiens depuis lors. Si pas une fois, pourtant, ni Mause ni Andréi n'avaient eu le cœur de chercher à faire la part de l'exagération, pas davantage ils n'auraient trouvé à redire aux exigences de Hanka : qu'on lui remette l'ordonnance d'Ignacy et qu'on remette à ce dernier la sienne, comme les premières fois. Elle n'en démordrait pas, il est vrai. C'était comme ça : chacun soignait l'autre du matin au soir et du soir au matin, comptait, recomptait, écrasait, saupoudrait, mélangeait dans la bicoque à la porte du bourg. Hanka y tenait. Ignacy aussi, n'est-ce pas ? On l'entendait rugir, la voix disant son âge : « Regardez-le. Mais regardez-le donc, avec ses paupières qui ne ferment plus. Mon petit chéri ne souffre-t-il pas des coronaires ? ». Il était petit et frêle, râlait dans des vêtements de serge, bouffant aux genoux. Il n'osait parler de crainte qu'on ne voie ses gencives qui lui faisaient noir l'intérieur de la bouche et alors on l'eût dit envoûté. Cet ectropion tenace… N'était-ce pas un ectropion tenace qui l'obligeait à garder les yeux écarquillés ? « Quelle douceur, pour nous autres condamnés à n'être que nous-mêmes, de nous laisser soigner en rêvant que les doses diminuent, diminuent… » Ah ! la belle princesse de jadis, avec ses frisottis noir de jais, ce buste de Jérusalem. « Et puis, n'est-ce pas assez de souffrir, de ne pouvoir aimer, docteur, siffla-t-elle un autre jour, pour avoir encore à renoncer à ces derniers plaisirs ? » Un antiphlogistique, de la digitaline. Auxquels les savants, mis dans le cas d'avoir à augmenter les doses, finiraient à la longue par se résoudre à substituer des remèdes tout aussi transparents que l'eau, en même temps semblables. Une cuillère à soupe suffirait assurément pour les réduire en poudre et les flacons seraient toujours pareils, les étiquettes, les emballages, les vignettes aussi. Et les notices ? Oui, les notices seraient aussi toujours pareilles. C'est ce que tout le monde raconterait, au pays. Mais certaines langues prétendaient que Bédéus, qui avait fait autrefois le serment de rester célibataire à la suite d'un dépit amoureux, ne laissait pas de raconter n'importe quoi. Les pilules de madame… récite le gros bonhomme chauve. Les pilules de monsieur… Et n'est-ce pas Ignacy qui ramasse chaque soir le chapeau de crêpe ? Un si beau chapeau, mon Dieu, garni d'une voilette en résille, et sur un plancher crotté que fait fumer la cendre d'un poêle.
Une première version de ce texte a paru dans la Nouvelle Revue Française (N° 541)
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