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Tourmaline

Par Thomz

En ce début d’année paraissent deux nouveaux ouvrages dans la collection Lot49 du Cherche Midi. Le premier, Tourmaline, de Joanna Scott, tranche nettement avec les dernières parutions. Une mélancolie sourde traverse le roman de part en part, roman fait de regrets éternels. Il laisse une impression diffuse qui pourtant ne se dissipe pas entièrement, revenant en vagues successives, dévoilant de nouveaux aspects qui le rendent assez fascinant tout en en faisant regretter [parfois] la demi-teinte.

Dans les années cinquante donc, Murray Murdoch emmène sa famille (une femme et trois fils) sur l’île d’Elbe d’où il croit pouvoir entamer une carrière d’exportateur de tourmaline, pierre semi-précieuse dont on pense la présence en grande quantité sur l’île. Fuite autant que volonté de tout recommencer, l’histoire de cette famille se présente avant tout comme la reconstitution de ce qui paraissait être un âge d’or, jugement fortement nuancé par la suite. Assez iconiquement, c’est le plus jeune des trois enfants qui entreprend de raconter l’histoire. Il est, au moment des faits, le seul à ne pas savoir lire ni écrire (il apprend sur l'île...) et fait figure d’exclu par rapport à ses frères. La tentative de narration, de souvenir, va pourtant venir de lui. Un retour vers le passé qui prend son envol à l’endroit même où ce passé devint une constituante de son identité, c'est-à-dire l’île elle-même. Rien de plus classique qu’une narration à rebours, emboîtant les temporalités.

Pourtant, Joanna Scott, réussit à nous faire oublier la banalité du processus en convoquant les autres membres de la famille, à l’exception du père, figure centrale du roman, donc figure absente. Certaines contradictions apparaissent entre les récits, qui ne reviennent pas sur un évènement en particulier selon différents angles de vue, mais s’enchaînent de manière chronologique. Le talent de l’auteur réside dans le brouillage incessant opéré quand il s’agit de déterminer d’où viennent les souvenirs évoqués par le narrateur premier. Avec réalisme, on peut présumer qu’un enfant de cinq ans ne peut se souvenir avec force détails son enfance. Ce nous inaugural du souvenir est tentative de cristallisation d’un passé qu’on ne veut plus oublier. Cette pluralité de points de vue assumée d’entrée donne sa forme au récit ; un récit à multiples facettes, comme celle d’un quartz, réfléchissant différemment la lumière selon son angle d’inclinaison.

Cette prise de parole est pourtant constamment mise en doute. D’une part par sa situation initiale, mais aussi, plus symboliquement peut-être par la dénégation de la mère que les évènements se soient déroulés selon la chronologie qui nous a été proposée, et que certains évènements mêmes puissent avoir eu lieu. Ce doute contamine l’ensemble du récit, quelques incises traînent çà et là qui viennent mettre en danger le sens même du souvenir. C’est ainsi que des échos peuvent naître avec le travail de Francis Cape, historien de son état, qui tente d’écrire une biographie définitive de Napoléon à travers le récit de ses derniers jours sur l’île d’Elbe. Travail de titan, travail de reconstitution historique obsessionnel. Devenu ami de Murray Murdoch, son histoire se confond pour un temps avec celle de sa famille jusqu’au point de rupture qui sonnera le glas des ambitions de Murray. L’impossibilité pour Francis Cape de mener son travail à bien est saisissante. Il est littéralement empêché par l’île qui joue comme une sorte de parasite, vient interférer avec ce travail et prend la forme d’une jeune femme, Adriana. Là aussi point de convergence avec l’histoire de Murray car c’est cette même jeune femme qui symbolise à la fois l’île, son inaccessibilité et l’évènement qui va définitivement l’en couper ; Cape de même, à cause d’Adriana ne peut reconstituer l’histoire de Napoléon sur l’île d’Elbe, c'est-à-dire se l’approprier complètement. A un autre niveau Cape n’arrive pas à reconstituer l’histoire de Napoléon comme notre narrateur ne peut pas s’empêcher d’inventer un passé pour ne pas avoir à faire face à une page blanche. La recherche de sens dans les deux cas se produit de manière inversée. L’incapacité est réelle et en quelque sorte guide le fil du roman. Parce que justement il était le plus jeune, n’ayant pas atteint symboliquement l’age de raison au moment des faits qu’il raconte, le roman de sa famille est une tentative de retrouver du sens, et le fait qu’il convoque ses différents parents pour l’aider dans cette tâche, est à la fois un aveu de faiblesse, le fait de ne pas pouvoir se souvenir, mais aussi la seule méthode qu’il a à sa portée pour reconstituer un passé qu’il a vécu certes, en tant que personne vivante, qui l’a façonné certes, mais qu’il n’a pu entièrement saisir, qu’il ne peut que regretter, connaître imparfaitement, indirectement, n’étant pas maître du souvenir qu’il peut s’en forger.

Mais que faisais-tu ? Que s’était- il passé ? Il s’était passé quelque chose, mais la stupidité sans bornes de mon imagination m’embarrasse. Ma tendance à tout exagérer. Distorsions. Irréalité tentante pour nous qui sommes rompus à la fiction. Dis-moi au moins quelles étaient tes intentions, Papa. Dis-moi la vérité. Si tu me la dis, je promets que je ne l’écrirais pas.

(p.211)

C’est dans la fiction qu’il trouve son salut en quelque sorte. Je peux me tromper en affirmant qu’une grande partie de ce qui est raconté dans Tourmaline n’est pas vrai, ou ne s’est pas déroulé comme le narrateur l’affirme. L’intérêt n’est pas là. Il est tout entier dans cette tentative de réappropriation d’un passé jamais souvenu en somme, et un hommage indirect à une figure paternelle qui parcourt le roman sans jamais s’y arrêter, qui fuit sans cesse, et que le narrateur n’a de cesse de poursuivre.

Tourmaline marque en quelque sorte un pause dans la frénésie de la galaxie Lot49, méditative, elle n’en demeure pas moins belle, et donne du souffle avant la reprise des hostilités que constitue Stone Junction de Jim Dodge, sorti début mars, dont on vous reparle dans quelques temps.

(Sort en avril chez Lot49 La Chambre aux échos de Richard Powers, déjà évoqué ici, et surtout en septembre, le dernier roman de Brian Evenson, qui, selon les dires du sieur Claro, s’annonce particulièrement gratiné. On en reparle au moment opportun.)


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