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à perdre la raison, film de Joachim Lafosse

Publié le 17 septembre 2012 par Onarretetout

aperdrelaraisonC’est une folle, certainement, celle qui tue ses propres enfants. Comment peut-on en venir à cette extrémité ? Joachim Lafosse a choisi un titre pour son film : à perdre la raison. Sans majuscule, cela laisse à penser qu’avant cette proposition il y en a une autre, et chacun la connaît puisqu’elle vient d’un poème de Louis Aragon : Aimer à perdre la raison… Aimer…

Tout ce que j’ai commis jusqu’à présent

Je le nomme œuvre d’amour…

Maintenant je suis Médée,

Ma nature s’est épanouie dans les souffrances

(Sénèque, Médée)

Medea_Pompei
L’horreur du geste, qui peut en témoigner ? Il se déroule souvent hors du regard des autres. Sur les murs de Pompéi, Médée porte un poignard et ses enfants jouent aux osselets sous la surveillance de leur pédagogue. Pascal Quignard, dans Le sexe et l’effroi, écrit que l’être humain cherche toujours à voir ce qu’il ne peut pas voir, ici le moment où peut-être Médée va prendre sa décision. Dans le film, cette scène qui précède le meurtre ressemble à celle de Pompéi : le pédagogue est seulement remplacé par le dessin animé de la télévision.

Aimer, c’est de cela qu’il s’agit dans ce film. L’amour entre Murielle (Emilie Dequenne) et Mounir (Tahar Rahim), personne n’en doute. Leurs prénoms commencent par la même lettre, M (on peut y entendre « aime »), et leur mariage n’est pas un « mariage blanc ». La preuve, s’il en faut une, ce sont ces enfants qui naissent l’un après l’autre : une fille, une deuxième fille, une troisième fille et un garçon (« Il me ressemble ! » se réjouit Mounir). Mais beaucoup d’enfants, c’est moins de place pour chacun.

Aimer, nul doute que c’est ce qui anime chaque personne dans ce film, même si le verbe ne se conjugue pas de la même façon pour chacun. Il y a André (Niels Arestrup), un médecin (selon Pascal Quignard, « médecine » est de la même étymologie que Médée), qui a pris sous sa protection une famille marocaine, nous ne saurons pas pourquoi. C’est lui, bien que n’étant pas le géniteur, qui détient le rôle du chef de famille, du père, du patron, puis du parrain des petits. Lui qui tient le destin de tous. Deux femmes vont tenter d’y résister : la mère de Mounir, qui pourtant ne résistera qu’en fuyant et en rentrant au Maroc, et Murielle. Quand il dit à cette dernière : « Tu nous fais du mal », de ce « nous » elle ne fait pas partie, elle est, dans cette famille, l’étrangère. Comme le fut Médée à Corinthe.

Il m’a pris mes biens.

Mon rire, ma tendresse, ma disposition à faire plaisir,

à aider, ma compassion, mon animalité, mon rayonnement,

il en a écrasé toute manifestation séparée jusqu’à ce que rien

ne se manifestât plus.

Mais pourquoi un être humain fait-il cela, c’est ce que je ne comprends pas…

(Ingeborg Bachmann, Franza)

Mais Médée est trahie, Jason épouse une autre femme. Ce n’est pas le cas dans ce film. Murielle n’est rien, n’existe pour les deux hommes avec lesquels elle vit que pour faire des enfants. Et c’est avec sa quatrième grossesse qu’elle commence à comprendre cet instrument qu’elle est. Et peut-être même que Mounir ne lui fait des enfants que pour les offrir à André.

Jason :

S’il existait une autre naissance, en se passant de la femme

Comme la vie serait heureuse !

(Euripide, Médée)

Quelle issue peut-elle espérer ? Partir ? Mounir ne la suivrait pas, et André ne le tolèrerait pas. La mère de Mounir lui donne une djellaba qu’elle ne quittera plus. Dans l’histoire de Médée, aussi, il est question d’un cadeau de vêtement : Médée offre à la femme que Jason lui a préférée une robe qui la brûle. Le cadeau reçu par Murielle est tout le contraire : c’est quelque chose qui, à la fois, lui fait du bien, et lui donne du courage.

Revenir en arrière dans sa vie est impossible, faire rentrer ses enfants dans son ventre est impossible, la seule issue est la mort, et, comme elle a eu le pouvoir de faire naître ses enfants, elle s’octroie le pouvoir de les tuer (avec l’intention de se tuer elle-même ensuite). Puisqu’elle ne peut pas vivre dans cet amour étouffant où elle s’est laissée enfermer peu à peu, il vaut mieux qu’elle meure. Par son geste, elle renvoie les deux hommes à un monde sans femme, insistant pour que les enfants soient enterrés au Maroc, là où vit leur grand-mère.

Murielle, comme Médée, est seule, absolument seule. Dès le début du film, quand elle nous fait face, les têtes de ceux qui lui parlent (et que nous voyons donc de dos) sont floues à l’écran, comme si elles s’effaçaient. Certes, au début, Murielle est jeune, belle, rayonnante, souriante ; on ne mesure pas comme ce flou va la miner, l’étouffer. Et plus il y aura de monde autour d’elle, plus elle sera seule. « Femmes, je vous aime… Oui mais si seules… », chante Julien Clerc.

Comme tout texte écrit, l’histoire de Médée, que rapporte Euripide, au Ve siècle avant notre ère, a sans doute pris appui sur ce qu’on désignerait aujourd’hui comme fait divers. Et c’est devenu le mythe, trace d’un monde archaïque, joué au théâtre, à l’opéra, analysé de tous côtés, et notamment par les psychanalystes. Pourquoi, aujourd’hui, la presse met-elle ces évènements, quand ils ont lieu, sous une telle lumière ? Quelle mythologie cela nourrit-il ? Quel avenir cela annonce-t-il ? Plus que le fait divers, le film de Joachim Lafosse pose ces questions.

Medeechristawolf
Dans cet article, les citations de Sénèque, Euripide et Ingeborg Bachmann sont extraites du livre de Christa Wolf, Médée - voix.


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