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« Ce dont le Maître ne parlait pas » Par Yuan Mei

Publié le 23 septembre 2012 par Legraoully @LeGraoullyOff

« Ce dont le Maître ne parlait pas » Par Yuan Mei

EXTRAIT

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Punition pour l’inventeur des pieds bandés

Monsieur Lu Tixia 1 de Hangzhou manifestait dans toute sa conduite une grande vertu et ne se permit jamais aucune infidélité conjugale. Voulait-on le pousser à boire, par l’intermédiaire d’un acteur spécialisé dans les rôles de femme ou d’une prostituée, il n’en éprouvait ni plaisir ni colère, mais sans se forcer il rendait la politesse. Un petit délinquant lui demandait-il d’intervenir en sa faveur, «  d’accord, d’accord », répondait-il. Les administrateurs l’estimaient et ne manquaient pas de suivre ses conseils. Comme on lui reprochait de faire lui-même peu de cas de l’intransigeance morale, il répondait en riant:

- Quand on voit du riz tomber par terre, on se contente de le ramasser et de le poser sur la table. Pourquoi se forcerait-on à le manger soi-même? Si les gens veulent se montrer intransigeants, c’est par intérêt personnel. J’ai profité autrefois des leçons du censeur Tang Quian’an 2. A l’époque ou il gouvernait le Jiangsu, la préfecture regorgeait de prostituées. Le censeur se contentait de les encourager à changer de vie, mais jamais il ne formula d’interdictions ni ne les fit arrêter.

Il disait à ses subordonnées:

- Il y a dans le monde des prostituées, tout comme il y a des moines et des nonnes. Les moines et les nonnes abusent des gens pour obtenir à manger, les prostituées les cajolent pour la même raison. Ni les uns ni les autres ne suivent les lois des anciens rois. Mais puisque le traité de Messire Ou, Sur le fondement, n’a pas pu être mis en pratique, comment le peuple qui souffre de la faim et du froid, les femmes qui n’ont pas de mari et les hommes qui n’ont pas d’épouse retrouveraient-ils la paix et le repos 1 ? Aujourd’hui, persécuter les prostituées et les acteurs, ce serait faire comme les Wei du Nord qui liquidèrent les images du Buddha 2, simplement pour permettre aux petits fonctionnaires de s’enrichir. Négliger de prendre en compte le fondement pour traiter les symptômes, c’est ce que je ne ferai pas.

Un jour, Monsieur Lu rêva qu’un agent infernal venait le convier, avec une carte d’invitation ainsi libellée :

- Votre cadet et camarade Yang Jisheng 3 vous salue.

 Monsieur Lu dit en riant :

- J’avais justement le désir de rencontrer Messire Jiaoshan !

Sur quoi il se mit en route. Il arriva dans un endroit ou se dressait un palais vertigineux. Messire Jiaoshan portait un chapeau noir de fonctionnaire et une robe rouge. Il descendit les marches à sa rencontre et dit :

- Sur l’ordre de l’empereur de Jade, ayant achevé mon mandat, je vais monter en grade. Vous êtes requis pour occuper ma place.

Mais Lu refusa :

- Je n’ai pas daigné devenir fonctionnaire dans le monde des vivants et j’ai vécu en ermite sans prendre aucun poste. Comment pourrais-je entrer dans l’administration des enfers ?

 Jiaoshnan se mit à rire :

- Quel homme éminent vous faites, pour juger indigne de vous et refuser la place d’un dieu de la Ville !

Il fut interrompu par un juge qui vint lui chuchoter quelque chose à son oreille.

- Cette affaire, lui répondit Jiaoshan, est difficile à trancher. Il faut la soumettre à l’empereur de Jade, qui prendra la décision.

- Le sieur Lu demanda de quelle affaire il s’agissait.

- De l’affaire des pieds bandés de Li Houzhu, le Dernier Empereur des Tang du Sud 1. Le Dernier Empereur, dans une vie antérieure, avait été le moine Jingming du Songshan 2. S’étant réincarné, il devint le souverain d’un État au sud du fleuve. Dans son palais, pour s’amuser, il enveloppa de soie les pieds de sa concubine Yaoniang, en leur donnant la forme de la nouvelle lune.

Qui eut dit qu’il allait entrer dans les mœurs, et qu’on rivaliserait dans le monde pour obtenir de petits pieds dans des chaussures arquées ?

On déforma, on tortura des corps engendrés par un père et une mère. On en vint à mesurer les grandes pointures et à les comparer aux plus petites. Les belles-mères se fâchèrent contre leurs belles-filles, les maris détestèrent leurs épouses, hommes et femmes s’incitèrent mutuellement à la débauche. Non seulement les fillettes subirent des souffrances infinies, mais il y eut des femmes qui à cause de cette pratique se pendirent ou s’empoisonnèrent. L’Empereur d’En haut, qui en voulait à Li Houzhu de cette innovation pernicieuse, fit en sorte que lui fut administré par Taizong des Song le poison qui provoque mécaniquement un écartèlement du corps : tandis que les pieds se tournent vers l’avant, la tête se tourne vers l’arrière. La douleur est bien pire que celle qu’infligent aux filles les pieds bandés. A bout de souffrance, il mourut 1. Pres de sept cent ans ont passés. Sa repentance est complète et il se disposait à retourner au Songshan pour y cultiver la Voie, sans deviner que plusieurs centaines de femmes sans pieds se précipitaient encore à la porte du Ciel pour crier vengeance :

- Quand Zhang Xianzhong s’est emparé du Sichuan, il nous a coupé les pieds pour en faire une montagne, en prenant les plus petits pour former la cime 2 ! Notre destin était de mourir, mais pourquoi nous ridiculiser, nous humilier à ce point ? C’est la faute du roi Li, l’inventeur des pieds bandés! Nous demandons à l’Empereur d’En haut de le punir sévèrement. Alors nous pourrons dormir tranquille.

L’Empereur d’En haut eut pitié d’elles et fit donner l’ordre aux dieux de toutes les villes, à l’intérieur des Quatre Mers, de délibérer sur la punition à lui infliger. Le pli est parvenu jusqu’à moi. J’estime que le crime est imputable à Zhang Xianzhong. Li Houzhu ne pouvait prévoir les conséquences de son acte et il serait difficile de lui appliquer une lourde peine. Je demande qu’il soit condamné dans les enfers à tisser un million de chaussures pour les femmes sans pieds. Et quand le nombre sera atteint, qu’on lui permette de retourner au Songshan. Le brouillon de mon rapport est prêt, mais la consultation générale des dieux de la Ville n’a pas encore eu lieu.

- Quel est, Monsieur votre avis sur la question ?

- Il est difficile de corriger les mœurs. Il y a dans le peuple des imbéciles qui considèrent comme un acte de piété la crémation des cadavres de leurs pères et mères, et d’autres qui considèrent comme un acte de bienveillance la souffrance infligée aux pieds de leurs filles. Le principe est le même.

Messire Jiaoshan éclata de rire.

Monsieur Lu prit congé et se réveilla paisiblement. Jamais plus Messire Jioashan ne fit appel à lui. Il mourut à plus de quatre-vingt ans. Avec un sourire, il avait souvent dit à sa femme :

- Ne bande pas les pieds de notre fille. Je craindrais de forcer Li Houzhu à tisser dans les enfers une nouvelle paire de chaussures !

Chapitre 9, 17e récit.

1. Allusion au Benlun ( Du Fondement), une dissertation de Ouyang Xiu (1007-1072), l’un des écrivains et hommes d’État les plus célèbres de l’époque des Song. Dans cet ouvrage, daté de 1042, l’auteur impute les maux de la société au bouddhisme. C’est lorsque les institutions de Yao, Shun et des souverains des « Trois Ages » (Xia, Shang et Zhou) tombèrent en désuétude que le bouddhisme put s’engouffrer dans la brèche. Pour remédier à sa mauvaise influence, le seul moyen est d’imiter le bon médecin qui, plutôt que de s’occuper des symptômes de la maladie, s’attaque à ses causes – les déficiences du qi ( le souffle). Rétablissons donc le « Fondement », c’est-à-dire les lois et usages instaurés par les sages de l’Antiquité. 

2. Allusion aux décisions de proscription prises par l’empereur Taiwu (424-451) des Wei à l’instigation des lettrés et des taoïstes – prélude à la persécution plus brutale des Zhou du Nord. 

3.Yang Jissheng (1516-1555), surnommé Jiaoshan, docteur en 1547. Au terme d’une carrière agitée de haut fonctionnaire loyal et courageux, il fut emprisonné puis exécuté.

1. Li Houzhu : Li Yu (937-978) ? Le « Dernier Empereur » de l’éphémère dynastie des Tang du Sud, fut capturé par l’armée des Song après la chute de sa capitale, Nankin, et mourut en captivité. Il a laissé un célèbre recueil de poèmes à chanter (ci). Il existe une tradition qui lui attribue l’ « invention » des pieds bandés. 

2. Le Songshan est l’une des Cinq Montagnes sacrées, celle du Centre située dans le Henan. 

1.Trois ans après sa capture, Li Yu mourut dans les geôles de son vainqueur. On a prétendu qu’il fut empoisonné sur son ordre.

2. Zhang Xianzhong (1605-1647) : un célèbre aventurier qui à la fin des Ming, avec ses bandes de hors-la-loi, ravagea plusieurs provinces de Chine et se fit roi. Il procéda dans le Sichuan à des massacres d’une inimaginable cruauté. Il fut finalement capturé et exécuté par les Mandchous.

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