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[note de lecture] "et leçons et coutures" de Jean-Pascal Dubost, par Georges Guillain

Par Florence Trocmé

Pour qui écrivons-nous ? 
et leçons et coutures* de Jean-Pascal Dubost
 

Dubost
Pour qui écrivons-nous ? Et de quoi parlons-nous quand nous disons écrire? Et si lire, écrire, sont vivre ; si la littérature ou la poésie sont la vie, qu’entendre exactement par là ? De quelle vie s’agit-il ? De quelle poésie ? De quelle littérature ? Et aussi de quel(s) je, quel(s) jeu(x), sont faits, défaits, ces moi, ces « ils », s’ordonnant discrètement, en somme, derrière leur nom d’auteur ? 
Le livre de Jean-Pascal Dubost, et leçons et coutures, paru aux éditions Isabelle Sauvage, outre bien entendu, d’abord, l’aspect déconcertant qu’il prendra pour ceux nombreux qui n’ont jamais appris à lire autre chose que l’évidence triste et pourtant bigle des journaux, frappe par son capital d’énergie, cette énergie capitale, que précipite page après page sur son lecteur, ce foisonnant façonnier, ce terrible jardinier des mots, cet effrayant revitaliseur de littérature, poète énergumène, qui déclare, « quel que soit son degré d’objectivité ou d’impersonnalité, [y propulser] haut avant sa relation personnelle avec la langue » (p 11). 
Il n’est pas assuré cependant que la vie – prise au sens courant – de Jean-Pascal Dubost, propriétaire d’une déplorable Peugeot 106 (p 87), pas abonné à Canal-Plouc et se chauffant sans doute irrégulièrement au bois, soit bien rose. Et ce n’est pas le spectacle du monde tel que, selon lui, nous l’entretenons et en fortifions la quotidienne horreur, qui semble de nature à le désaffliger davantage. Et pourtant quand tout devrait le disposer au suicide (p 721), ce pessimiste profond, ce misanthrope exercé (p 103), cet ennuyé de la vie semble trouver en lui de surabondantes ressources, d’extraordinaires excédents, pour célébrer sans réserve aucune cette jubilatoire, éruptive, excitante et possessive activité d’écriture2 par quoi se coudre enfin, drille ou luron, au monde (p 40), justifier son existence (p 42), couler « en semence alluvionnaire par toute la waste terre » (p 44). 
Dynamisme de l’être profond ! De ce grand corps de chair débordant infiniment les limites de nos moi de surface. C’est le privilège des artistes, des découvreurs, que d’en inventer à tous les sens du terme la forme à chaque fois nouvelle. D’en tirer pour chacun des modèles de style. Un beau livre de Marielle Macé nous a récemment exposé comment nos façons de lire pouvaient déboucher en nous sur de nouvelles manières d’être3. Comment, s’engager dans les formes des œuvres qu’on fréquente, en recevoir les figures pour à son tour en élaborer d’autres constituait le fondement même de la vie poétique4. L’ouvrage apparemment si particulier de J.P. Dubost qui se présente comme une lectobiographie, un livre de dettes à l’égard des divers auteurs qui l’auront chacun à leur manière, en partie, constitué, qui se veut assemblage (coutures) des diverses « leçons » qu’ils lui auront transmises, en produit décidément la preuve remarquable. 
Le dispositif – simple – mis en place par J.P. Dubost, consistant à partir – mais sans jamais tenter d’en dessiner le portrait même très éloigné - d’une succession de noms d’auteurs auquel il emprunte un thème, un sentiment, une disposition caractéristiques5, manifeste combien les lectures dont nous sommes cousus bien loin de nous enfermer comme des camisoles libèrent plutôt pour nous l’espace des possibles, nous ouvrant non pas tout grand mais pour le moins plus grand, la langue, métissant notre voix, l’alluvionnant de mille et un dépôts (p 71), pris à toutes les terres - populaire, vulgaire, verte, littéraire et documentée »… (p 12) - pour faire qu’à son tour, possiblement, s’écoule aussi de nous et jouissivement un long fleuve de langue charriant dans le continuum de ses rythmes sa mêlée de parlers, de parlures et ses flux langagiers.  
Ainsi adossé à toute sa littérature, principalement la médiévale et la baroque, Jean-Pascal Dubost qui n’a d’autre fondamentale ambition que de faire de chaque poème « intense cueillette de l’instant d’écrire », qui ne se donne pas d’autre prioritaire transitivité que ce carpe diem d’écriture, impose une langue qui par la liberté même de ses explorations, les profondes galeries qu’elle creuse dans les mots, ses inventives édifications syntaxiques, son festival de tropes et d’archi-tropes, affirme à chaque instant sa formidable vitalité. Poésie monstre réveillant dans chaque phrase de multiples prodiges, très difficultueusement déchiffrable pour le profane, certes, mais qui a le mérite évident de mettre en scène la matière, voire la manière même de l’écrire (p 77) qui reste bien toujours de remuer, transfigurer, ré-activer, opérer à notre façon la langue pour lui redonner autant que possible sa puissance de communication, non pas au sens dérisoire d’aujourd’hui, mais au sens électrique, quasi commotionnant que ce terme n’aurait jamais dû perdre (p 64). 
Mais communication avec qui ? Avec quoi ? J.P. Dubost ne se fait guère d’illusion sur le nombre d’oreilles susceptibles autour de lui de l’entendre. Si peu nombreux sont devenus les lecteurs cultivés capables de se faire à leur tour auteurs de leur lecture, lecteurs délivrant pour eux-mêmes les possibles du texte, en accroissant les résonances, et toujours l’augmentant. Cela fait de ce livre incivil, singulier, un livre donc d’abord pour les poètes, le mot ne désignant pas ici les minces ou gros fabricateurs qui se prennent pour tels. Ni les bruyants performateurs idéologiques qui plaisent aujourd’hui à nos temporaires malalphabètes institutions. Poète ici n’est que simple, simplexe6 amoureux des langues. Langues qui fouillent et qui se cherchent. Ne visant pas à leur re-production. Mais à leur production chaque fois déroutante. Extravagante. Déraisonnable7. Certaines que de toute façon comme écrivait le regretté Daniel Arasse à propos de peinture, on n’y voit rien. 
[Georges Guillain] 
1 Les références mises entre parenthèses ne sont pour la plupart mises qu’à titre d’exemple, l’ouvrage de J.P. Dubost revenant très souvent sur les mêmes thèmes. 
2 p 44, partant d’ailleurs de l’admirable Jean-Paul Klée, Dubost évoque l’expression d’un critique anglais du nom de Vernon Sproxton, parlant de livre-ha ! c’est-à-dire de livres capables par leur charge stylistique particulière de provoquer chez leur lecteur un choc quasi physique. Un frisson d’excitation les parcourant de la tête aux pieds. On pense à l’aigrette bien sûr de Breton. Ce que peut-être J.P. Dubost ne sait pas c’est que cette expression est dérivée par le critique anglais du langage des paysagistes d’outre-Manche qui au XVIII ont inventé le célèbre ah ! ah ! qui fut une manière de libérer les jardins et les parcs de leur prison de murs ou d’arbres pour offrir au regard l’espace infini du monde. 
3 Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Gallimard, collection Essais, 2011. 
4 M.M. ibid., p 266-267 
5 Le texte par exemple qui part du nom de Charles d’Orléans ne reprend à cet auteur que le thème de l’exil. On sait que ce poète fut rançonné par les Anglais à la suite de la défaite d’Azincourt et qu’il fut ainsi retenu près d’un quart de siècle en Angleterre. J.P. Dubost s’en sert ici comme prétexte pour évoquer l’exil du poète dans sa propre langue qu’il ne reconnaît pas dans la bouche des autres. (p 70) 
6 J’emprunte ce terme à la page 104 du livre, où dans la droite ligne des illumineuses créations verbales de Jules Laforgue et de ses célestes éternullités, J.P. Dubost parle de la simplexité d’être,  
7 Je ne résiste pas à l’envie de reconseiller ici, pour sa parenté jubilatoire et sa relation tout aussi incivile et libre à la vie, la lecture du livre d’Eugène Savitzkaya, Fou trop poli auquel d’ailleurs Dubost fait référence (p 54). 
*éditions Isabelle Sauvage, 2012  


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