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C’est geek, les films de super-héros ? (Partie 1)

Publié le 30 mai 2012 par Transfomeds @Transfomeds

Dans mon précédent article, j’essayais d’analyser la façon dont la technologie avait permis l’acceptation de la « culture geek » par un large public. Comme certains lecteurs l’ont fait remarquer dans les commentaires, les avancées technologiques étaient une condition nécessaire mais loin d’être suffisante et ne peuvent expliquer à elles seules l’engouement relativement récent pour les œuvres, les références et les codes issus de la « culture geek ». Il y a à l’œuvre un important processus de filtrage et/ou d’adaptation du matériau d’origine dans le but de le rendre plus acceptable par le grand public. Pour essayer d’illustrer ce phénomène, il semble logique de s’intéresser à deux adaptations de comics, Avengers et The Dark Knight, tant ces deux films ont connu un succès a priori surprenant au regard de leur statut de « film de super-héros ». De tous les films de super-héros « modernes », c’est-à-dire ceux qui participent au mouvement de large médiatisation de la « culture geek » (dix ans séparant les Batman de Tim Burton du premier Spider-Man de Sam Raimi, j’estime pouvoir dater le début de ce mouvement à la sortie de celui-ci), The Dark Knight et Avengers sortent du lot de par leurs succès critique presque unanime et leurs records au box-office. On peut donc considérer ces deux films comme ceux qui représentent le mieux le processus d’acceptation et d’appropriation de la « culture geek » par un public « non-geek », c’est-à-dire le « grand public » et la critique cinéma généraliste.

C’est geek, les films de super-héros ? (Partie 1)

Batman Returns (1992) – Spider-Man (2002)

Or il me semble que Avengers et The Dark Knight ont également en commun d’être les produits d’une démarche consciente et poussée à l’extrême de sélection et d’adaptation de la nature du comic-book, en vue d’emporter l’adhésion de la plus large audience possible. Concrètement, ils proposent, par deux biais différents, un aspect relativement restreint du comics de super-héros, celui qui pose, sans jamais la résoudre, la question du statut de super-héros… ou pour le dire plus trivialement « pourquoi le gus dont je suis les aventures est-il plus qu’un mec avec un costume ridicule ? »

Cette façon d’aborder les super-héros est en soi légitime et apparaît parfois comme l’enjeu central de certains comics, le plus célèbre étant évidemment Watchmen de Dave Gibbons et Alan Moore dont une des thématiques principales était précisément de savoir ce qui fait un super-héros. Or, Watchmen se gardait bien de répondre à la question, puisque chaque hypothèse était invalidée. Les pouvoirs illimités de Dr Manhattan n’en font pas un super-héros car ces mêmes pouvoirs lui font envisager la vie humaine comme un phénomène dénué d’intérêt et on imagine mal un super-héros qui ne verrait pas d’intérêt à sauver des gens. Le sens moral aigu de Rorschach est surtout issu de sa personnalité de psychopathe excluant tout compromis. La bonté naturelle du Hibou le paralyse et le rend impuissant (au sens propre comme figuré) dès qu’il est face à un dilemme moral. L’impulsivité et le dynamisme du Spectre Soyeux semble surtout le résultat de l’immaturité émotionnelle du personnage face à sa mère, tant et si bien qu’elle semble revenir à l’âge de 15-16 ans lorsqu’elle redevient une super-héroïne. Quant au Comédien et à Ozymandias, ils représentent deux faces d’une même pièce : deux personnalités qui connaissent tellement bien la nature humaine et la scrutent avec une telle lucidité qu’ils en arrivent à perpétrer des actes qui les disqualifient en tant que super-héros. Bien évidemment, ce n’est pas un hasard si Alan Moore a choisi de donner à ses personnages des capacités archétypiques des super-héros. Son but était précisément de montrer que la nature des super-héros n’a rien à voir avec leurs capacités mais provient du biais du scénariste à ne mettre en scène que des situations où le héros peut faire le bien sans souffrir d’aucune ambigüité morale… et surtout du biais du lecteur à accepter que le scénariste ne lui propose que ce genre de situations1.

C’est geek, les films de super-héros ? (Partie 1)

Le Comédien fait remarquer à Dr Manhattan, qui lui reproche d’avoir tué une femme de sang-froid, que ce dernier aurait pu la sauver grâce à ses pouvoirs… mais qu’il ne s’est manifestement pas senti assez concerné pour le faire.

Mais une fois que le statut du super-héros (l’individu doté de capacités extraordinaires et surtout capable d’accomplir systématiquement le Bien2) a été remis en question et qu’il a été établi que ce statut est totalement artificiel et ne repose que sur une mise en scène scénaristique ainsi que sur le consentement du lecteur à accepter les biais logiques qu’ils supposent (parfois au prix d’un certain « réalisme »)3, on peut librement explorer les hypothèses ouvertes d’individus dotés de super-pouvoirs mais dont la morale poserait des questions sur leur statut de super-héros. Cette exploration a donné des résultats assez divers : des aberrations désastreuses (par exemple, les Youngblood de Rob Liefeld) comme des pistes intéressantes avec The Authority de Warren Ellis, puis Mark Millar, puis Garth Ennis. Ces deux derniers auteurs ont d’ailleurs continué à s’intéresser à la nature des super-héros, le premier avec Kick-Ass, tentative à moitié sérieuse, à moitié provoc’ d’imaginer des super-héros « réalistes » et le second avec The Boys, série foutraque et ouvertement provoc’ où les super-héros sont des dégénérés pervers et immoraux au service d’un complexe militaro-industriel qui camoufle la vraie nature de ses super-héros en publiant des comics transformant leurs ratages en exploits… Bref, du trash et de la méta-textualité à tous les étages. Il faut aussi rajouter qu’il a toujours été dans la tradition Marvel (contrairement à DC Comics) de relativiser un peu le statut de ses super-héros en les confrontant au regard parfois négatif du quidam.

Bien évidemment, cette remise en question n’a pas empêché la continuation en parallèle de la tradition canonique du super-héros quasiment irréprochable, ce courant constitue même le plus gros des comics édité, preuve que le lecteur de comics est toujours prêt à faire l’effort d’ignorer que le scénariste lui décrit des situations expressément imaginées pour éliminer toute ambigüité sur les mérites du super-héros.

Ceci posé, il devient possible de voir, dans les parties II et III de cet article, comment Avengers et The Dark Knight s’inspirent de cette démarche minoritaire pour accéder à un public plus large que celui des seuls amateurs de comic-books.

  1. On trouve l’illustration de ce processus dans un autre comics d’Alan Moore, The Killing Joke, où le Joker se demande explicitement pendant combien de temps lui et Batman vont rejouer la mise en scène de leur affrontement… jusqu’à ce que, conscients du caractère artificiel de leur relation, les deux finissent par rire ensemble d’une blague pour quelques instants, renversant ainsi les attentes du lecteur, riant presque aux dépens de celui-ci.
  2. Autant le terme « héros » laisse la possibilité d’une ambigüité morale puisqu’il peut parfois désigner uniquement le protagoniste principal d’une histoire, sans faire de présupposé sur ses valeurs et son éthique, autant le terme « super-héros » indique (sauf exceptions à prendre au second degré) le rejet du moindre doute sur la morale du personnage.
  3. Un bon exemple de ce consentement se trouve dans les podcasts d’Atop The Fourth Wall, qui ont pour but de dénoncer les mauvais comics, dans lesquels Lewis Lovhaug reproche très régulièrement aux scénaristes de minimiser le mérite et le prestige des super-héros. La démarche est claire : il attend qu’on lui présente des super-héros infaillibles.

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