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L’enseignement du français aux tsiganes en Belgique. Pour une pédagogie interculturelle

Par Alaindependant

par Luc COLLÈS et Céline GRULOIS

Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique)

La situation des Tsiganes en Belgique

Le nombre de Tsiganes présents en Belgique n’est pas établi officiellement et les données dont on dispose varient entre dix et quinze mille (Reyniers 1998 : 31). La majorité de ceux-ci sont sédentarisés ou semi-sédentarisés et ont la nationalité belge (Discart 1995 :9) ; vingt pour cent vivraient à Bruxelles et le reste se partagerait plus ou moins également entre la Wallonie et la Flandre (Reyniers 1993 :14). À ces données s’ajoutent les Tsiganes qui ne font que traverser le pays et entre cinq et dix mille Roms originaires des Balkans (Reyniers 2000 :67). Ces derniers sont arrivés de Yougoslavie dès les années 60, profitant de la politique d’ouverture des frontières de Tito et du besoin de main-d’œuvre en Europe occidentale. Aujourd’hui, les raisons de leur immigration sont politiques. Les Roms fuient les discriminations dont ils sont victimes dans leur pays.

Conformément aux dispositions européennes, les villes des États membres doivent mettre en place des terrains équipés de sanitaires, d’eau et d’électricité pour accueillir les voyageurs (Meyers 1995). C’est la raison pour laquelle, depuis 1982, la Communauté française de Belgique octroie des aides financières aux communes qui les accueillent. Mais les maires contournent ces directives et ordonnent l’expulsion des campements. Ils justifient leur démarche en évoquant le code de la route qui interdit de laisser plus de 24 heures un véhicule en stationnement sur la voie publique. Cette attitude des autorités communales reflète les préjugés partagés par une partie de la population qui ne souhaite pas accueillir de Tsiganes dans son environnement.

Problématique liée à la scolarisation

Le taux d’alphabétisation est très bas chez les Tsiganes : selon les statistiques, 70 à 80% des Tsiganes sont illettrés. De plus, la fréquentation du système scolaire reste très faible chez les jeunes, même chez les sédentarisés. L’absentéisme en classe atteint des proportions énormes, surtout en maternelle et au secondaire. Les causes de ce problème sont variées et complexes. Leur étude est relativement récente et la mise en place de solutions est au stade expérimental.

Une enquête sur le terrain

Afin de nous rendre compte des problèmes existants, nous nous sommes rendus dans deux écoles primaires de Bruxelles qui accueillent de nombreux enfants de diverses nationalités dont des enfants tsiganes. Ceux-ci sont mêlés aux autres élèves de la classe. La majorité d’entre eux sont des Roms de Slovaquie, récemment arrivés en Belgique, qui parlent peu ou pas du tout le français. Les classes accueillent de vingt à vingt-cinq élèves répartis selon leur âge. Ce mode d’organisation entraîne la coprésence d’enfants dont le niveau scolaire est très varié.

Un cours de FLE pour les primo-arrivants a été mis en place. Les enfants peuvent le suivre pendant trois ans à raison de neuf heures par semaine à la place de certains cours ; le reste du temps, ils suivent le cursus normal. L’objectif est de faire acquérir une maîtrise suffisante du français pour communiquer dans la vie quotidienne. Mais ce dispositif n’est pas suffisant. Les résultats scolaires des enfants tsiganes sont médiocres. Les instituteurs expliquent ce phénomène de différentes manières. Ils dénoncent le manque d’intérêt pour l’école, tant de la part des enfants que des parents. Les enfants sont très souvent absents et ne font pas leurs devoirs chez eux. Ils sont qualifiés de « difficiles », « d’indisciplinés », de « querelleurs ». Leur constant besoin de bouger et de « toucher à tout » est interprété comme un manque d’éducation. Ils doivent parfois travailler avec leurs parents le soir et, le lendemain, arrivent très fatigués à l’école.

En ce qui concerne les professeurs, ils n’ont en général qu’une connaissance très limitée de la culture tsigane et n’ont reçu aucune formation appropriée. Dans une des deux écoles, une classe composée uniquement d’enfants d’ex-Yougoslavie avait été mise en place il y a quelques années, mais l’expérience s’est soldée par un échec : les enfants parlaient continuellement leur langue d’origine entre eux et les instituteurs n’ont pu gérer le manque de discipline.

Nous avons également eu la possibilité d’interroger une mère tsigane qui avait retiré sa fille de l’école. Son témoignage nous a permis d’avoir un autre point de vue que celui des professeurs. Elle dénonce l’attitude de l’école face aux enfants tsiganes. La culture et la langue d’origine de ceux-ci ne sont pas du tout reconnues ; au contraire, elles sont considérées comme un frein à l’apprentissage. Les compétences de l’enfant, qui sont valorisées à l’intérieur de sa communauté (capacité de négociation, débrouillardise…), sont ici déconsidérées. Les professeurs se découragent et les enfants sont laissés à eux-mêmes. Les désirs des familles ne sont pas pris en compte. L’école apparaît comme inutile : elle ne prépare pas aux activités professionnelles exercées et n’enseigne pas les choses concrètes dont les Tsiganes ont besoin. De plus, pour beaucoup de parents, elle se présente comme une institution qui leur est hostile. Certaines familles tsiganes ont voulu retirer leur enfant, mais l’obligation scolaire et la menace de perdre les allocations familiales les en ont dissuadés.

Causes des problèmes

Nos observations confirment l’analyse de J.-P. Liégeois qui a réalisé une synthèse sur la scolarisation des enfants tsiganes en Europe. La principale raison évoquée par les enseignants interrogés sur les causes des échecs scolaires est le manque de bonne volonté des parents et des enfants. Pourtant, selon Liégeois, les parents accordent actuellement de l’importance à la scolarisation, surtout chez les Tsiganes qui connaissent une certaine forme de sédentarisation ; ils se rendent compte de la nécessité de disposer de certains outils comme l’écriture, la lecture ou les mathématiques pour faire face à leur environnement. En tant que minorité, ils ont besoin de moyens pour se défendre. « L’analphabétisme n’est plus un élément de protection contre les agressions d’autres cultures véhiculées par l’école et ses apprentissages, mais il devient un lourd handicap face à un environnement où l’usage de l’écrit devient une banalité quotidienne et obligatoire » (Liégeois 1986 :112). La plupart des métiers requérant un diplôme, ces outils devraient permettre aux Tsiganes d’acquérir leur indépendance vis-à-vis des services sociaux.

Cela étant, même chez les sédentarisés, nombreux sont ceux qui refusent d’envoyer leurs enfants à l’école. Cette attitude est due aux conditions d’existence difficile, au type de scolarisation proposé et au souci des familles de sauvegarder leur culture et leur indépendance. Or, de ce point de vue, l’histoire de la politique scolaire de la Belgique ressemble à celle des autres États d’Europe, c’est-à-dire à celle d’une politique de négation envers les Tsiganes.

D’après J.-P. Liégeois (1997 :105-107), le nomadisme n’est pas incompatible avec la scolarisation, même s’il entraîne des pratiques scolaires autres que celles utilisées pour les sédentaires. Cette considération est partagée par A. Discart (1995 :37) : « Que les Tsiganes voyagent, transportent et transmettent leur mode de vie ne pose guère de problème pour autant que nous acceptions les différences. C’est au moment où ils s’inscrivent dans un processus de sédentarisation que le choc des cultures devient brutal ; les Tsiganes ressentent alors profondément le poids de nos exigences culturelles et sociales… ». C’est sur l’écart entre l’éducation familiale et l’éducation scolaire que nous voudrions insister.

L’écart entre l’éducation familiale et l’éducation scolaire

Chez les Tsiganes, l’éducation de la famille occupe une place centrale par rapport à celle de l’école, contrairement à notre société qui tend à les confondre (Liégeois 1997 : 188). Le mode d’enseignement peut aussi poser problème : l’enfant passe d’un apprentissage basé sur la culture orale, la pratique et l’observation à un enseignement basé sur l’écrit, la mémorisation et des matières présentées en dehors de leur contexte. Pour les Tsiganes, les méthodes scolaires peuvent même apparaître comme une « régression » car elles s’opposent à un « enseignement » de la débrouillardise, à l’autonomie et à la liberté prônées dans le groupe (Discart 1995 : 39).

Selon A. Discart (1995 :37), l’école tente d’obliger les enfants à s’aligner sur ses propres valeurs. Elle est alors perçue comme une menace par les parents parce qu’on exige de leurs enfants « qu’ils naissent une deuxième fois dans une nouvelle culture ». La pédagogie de l’école s’oppose ainsi à l’éducation familiale plutôt que de s’appuyer sur elle. Les parents ont peur que leurs enfants perdent leur culture. Cette crainte est d’autant plus forte que les enfants scolarisés finissent parfois par s’éloigner de leurs parents.

Dans ce contexte, on peut mieux comprendre les difficultés qu’un enfant tsigane rencontre à l’école face aux devoirs, aux règles de discipline et au mode d’apprentissage, éléments inhabituels pour lui. Les horaires, par exemple, ont peu de signification parce que ce sont des paramètres naturels qui dictent son rythme de vie. Il se retrouve à l’école, tiraillé entre deux modes de vie, deux systèmes de valeurs et, dans certains cas, entre deux langues.

Le rapport à l’écrit

La culture tsigane est marquée par l’oralité. Même si le romani commence à être écrit, la majorité n’y a pas encore accès. D’après Leonardo Piasere (Liégeois 1997 : 191-192), l’usage de l’écriture dans la communauté tsigane est généralement réservé aux contacts avec les non-Tsiganes (administration…). L’écriture apparaît comme spécifique aux « gadjé », aux non-Tsiganes ; elle a été inventée par eux et est utilisée entre eux : elle fait donc partie de « l’étranger ». Savoir lire et écrire n’est pas une source de prestige et peut être réduit au minimum. Parfois, c’est même considéré comme dangereux car « la lecture rend une personne vulnérable aux mensonges des « gadg ». Quand un Tsigane doit recourir à l’écrit, c’est perçu comme une « tracasserie ».

M. Cannizzo (1996 : 24) souligne les difficultés scolaires qu’entraîne ce type de rapport à l’écrit. En effet, avant d’entrer à l’école, l’enfant ne bénéficie pas d’une imprégnation de l’écriture et de sa valorisation (lecture de livres pour enfants par les parents, contacts physiques avec le livre…). Il ne perçoit pas quelle peut être l’utilité d’une telle activité et n’en a pas une image positive. De plus, l’introduction de l’écriture implique certains changements sur le plan cognitif (sur la conception du temps et de l’espace, sur le fonctionnement de la mémoire…) que le professeur ne prend pas en compte (Goody 1993).

Discrimination

Un autre élément amène les parents à garder leurs distances par rapport à l’école : les enfants tsiganes sont le plus souvent mal accueillis, tant par les autres élèves que par les professeurs. Ils sont souvent la cible de moqueries ou des propos racistes de la part de leurs compagnons (Liégeois 1997: 108- 109). Le rejet se manifeste par l’isolement, la réalisation de tâches subalternes… Il arrive aussi que certaines écoles refusent l’inscription des enfants, évoquant n’importe quel prétexte pour se justifier.

La formation des enseignants

Par ailleurs, tous les propos des professeurs que nous avons recueillis semblent témoigner d’une profonde incompréhension de la culture tsigane. Les enseignants ne sont pas préparés à accueillir des enfants d’autres cultures et d’autres langues. Même les instituteurs qui donnent des cours de français langue seconde aux primo-arrivants n’ont pas reçu de formation spécifique pour cette fonction. Les seules connaissances sur les Tsiganes dont ils disposent ne se distinguent pas des préjugés les plus courants.

Comme l’explique J.-P. Liégeois (1997 : 190 et 196), cette ignorance peut avoir des répercussions négatives dans l’enseignement. Par exemple, les enseignants n’ont pas la possibilité de détecter et de critiquer les stéréotypes présents dans les manuels scolaires et leurs représentations négatives peuvent influencer la réussite de leurs élèves. De plus, certains d’entre eux vont jusqu’à considérer que la pluriculturalité d’une classe est un frein à l’apprentissage et préfèrent ne pas tenir compte des cultures présentes.

Les structures mises en place

En Belgique, certaines écoles installées sur les terrains de stationnement ont existé, mais ont disparu faute de moyens financiers suffisants. Des classes composées uniquement d’enfants tsiganes ont été mises en place mais de manière temporaire (Liégeois 1997 : 121). Certaines écoles proches des terrains de stationnement ont tenu compte des Tsiganes, mais elles n’ont reçu aucune aide extérieure (Reyniers 1993 : 14-17). Aujourd’hui, les initiatives viennent plutôt du côté flamand : trois écoles accueillent des enfants tsiganes et reçoivent des subventions. À Bruxelles, une école néerlandophone, qui accueille des enfants de plus de vingt-cinq nationalités différentes, a mis au point une structure spécifique pour les enfants tsiganes sédentarisés. La culture de ceux-ci est prise en compte et l’accent est mis sur l’apprentissage des langues étrangères. Une association se charge de conduire les enfants à l’école.

Beaucoup d’enfants tsiganes sont placés dans des classes pour enfants déficients. Leur originalité culturelle est confondue avec des difficultés d’ordre social ou psychologique. Parfois, les parents eux-mêmes acceptent que leurs enfants fréquentent ces écoles parce qu’ils y reçoivent un meilleur traitement que dans les écoles ordinaires. Certains se rendent également dans des écoles pour forains et bateliers (Liégeois 1997 : 121).

Des « cours d’acquisition de la langue et de la culture d’origine » et des « cours d’ouverture à la culture d’origine » appelés « cours LCO » ont été mis en place dans l’enseignement primaire et secondaire du premier degré. Ils sont donnés dans des écoles qui en font la demande et sont suivis par les enfants dont les parents en expriment le souhait. Les objectifs sont de « favoriser l’intégration des enfants issus de la migration dans la société qui est la leur tout en sauvegardant leur identité d’origine, facteur important en faveur du développement de leur personnalité ». Cette initiative peut éventuellement profiter aux Tsiganes, mais il faut que ceux-ci soient suffisamment nombreux dans une école et que les parents soient d’accord. De plus, le romani n’est plus parlé par tous et comporte différents dialectes.

Enfin, depuis la rentrée 2001, des classes-passerelles pour les primo-arrivants destinées à familiariser les élèves avec le français et le système scolaire sont également organisées en Communauté française de Belgique (Collès et Maravelaki 2003 : 121-129). Elles sont ouvertes aux enfants tsiganes. Toutefois, l’étalement des arrivées au cours de l’année scolaire entraîne parfois des difficultés, qui peuvent être partagées par d’autres catégories de primo-arrivants. La différence réside dans le fait que pour les Tsiganes, les changements d’écoles se déroulent tout au long de leur scolarisation.

Certains aménagements spécifiques aux voyageurs sont donc nécessaires. Pour les familles itinérantes, la mise en place de carnets de suivi scolaire faciliterait la scolarisation des enfants. De même, un travail en partenariat pourrait être envisagé avec le centre d’enseignement à distance du Ministère de l’Éducation. De ce point de vue, la Belgique aurait à s’inspirer de ce qui se fait en France (Gualdaroni & Chalumeau 1995 : 9-17) : antennes scolaires mobiles, classes à domicile, classes de soutien et écoles spéciales, etc. Mais la création de structures ne suffit pas. Ce qui importe le plus, c’est que l’école acquière du sens pour les élèves. Ceux-ci doivent recevoir les outils nécessaires pour évoluer dans la société qui les entoure sans pour autant devoir s’assimiler. Un travail particulier doit être fait sur l’écriture et ses représentations et la culture des élèves doit être valorisée. L’instauration d’une pédagogie interculturelle offre des pistes pour s’orienter dans cette direction.


Pour une pédagogie interculturelle

La démarche adoptée prendrait comme point de départ les représentations des élèves, lesquelles ont un rôle actif dans la construction des connaissances.  Bien que les Tsiganes soient présents en Europe depuis des centaines d’années, ils restent peu connus des populations autochtones. Par contre, ils sont la source de nombreuses légendes et suscitent tantôt la méfiance et la crainte, tantôt l’admiration. Les Tsiganes eux aussi seront amenés à remettre en question leurs préjugés sur les autres cultures.

Dans nos propositions didactiques, nous partirons de textes littéraires pour appréhender la question des cultures et étudier le rapport à l’Autre (Collès 1994). En tant qu’expression et mise en forme esthétique de représentations partagées par les membres d’une même communauté, ils constituent des outils intéressants pour les échanges interculturels. Offrant un regard, une vision fragmentaire sur une réalité, ils se présentent comme une voie de connaissance au même titre que l’anthropologie mais, en insistant plus sur la dimension singulière, ils évitent la formation d’un modèle présenté comme universel.

Les représentations qui émergent des documents et celles des élèves seront alors confrontées entre elles. Un modèle descriptif provisoire se constituera et d’autres textes viendront déséquilibrer pour former un nouveau modèle, toujours provisoire. Une construction dialectique de la connaissance sera ainsi établie. Les conflits et les désaccords ne seront pas niés ; au contraire, ils serviront de tremplin pour la discussion.

Cette démarche correspond à une vision de la culture conçue comme le produit d’interactions diverses entre les individus et les groupes. Elle permet de rendre compte du caractère dynamique de celle-ci. Toutefois, comme le signale G. Zarate (1993 : 95), « il ne ‘agit pas simplement de complexifier la description en substituant à un modèle national une vision plus éclatée et fragmentaire de la société donnée, mais de passer sur les représentations à des questions sur le fonctionnement interne de ces représentations ».

Dans le cadre de cet article, nous nous limiterons à l’analyse de quatre extraits de Tsiganes de J. Yoors (1990), une œuvre destinée aux adolescents. Ces propositions didactiques ont pour objectif de faire réfléchir les jeunes sur l’identité culturelle ainsi sur les préjugés et leur rôle. Il s’agit de déconstruire certains stéréotypes et d’éclairer des éléments culturels en confrontant les points de vue, en introduisant la complexité dans la description et en donnant une part active aux élèves dans l’élaboration du modèle culturel. On trouvera une explicitation de notre démarche dans Littérature comparée et reconnaissance interculturelle (Collès, 1994).

1er extrait : p. 29-37

Résumé

Jan Yoors raconte comment, à douze ans, il a quitté sa famille pour suivre un groupe de Roms pendant dix ans. L’histoire se déroule juste avant la seconde guerre mondiale qui va amener Jan à rejoindre sa famille et à terminer son périple chez les Tsiganes. L’auteur explique comment il apprend les coutumes et la manière de vivre de sa famille d’adoption. Il raconte aussi ses nombreux aller-retour entre les deux communautés et ses difficultés à trouver son identité. À travers ce livre, il rend hommage à ce peuple qu’il aime et cherche à démystifier les nombreuses légendes qui circulent à son sujet. Il désire aussi montrer les difficultés que connaissent les Tsiganes. L’extrait choisi se déroule au début de l’histoire : Jan rencontre pour la première fois les Roms.

Enjeu

Ce texte permettra d’étudier le regard d’un étranger sur une réalité nouvelle pour lui. Ce sera également l’occasion de prendre conscience de la manière dont la culture entre en jeu dans les relations entre les personnes et de la façon dont les représentations peuvent évoluer. Jan arrive dans la communauté tsigane avec une représentation préalable de celle-ci, positive mais stéréotypée. Cette conception va être soit confirmée, soit contredite par ce que l’enfant va découvrir et expérimenter.

Analyse

En s’approchant du camp tsigane, Jan reconnaît d’abord les chiens, ceux-ci faisant partie de l’image qu’il a d’un campement gitan ; par contre, l’intensité de la voix des Roms l’étonne. Dès qu’il pénètre dans le camp, il se sent étranger. Il parle de « ligne séparant deux mondes ». Cette frontière va être franchie grâce aux enfants tsiganes. C’est Jan qui prend la parole en premier et c’est à ce moment qu’il commet sa première erreur, significative d’un point de vue interculturel. Se référant à ce qu’il connaît, il s’adresse en espagnol à ses interlocuteurs alors que ceux-ci  ne viennent pas d’Espagne et parlent le romani et l’allemand. L’enfant se rend vite compte de son erreur, le malentendu se dissipe et le contact s’installe. Le dialogue se pratique beaucoup de manière non verbale, par des gestes et des actions.

Pendant sa première journée parmi les Tsiganes, Jan est confronté à trois types de problèmes : le comportement des autres lui semble incompréhensible, le sien n’a pas l’effet attendu et dans certaines situations, il ne sait pas comment réagir. Ainsi, il éprouve de la gêne et a peur d’être jugé lorsque se manifeste toute son ignorance sur les chevaux. Ce sentiment va disparaître grâce à l’intervention d’un garçon. Nanosh, qui va le mettre à l’aise en l’invitant à réaliser un geste propre à son groupe : dépiauter des hérissons. Cette expérience permet à Jan de s’intégrer mais il se trouve confronté à une vieille Tsigane qui, à l’inverse des enfants, le rejette ; le sentiment qu’éprouve alors le jeune garçon se décode à travers le description : « le regard fixe d’un reptile », « mégère ». Ce comportement agressif est expliqué par les autres enfants : les Tsiganes n’aiment pas les étrangers de la même manière que les non-Tsiganes n’apprécient pas les Tsiganes. Le fossé entre les deux groupes resurgit, mais Jan comprend et accepte la situation. Il prend alors une initiative : voyant tous les enfants nu-pieds, il se déchausse. Cette réaction montre son désir d’intégration ; cependant, il est inquiet lorsqu’on lui coupe ses chaussures.

L’échange se poursuit ; Jan reçoit ses premières leçons de romani et partage le repas du soir avec les autres enfants. Il décide de passer la nuit sur place. Un nouveau malentendu lié à l’ignorance surgit alors : Jan montre du doigt une étoile filante à son compagnon. Or ce geste est lourd de conséquences chez les Tsiganes : il signifie qu’un voleur a été attrapé. Nanosh le lui explique et il s’endort. Jan, lui, ne peut fermer l’œil. Il se sent dans un univers merveilleux et cette impression se marque dans le vocabulaire utilisé notamment dans la description des femmes : « expressifs », « éclatante », « couleurs voyantes », « pleine de santé et de vitalité » ; plus loin, il parle d’« enchantement », de « fantastiques monticules ».

Cependant, cet émerveillement se transforme progressivement en angoisse. Jan finit par s’endormir mais ressent le même inconfort au réveil : il se rend compte qu’il est au milieu de gens qu’il ne connaît pas. Il essaie alors de se convaincre qu’il a sa place parmi les Tsiganes et que sa vraie famille est là. Ne sachant pas quoi faire et appréhendant le contact avec les autres enfants, il reste couché jusqu’à ce qu’une Tsigane vienne le chercher et le rassurer, le confortant dans son désir de rester. Il apprend par une petite fille qu’il faut se laver avant de manger et prend son repas. Il décide dès lors de tourner le dos à son passé. Toutefois, la dernière phrase où Jan explique que son physique (cheveux blonds et yeux clairs) empêche son adhésion totale au groupe annonce ce qui va suivre : malgré son désir de devenir Rom à part entière, il oscillera toujours entre les deux cultures.

Nous pouvons remarquer dans cet extrait que c’est souvent le dialogue qui désamorce les situations difficiles ou les malentendus. Les bonnes relations qui s’établissent entre Jan et les autres sont également dues au fait que le premier n’émet pas de jugement sur ce qu’il découvre et que les seconds ne sont pas offensés par l’ignorance et par la différence de Jan.

Modes d’exploitation

Mise en condition

-   Le professeur proposera aux élèves une série de cultures différentes et leur fera exprimer les mots et les images qu’elles suscitent.

-   Il les invitera aussi à évoquer les sentiments qu’ils ont éprouvés quand ils se sont retrouvés seuls dans un groupe inconnu (mouvement de jeunesse, entrée à l’école, première visite dans la famille d’un ami…). Il leur demandera comment ils ont été accueillis, s’ils ont adopté une attitude particulière en vue de s’intégrer et s’ils ont commis des maladresses dues à l’ignorance.

Repérages

-   À travers le vocabulaire utilisé, le professeur fera découvrir aux élèves l’état d’esprit qui guide Jan dans sa découverte.

-   Les élèves chercheront quels sont les impairs commis par Jan et quelles en sont les causes (ignorance et existence de stéréotypes).

-   On relèvera également les éléments qui étonnent l’enfant et ceux qui le mettent mal à l’aise. De même, on repérera les moments où Jan ne sait pas comment agir et où ses comportements n’ont pas l’effet attendu. Les élèves analyseront alors comment les situations se débloquent, comment les malentendus sont dissipés et les réponses données.

-   La scène dans laquelle Jan ôte ses chaussures pour se faire accepter dans le groupe peut être commentée plus en détail. Le garçon est surpris de constater que les Tsiganes ne portent pas de chaussures, ne se lavent pas la figure, obligations « normales » pour lui. Des enfants entaillent ses souliers ; Jan est inquiet car il pense à ce que diraient ses voisins s’ils le voyaient nu-pieds. Les élèves chercheront les intentions de Jan et étudieront les sentiments qui le traversent.

-   À partir du repérage des intentions du narrateur, les élèves compareront son statut au début et à la fin de l’extrait.

Prolongements

-   Cet extrait sera mis en rapport avec un autre passage du livre (p. 78-79) qui montre comment un enfant tsigane s’indigne des habitudes des « gadjé ». Une fermière invite Jan et Kore, un jeune Rom, à manger chez elle. Un attrape-mouche pend au plafond et dégoûte le Tsigane. Celui-ci est aussi offusqué parce qu’une petite fille assise sur un pot fait ses besoins à la vue de tous. De plus, la femme leur offre du lait et des œufs, considérés comme « matières molles » et donc « débilitantes ». De même, l’enfant n’est pas habitué au riz sucré et le refuse. Cette attitude provoque une série de jugements chez la fermière. Cet extrait donne un exemple d’incompréhension mutuelle qui évolue vers le conflit.

-   On peut également prolonger par l’analyse du deuxième extrait.

2e extrait : p. 52-53

Résumé

Les Tsiganes passent beaucoup de temps dehors, sauf les femmes et les filles aînées qui s’occupent des tâches ménagères dans la roulotte. Jan ressent parfois le besoin de s’isoler et de se sentir seul. Les Tsiganes comprennent difficilement cette envie. Une jeune Rom, Keja, lui explique qu’elle perçoit l’espace privé comme un état d’esprit. Les Tsiganes sont discrets et respectent l’intimité de chacun. Cette attitude est indispensable vu la promiscuité qu’entraîne le type d’habitat. La jeune fille critique les maisons des non-Tsiganes parce que « dans les murs, il y a des portes et dans les portes des trous de serrure qui permettent de se livrer à de l’espionnage ».


Enjeu

Cet extrait permet d’illustrer la proximité qu’entraîne la vie en roulotte et l’occupation de l’espace intérieur et extérieur. On peut ainsi comprendre que l’espace privé n’est pas nécessairement visible (délimité par des murs) mais intériorisé. Ce texte peut également provoquer une décentration des apprenants en montrant comment les Tsiganes interprètent les maisons de type occidental. Cette approche permet de réfléchir à l’idée courante selon laquelle on aide les Tsiganes en les sédentarisant.

Modes d’exploitation

Mise en condition

-   On peut discuter de différents types de maisons et des avantages et désavantages qu’elles comportent. Pour cela le professeur peut présenter des photos.

-   Des extraits de films peuvent être commentés avec les élèves. Ainsi, dans Le temps des Gitans d’Emir Kusturika (AAA Classic, 1988), les Tsiganes vivent dans des maisons ou des caravanes fixes, mais il n’y a pas de séparation entre les pièces ou bien il y a des fenêtres dans les murs.

-   Ce travail peut être mis en rapport avec l’occupation de l’espace dans d’autres cultures. Le manuel Que voulez-vous dire ? (Blondel et al., 1998) offre des pistes intéressantes pour ce travail.

Repérages

-   Les élèves relèveront qui occupe la roulotte et à quel moment.

-   On leur demandera d’expliquer comment se présente l’espace privé chez les Tsiganes, par quoi il est déterminé et ce qu’ils en pensent.

-   Ils seront aussi invités à réagir à l’explication de Keja sur les maisons des « gadjé ».

Prolongements

-   Dans un extrait de Grâce et dénuement (Ferney 1997 : 103-104), c’est une Tsigane qui aime être seule. Ici aussi, la proximité qu’implique l’habitat est bien présente (parents et enfants dorment dans la même pièce).

-   Des photos et des témoignages pourront accompagner ces extraits en les confirmant mais aussi en les complétant : de nombreux Tsiganes sont sédentarisés et vivent dans des maisons.

-   Un extrait du film Gadjo Dilo- L’étranger fou de Tony Datlif (1997)[1] illustre la séparation de l’espace entre les hommes et les femmes. On voit comment un jeune « gadjé » qui ne connaît pas les usages commet une maladresse en faisant le ménage dans une caravane alors que cette tâche est réservée aux femmes.

3e extrait : p. 160-162

Enjeu

L’occupation de l’espace est également déterminée par des règles de pureté et d’impureté. Ce texte le montre et donne l’évolution de l’avis de Jan, un étranger, par rapport à ce phénomène. D’abord révolté à l’idée que les femmes puissent être « impures », le narrateur comprend que cette coutume leur permet de se protéger. Cet extrait constitue également une approche du statut de la femme chez les Tsiganes.

Modes d’exploitation

Mise en condition

Pour ce qui concerne la femme et sa place dans le groupe, on pourrait insérer ce texte dans un travail sur d’autres cultures. On se référera au travail similaire proposé dans Littérature comparée et reconnaissance interculturelle (Collès 1994 : 160-162) de même pour les extraits se rapportant à la culture belge/française.

Repérages

-   Les élèves relèveront la réaction des femmes et en déduiront l’importance du principe d’impureté.

-   Le professeur arrêtera la lecture avant l’avis émis par Jan et discutera avec les élèves de leur réaction. Une comparaison avec ce que pense Jan sera alors établie.

Prolongement

-   On confrontera ce texte au témoignage de Maud Cols, une Tsigane sédentaire de Bruxelles, et à l’explication qu’elle donne des règles de pureté et d’impureté (1999) : « Le revers de la médaille, c’est que cette question de la pureté peut devenir une chose tout à fait misogyne et c’est un prétexte pour exclure la femme. Mais ça dépend des groupes ».

4e extrait : p. 2194-196

Résumé

Les familles se rassemblent pour décider des mariages. Les pères discutent des avantages des filles.

Enjeu

Ce texte évoque les qualités qu’une Rom doit avoir pour être une bonne épouse. Les critères sont très fonctionnels et traditionnels pour un Occidental. La fille doit avoir une bonne santé pour avoir de nombreux enfants et être d’une bonne famille. Les qualités appréciées sont un bon caractère, la patience avec les enfants, la capacité de dire la bonne aventure et de subvenir aux besoins de la famille. Après, on regarde si elle est bonne cuisinière et si elle reçoit bien les invités. La beauté et les talents de danseuse sont pris en compte si les autres critères n’ont pas permis de faire le choix. Les filles doivent être vierges lors du mariage, mais pas les garçons.

Modes d’exploitation

Mise en condition

On demandera aux élèves de faire une liste des qualités idéales de l’épouse et de l’époux. On comparera les résultats et on essaiera de les regrouper.

Repérages

Les élèves relèveront les qualités et les défauts énumérés dans le texte et détermineront s’ils sont d’ordre pratique, sentimental ou physique. Ensuite, ils compareront leur propre liste avec celle du texte.


Prolongements

-   Ce texte sera confronté à un texte présentant une famille belge/française traditionnelle.

-   Un texte issu de Grâce et dénuement (Ferney 1997 : 155-156) montrera une Tsigane qui contredit cet ordre des choses ; on comparera les conceptions de l’ancienne et de la nouvelle génération. Pour cela, on peut aussi présenter un extrait de Stationnement interdit (Solet 1997) dans lequel une jeune Tsigane quitte sa famille pour rejoindre un non-Tsigane.

-   Le témoignage de Mauld Cols montrera également ce changement des choses. Selon celles-ci, il existe des règles, mais les gens ne sont pas obligés de les suivre (« Il y en a qui ont tout à fait abandonné le « marimé » - la notion d’impureté – et qui ont maintenu une certaine tradition du droit de la femme ».) ; beaucoup d’hommes font aussi le ménage : - Un autre texte, publié lors d’un congrès de femmes tsiganes indique qu’en revendiquant leurs droits, celles-ci ne veulent pas renier leur culture mais améliorer leurs conditions d’existence.

-   Un extrait de Savina (Maximoff 1986) montre une image de la femme tsigane soumise. Par contre, un extrait de Gadjo Dilo fait le portait d’une femme tsigane très libre malgré les traditions et qui, bien qu’elle ne soit plus vierge, n’est pas rejetée par le groupe.

Conclusion

   La pédagogie interculturelle permet l’introduction et la valorisation de la culture tsigane en classe. Elle implique également un travail sur les stéréotypes. Cette dimension est importante car les préjugés servent de justification à des nombreuses attitudes adoptées envers les Tsiganes et constituent généralement la seule approche de cette population par les non-Tsiganes. Pour modifier le regard que les uns portent sur les autres, les élèves sont amenés à remettre en questions leurs moyens de connaissance et à découvrir les mécanismes qui sous-tendent les stéréotypes.

   Ce travail peut être accompli au cours de français, notamment à travers l’étude de textes littéraires. Ceux-ci peuvent présenter un regard étranger sur certaines réalités et entraîner une décentration des apprenants. Le point de vue tsigane est également introduit par la présence de textes et de films tsiganes. La découverte et la compréhension d’éléments culturels sont obtenues par un croisement de points de vue qui rend compte de la complexité du réel. Les modèles provisoires établis sont complexifiés à chaque étape du travail et ne sont jamais définitifs. La question de l’identité peut également être abordée par l’intermédiaire des textes littéraires et amener les élèves à s’interroger sur eux-mêmes et sur la perception des autres.

Bibliographie

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Cet article a été publié dans les  Travaux de didactique du FLE, Université de Montpellier, n°50, pp.109-124, en 2003.



[1] Gadjo Dilo raconte l’histoire d’un jeune Parisien, Stéphane, épris du chant d’une certaine Nora Luca dont il tente de retrouver la trace en Valachie, cette plaine autour de Bucarest.


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