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Mon premier masque à gaz

Par Notes-Sur-Tel-Aviv @MyriamKalfon

Une scène étrange.
Nous patientons dans la queue d’un magasin de bricolage. Nous avons une discussion de couple : ca concerne les finances. Assis sur le mobilier de jardin du magasin, nous baissons la voix, de peur qu’on ne nous entende. Tout cela est bien normal. Sauf que nous patientons pour retirer nos masques à gaz. C’est comme ca en Israël, chaque citoyen a un numéro d’identité, des droits à la Sécu, un acte de naissance mais aussi un masque à gaz, attribué par le Front de commandement intérieur. On a décidé d’en distribuer des nouveaux, les derniers datent de la Guerre du Golfe, et sait-on jamais avec les récents développements iraniens. Il faut venir avec une carte d’identité, se présenter et ramener l’ancien engin. Mon amoureux ne l’a plus, il avait 8 ans à l’époque. Pas grave, réponse à tout : appelle un centre gouvernemental, tu payes une amende de 70 shekels et le jour est joué, on te donnera le nouveau. Moi, je n’ai pas d’amende à payer, je vivais en France dans les années 90, rien à ramener.

Mon premier masque à gaz
On s’en va avec nos petits cartons sous le bras. Il y a des consignes sur le côté de la boite en hébreu, en russe, en anglais et en arabe : maintenir au sec, ne pas ouvrir jusqu’à ordre contraire du Commandement intérieur. On partait à l’école avec nos cartons sur l’épaule, m’explique Erez. Quand une sirène retentissait, on courait dans la pièce hermétique et on mettait nos masques. Dans le magasin, les gens discutent, se bousculent un peu. Il y a toujours des numéros ici pour faire la file, à la banque, à la Poste, partout, les gens ont horreur d’attendre et encore plus de se faire doubler. Personne ne s’étonne vraiment de cette réalité si bizarre, stocker les masques à gaz comme les pâtes, sur l’étagère du garde-manger. On joue les durs, on plaisante, c’est à qui prendra la menance iranienne avec le plus de nonchalance. Et on continue.

Comme on continue durant la Journée de la Terre. C’est un jour que les Palestiniens commémorent chaque année en mémoire des terres perdues, passées sous le contrôle d’Israël. Cette année, particulièrement, les manifestations s’annoncent nombreuses. Débat : aller ou ne pas aller à Jérusalem, proche des frontières? Avoir peur ou pas ? Vivre normalement ou pas ? Il y a cette espèce d’obligation dans la société israélienne : plus jamais victimes. A chaque fois que le peuple est frappé, meurtri, retourner le plus vite possible à la normalité, ne pas s’épancher, continuer coute que coute, celui qui nous fera flancher n’est pas né ! Tout comme le Messie d’ailleurs…. On fait dans la persévérance chez nous. Donc ne pas s’affoler, ne pas commenter des heures durant, agir, agir, agir, rire autant que faire se peut et qui vivra verra. A prendre, littéralement, au pied de la lettre.

Dans le fond je me dis, statistiquement les accidents de la route tuent plus que les attentats. Le monde n’en continue pas moins de sortir de chez lui, de prendre le volant et de traverser la rue. Les bêtes dans la savane ne peuvent jamais savoir si aujourd’hui sera un jour comme un autre ou celui de leur trépas. Les accouchées, jusqu’à il y a peu, ne savaient pas si l’enfant allait vivre. Bref : il faut bien mourir d’une facon ou d’une autre. Mais y a-t-il un entre-deux entre le nihilisme cinglant et l’attachement un peu geignard à sa propre vie ?

La question est sans doute celle de la maitrise. Je fais des projets: je veux atteindre ceci ou cela, un diplôme, un statut professionel, un mariage, un enfant…En général, j’ai plusieurs projets en cours, si ce n’est des tas. Il y a ceux qui sont officiellement moins importants, mais qui prennent malgré tout de l’énergie: perdre deux kilos, ranger là-haut, voir ma soeur plus souvent, faire ce stage-là et puis celui-ci, cuisiner d’avantage…Du coup je fais des plannings, des listes, des emplois du temps, je veux, je veux, je veux, je navigue sans cesse entre toutes mes activités, mes temps de repos sont minutés. Et il faudrait admettre que tout cette course peut s’arrêter brutalement, un matin ? La course prend alors une toute autre signification…. Si je devais vivre cette journière comme la dernière ? Qu’est-ce qui serait plus important, qu’est-ce qui le serait moins ?

Je ne sais si la vie en Israël m’invite à d’avantage de contemplation ou d’action. Plus qu’ailleurs, je sais que le temps m’est compté, que la vie, l’armée, des terroristes peuvent m’enlever mon amoureux, un membre de ma famille, un ami… Et plus rien ne sera exactement comme avant. Alors, quoi ? Réfléchir au sens de ma vie tous les matins ? Consacrer le plus de temps possible aux gens que j’aime ? Ignorer tout cela et se dire que si ca tombera sur nous, on s’y confrontera à ce moment-là et pas maintenant ?
Je regarde les infos et je pense au courage des politiciens. On a coutume de toujours les critiquer, mais j’observe les Israéliens qui ont choisi cette voie-là et je me dis : quelle paire de couilles ! Aller au turbin dans ce pays de m… ! Et moi, là, sur mon canapé, qu’est-ce que je fais ? Ai-je un rôle à jouer ? Une certaine tension ne me quitte jamais. Il n’y a pas, ici, de calme campagne ou se réfugier. Ou peut-être est-ce moi dans le fond, qui suis tendue depuis l’enfance.

En attendant je demande à mon amoureux : tu trouves ca normal, toi, qu’on soit heureux ensemble ? Il ouvre de grands yeux. J’insiste : nan, mais je veux dire, t’avais toujours prévu ca, d’être bien avec quelqu’un ? Haussement d’épaules. Ben oui. Sûrement. En tout cas, je l’espérais.
Ben moi, je réfléchis tout haut, ca m’étonne. Je ne sais pas à quoi je m’attendais vraiment, mais je suis étonnée. Q’un homme et une femme vivent comme ca, dans l’harmonie. Qu’ils soient contents de leur sort. Mieux: reconnaissants. C’est ce que j’ai dit à mon père au téléphone, je me lève tous les matins et je remercie le Ciel. De quoi, ma fille, d’avoir rencontré quelqu’un de bien, de normal (en comparaison à tous ces excentriques) ? Non, papa, d’avoir cette chance, un ami, une âme proche de la mienne à qui raconter ce que je pense, avec qui partager l’existence.

Et j’ai vite ravalé la boule qui me montait à la gorge. Parce qu’on ne pleure pas devant son père, enfin.



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