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Mothers & Tygers d'Emily Loizeau. Reminiscences de l'enfance #Chronique

Publié le 25 octobre 2012 par Notsoblonde @BlogDeLaBlonde

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(J'aime tout jusqu'à la pochette dont l'ornementation pointilliste m'évoque l'art aborigène australien, que j'aime tant)

Emily Loizeau, quand je l'évoque, je réalise que nombreux sont ceux qui la confondent avec Camille. Et je ne suis pas du genre à m'en offusquer, je comprends un peu...Ces deux artistes là, en France, ont eu la même ambition  : défricher des territoires musicaux jusque là peu explorés pour développer un genre qui leur est propre, mêlant expérimentations sonores, lo-fi et mélange des genres.

Cet été est sorti un teaser vidéo de l'album dont je suis littéralement tombée amoureuse. Il s'agit de ce montage-ci :


Depuis l'album est sorti et s'il est une évidence, c'est que cette vidéo lui est on ne peut plus fidèle. Parce que c'est un sorte de recueil de poésie naturaliste. Simple et sans artifice. A l'image de ce clip.

Il y est question de nature, de grands espaces et c'est le genre d'album qui te surprendra par un frisson suscité par le crépitement d'un feu, l'évocation d'un paysage, d'une fable animalière à la poésie chantante.

Impossible désormais de confondre Emily et d'autres artistes. Cet album est marqué de sa "patte" et tranche avec ce qu'on a pu entendre d'elle jusque là (et que j'aimais aussi beaucoup mais force est de constater que Mothers & Tygers évolue dans un autre registre)

Ca sent le retour aux sources, à l'essentiel, à la musicalité des mots.

J'ai grandi entre un paysage ultra urbain (j'ai passé toute mon enfance dans ce qu'on appelle une "cité" de la banlieue sud parisienne) et la nature la plus sauvage

J'étais envoyée à chacune des vacances scolaires, systématiquement, dans ma famille normande où je passais mes journées à gambader avec les animaux (c'était une ferme) dans les champs qui s'étendaient à perte de vue. A manger les fruits cueillis sur place, à jouer avec ce que je trouvais dehors, à vivre au rythme des saisons et des animaux, à me percher dans les arbres, me cacher dans des buissons, m'inventant un monde imaginaire à partir de bouts de bois et de bouquets de fleurs sauvages.

Jouant des heures avec trois fois rien autour de la rivière.

Ne croisant pas âme, échevélée qui vive des heures durant, parfois.

Ne prenant même pas la peine de m'habiller. Passant la journée dehors en pyjama chaussée de mes inséparables bottes de pluie qui me permettaient d'aller partout sans me soucier d'avoir à rentrer trop tôt. Echevelée.

Ne rentrant que lorsque la météo m'y obligeait. Heureuse de me réchauffer près du fourneau à bois ou de la cheminée, avec l'odeur des confitures qui cuisaient ou de la tarte aux pommes qui dorait tranquillement.

Je crois me souvenir que, lorsque je rentrais chez moi, j'avais alors vraiment l'impression de mener une sorte de double-vie tant les périodes passées là-bas contrastaient avec mon quotidien de béton armé.

Et comme souvent, quand j'ai cessé d'y aller, à l'adolescence, je n'ai pas réalisé tout de suite ce que je perdais. Et que je n'ai jamais retrouvé depuis.

Parce que bien entendu quand j'ai voulu retourner vers ce que j'avais perdu, tout avait disparu

La vie étant ce qu'elle est, certains de ceux qui peuplaient mon paradis verdoyant n'étaient plus.

L'insouciance et la légèreté de l'enfance s'étaient évanouis.

Et tout en était devenu différent. En tout cas me le semblait.

Déformé. 

"J'ai frappé sur les portes closes

Mais personne ne m'a jamais répondu

Une tombe avait pris la place d'un pommier,

Juste là, près de la haie de rosiers"

Garden Of Love. Wiliiam Blake/Emily Loizeau

Je n'ai nulle envie ici de te faire le coup de la nostalgie, je ne suis pas de ceux qui regrettent. 

Comme tout le monde, je m'égare parfois à laisser errer ma pensée dans les limbes du passé.

Mais je sais qu'il faut aller de l'avant.

Ne pas pleurer ce qui est perdu mais profiter de ce qui est, là, maintenant, vite avant qu'il ne s'échappe, ce bonheur fugace.

Ceci dit cet album-ci -sur lequel j'ai mis tant de temps à écrire- est un peu ma madeleine de Proust musicale.

Quand j'entends ses arrangements et ses mots, que ce soient ceux d'Emily ou ceux de William Blake (à qui elle a emprunté quelques passages, extraits du recueils  Songs Of Expérience), ils convoquent les souvenirs de ces instants heureux et mon enfance me revient par bouffées : les visages se dessinent, les odeurs de feuilles et d'herbe mouillées, de fruits murs et de foin doré, de lait chaud et de cidre frais...affluent.

Réminiscences de l'enfance.

Voyage dans le temps.

Que ton enfance ait été semblable à la mienne ou pas, l'écoute de ce superbe album d'Emily Loizeau te fera sans doute te sentir un peu plus vivant.

La poésie qui émane des textes et de ces musiques me semble universelle et j'ai peine à croire qu'elle puisse laisser quiconque indifférent.

En ces journées un peu maussades où la pluie te conduit souvent à t'abriter dans ton refuge doucement chauffé, Mothers & Tygers t'apportera ce qui manque tant en cette saison : un peu de nature sauvage, de grands espaces s'étendant à l'infini, comme un moment de temps suspendu...

D'ailleurs, cet album m'évoque un poème de Lamartine que je vais te glisser à la fin de ce billet. Promis. (tu le connais sans doute déjà mais tant pis. Je me dois de l'associer à cette chronique)

Du côté des arrangements, place à l'épure là aussi.

Ou plutôt au plus savant des dosages.Qui permet à de nombreux instruments de trouver leur place tout en laissant à l'auditeur une sensation de délicatesse et de finesse inouïe. Parmi eux on retrouve des instruments que j'aime tout particulièrement : la senza, les flûtes, le banjo, le violon et le violoncelle et... la bouteille (oui). Les choeurs toujours aériens et donnent une délicieuse profondeur aux titres.

J'aime. Beaucoup.

Emily Loizeau a invité Camille sur Mary Gus and Celia et David Ivar (d'Herman Düne) sur Angel et ces collaborations sonnent comme une évidence, tant leurs univers s'accordent à merveille.

Cet album est une véritable pépite et je ne peux m'empêcher de penser que la profondeur qui l'habite n'est pas étrangère à la maternité récente d'Emily Loizeau.

J'ai même pensé à aborder ce billet sous cet angle. A parler maternité et accomplissement.

Mais j'ai eu peur de tomber dans le cliché (note bien que je n'ai peut être pas échappé complètement à cet écueil en le traitant sous l'angle que j'ai finalement choisi mais enfin. J'ai fait un choix. Que j'ai cru stratégique).

Il est question de famille, de racines, de mort mais aussi beaucoup de vie.

Oubliée la folie qui habitait parfois ses morceaux sur les albums précédents. Emily aborde des sujets profonds mais sans gravité. Avec la dextérité d'une acrobate évoluant sur un fil suspendu dans le vide, Emily sait rendre gracieux ce qui pouvait être périlleux. Un peu magicienne des mots. Et des notes aussi.

Sur l'album, la manière dont est abordée le temps qui passe, en particulier, me parle de façon très intime... 

"(...) Soon my angel came again:

I was arm'd, he came in vain:

For the time of youth was fled

And grey hairs were on my head"


The Angel (William Blake sur l'album Tygers & Mothers d'Emily Loizeau)

songs-of-innocence-and-experience.jpg

Dans "Parce que mon rire a la couleur du vent", Emily Loizeau évoque la mort et l'angoisse du temps qui passe sur un air de comptine et le contraste est stupéfiant de beauté.

"Je suis le singe qui se balance là haut,

La Sioux qui fait un tee-pee de ta peau.

Oui, moi je grimpe sur les arbres,

Pauvre faucheuse, pauvre vieillarde!

Parce que mon rire a la couleur du vent"

. Emily Loizeau

J'aime aussi la douleur évoquée, les failles qui laissent diffuser une lumière radieuse, le délicat mélange de force et de fragilité...

"I once was young,

Can't you see?

I had it all I was free.

Like you my love, I was strong. 

I gave you all, all along.

I feel this pain, in my bones.

I know I must let you go."

I had it all  (Emily Loizeau)

"Depuis des années que tu nages,

Que tu dévores ces hameçons,

Le soleil a quitté la plage :

Je te regarde toucher le fond.

(...)

Depuis des années que tu nages,

J'essaye de bâtir des ponts

Les gens me disent que je suis brave,

Mais moi je vais toucher le fond"

Depuis des années que tu nages, Emily Loizeau

 L'album s'achève sur une prière Navajo revisitée "May the beauty walk with me" où la voix d'Emily se pose sur des arrangements épurés.

Quelques cordes et seulement sa voix. Beauté dépouillée.

Parfaite fin d'un album qu'il me semble que je pourrais écouter sans fin.

"May the beauty before me

Make me walk

May the beauty behind me

Make me walk

And if I don't walk,

And if I don't walk

Let me die"

Le poème que m'évoque Mothers & Tygers (dont il est question un peu plus haut) et qui est parmi mes favoris est celui-ci, signé Lamartine, je te le glisse donc ici (chose promise...) :

Le lac

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
" Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.
" Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! "
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur, 
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !"

Voilà.

Bien entendu je suis très en retard sur la publication de cette chronique de l'album Tygers et Mothers qui est sorti en septembre dernier mais il n'est jamais trop tard pour dire qu'on aime, n'est-ce pas? En tout cas c'est ce que je crois.

 En espérant que tu sois toi aussi touché par la grâce de cet album remarquable...et que peut-être tu le découvres par le biais de ce billet...

Au passage, mention spéciale à la dédicace en ouverture du livret qui accompagne l'album :


"Aux âmes qui brillent dans la nuit, à celles qui dansent sur le fil, aux pies qui rient cachées dans l'arbre"


J'aime. Fort.


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