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Fantaisies pour la fin d'un monde. Fantazias et In Nomine de Purcell par Les Basses Réunies

Publié le 29 octobre 2012 par Jeanchristophepucek
abraham van den tempel david leeuw et sa famille

Abraham van den Tempel (Leeuwarden, c.1622-Amsterdam, 1672),
David Leeuw, marchand d’Amsterdam, et sa famille
, 1671

Huile sur toile, 190 x 200 cm, Amsterdam, Rijskmuseum

Si les modes de notre temps font que, comme la majorité des compositeurs de l’époque baroque, Henry Purcell est aujourd’hui principalement renommé pour ses œuvres vocales, sa musique instrumentale n’en demeure pas moins du plus grand intérêt. Au sein de sa production dans ce domaine, ses Fantazias et In Nomine pour les violes occupent une place à part, ce qui leur a maintes fois valu les honneurs du disque. Bruno Cocset et Les Basses Réunies, salués ici même l’année dernière pour une splendide Nascita del violoncello publiée par le jeune label agOgique, nous en offrent une nouvelle version, toujours pour le même éditeur.

Lorsqu’on les écoute, on peine à croire que ces pièces sont l’œuvre d’un compositeur de vingt ans ; c’est pourtant cet âge qu’avait Purcell, que l’on a de bonnes raisons de supposer né le 10 septembre 1659, lorsqu’il les nota, à la fin du printemps et durant l’été 1680, dans un manuscrit conservé aujourd’hui au British Museum (Add. MS 30930), source unique heureusement parvenue jusqu’à nous. Si l’on se replace dans le contexte historique de leur composition, les Fantazias et In Nomine constituent, au sens propre du terme, une aberration. Depuis la Restauration monarchique de 1660,

john closterman henry purcell
le paysage musical anglais connaissait, en effet, des bouleversements profonds. La musique pour consort de violes qui, durant un siècle, avait connu une incroyable floraison en Angleterre et avait été illustrée par les musiciens les plus célèbres, Holborne, Gibbons ou Lawes pour n’en citer que trois, s’éclipsa assez rapidement du devant de la scène pour céder la place à ces « produits d’importation » en provenance d’Italie et de France que sont le violon et la Suite de danses. Charles II, en effet, « avait une détestation profonde pour les Fantaisies et préférait la musique sur laquelle il pouvait battre la mesure », si l’on en croit l’écrivain Roger North, et, choix du roi oblige, les suites-fantaisies du Broken Consort de Matthew Locke (c.1621-1677), composées vers 1661, furent donc le dernier recueil d’un genre où les compositeurs s’autorisaient des expérimentations parfois osées, notamment dans l’usage des dissonances, même si, chez Locke, ce caractère aventureux est déjà largement tempéré par la primauté accordée au charme mélodique sur l’élaboration contrapuntique.

Avec Purcell, on bascule dans un univers radicalement différent, pour ne pas dire opposé. Tout d’abord, sur les quinze compositions – treize Fantazias et deux In Nomine, ces pièces fondées sur un cantus firmus extrait du Benedictus de la Missa Gloria Tibi Trinitas de John Taverner (c.1490-1545) – que nous transmet le manuscrit, seules cinq sont dans le mode majeur, les autres se partageant entre en sol (4), ré (3), la (1), mi (1) et ut (1) mineurs, ce qui, si l’on considère ces pièces comme un tout, les incline vers des teintes sombres, très loin de l’univers plutôt lumineux de Locke. Ensuite, le contrepoint y est omniprésent, et il est élaboré et utilisé avec une aisance absolument confondante qui n’est pas sans évoquer parfois, comme l’ont relevé maints commentateurs, L’Art de la Fugue de Johann Sebastian Bach (c’est particulièrement flagrant dans la Fantazia n°5). Faut-il, pour autant, tenir ces Fantazias pour de simples exercices de style ?

abraham van den tempel david leeuw et sa famille detail
Absolument pas, car la maîtrise de la technique y est toute entière au service d’une émotion prégnante, qui voit alterner épisodes solennels (In Nomine), mélancolie déchirante, subites poussées de fièvre mais aussi instants d’une douceur presque irréelle dans ce contexte globalement tendu. Soulignons enfin que l’usage que fait Purcell des dissonances, des retards, des syncopes, de l’instabilité tonale donne un caractère souvent âpre, mais également insaisissable et diapré, à ces œuvres dont bien des audaces d’écriture feraient pâlir d’envie les plus contemporains de nos compositeurs. Le 24 février 1683, deux ans et demi après avoir terminé la Fantazia n°12, datée du 31 août 1680, Purcell reprend son manuscrit et commence à noter une Fantazia en la mineur. Il pose la plume au bout de 31 mesures ; il ne reviendra plus à ce cahier, laissant l’œuvre inachevée. A-t-il eu subitement conscience d’avoir exploité toutes les possibilités techniques et expressives offertes par la musique pour consort ? D’autres projets ont-ils alors requis son attention, le contraignant à abandonner ce travail ? Il est impossible de répondre à ces questions, mais ce qui demeure certain, c’est que l’Orpheus Britannicus ne se faisait aucune illusion sur l’accueil que recevraient ses Fantazias, achèvement miraculeux d’un genre qui sonne également comme un congé définitif adressé au vieux et brillant monde de la Renaissance : jamais publiées, elles demeurèrent inédites jusqu’en 1927.

On peut parier que la lecture de Bruno Cocset (photographie ci-dessous) risque fort de faire sursauter les auditeurs habitués à celles avec consort de violes, car il a décidé d’y employer un consort de violons créé par le luthier Charles Riché, compagnon indissociable des projets des Basses Réunies, y adjoignant même un continuo réalisé sur un clavecin cordé en boyau fabriqué tout exprès pour ce disque, ce qui n’est sans doute pas, malgré le raffinement et la discrétion de Bertrand Cuiller, la meilleure idée de cette réalisation. La démarche consistant à ne pas s’en tenir à la famille des violes pour interpréter les Fantazias de Purcell n’est pas nouvelle et il convient de rappeler que Charles Medlam et son London Baroque l’ont adoptée en pionniers dès 1983 en employant un broken consort mêlant violes et violons ponctuellement soutenus par un orgue continuo (EMI, très beau disque méconnu), expérience qu’ils ont rééditée en 2000 pour BIS, en évacuant cette fois purement et simplement les violes au profit de la seule famille des violons, sans renouer toutefois complètement avec leur précédente réussite ; il est d’ailleurs intéressant de comparer la seconde version de London Baroque avec celle de Bruno Cocset pour mieux mesurer ce qui, dans des optiques assez voisines, fait de cette dernière la plus aboutie des deux. Elle s’impose tout d’abord par une beauté instrumentale assez stupéfiante, parfaitement restituée par une prise de son équilibrant idéalement limpidité et présence, qui ne se cantonne néanmoins jamais à l’étalage narcissique de la joliesse des timbres, mais utilise les ressources sonores de chaque instrument pour varier sans cesse textures et couleurs afin de mieux souligner l’expressivité de chaque pièce. Elle se distingue, ensuite, par son extrême concentration qui confère à chaque pièce une égale densité émotionnelle tout en respectant son caractère propre, chaque détail étant scruté et dessiné avec un soin méticuleux sans qu’il soit question pour autant de morcellement, la cohérence de la conception étant ici totale. En effet, que l’on soit d’accord ou non avec les propositions de Bruno Cocset, qui n’a pas hésité à transposer quelques-unes des Fantazias pour des raisons de couleur ou de meilleure adéquation avec les instruments utilisés, pratique totalement cohérente avec celles du XVIIe siècle, il serait malhonnête de dire qu’elles ne sont pas assumées avec une hauteur de vue et une sensibilité de tous les instants qui éclairent ces pièces de façon parfois inouïe et souvent bouleversante. Conçu avec une intelligence confondante, servi par des musiciens en pleine possession de leurs moyens techniques, capables d’épouser complètement l’esthétique souhaitée par leur directeur et d’en tirer toutes les conséquences en termes de conduite du discours et d’expression, cet enregistrement entraîne l’auditeur dans une rêverie souvent mélancolique parsemée d’instants magiques dont finit par surgir une sensation de plénitude durablement rassérénante.

Faut-il recommander ces Fantasias et In Nomine que nous offrent Les Basses Réunies ? Indubitablement, oui, ne serait-ce que pour la beauté de ses timbres et la singularité de sa vision qui change heureusement d’un certain nombre d’autres, avouons-le, assez passe-partout. Puissent Bruno Cocset et ses vaillantes troupes avoir l’idée de se pencher un jour sur la musique de Locke, dont le Broken Consort aurait sans doute bien des choses à révéler s’ils y posaient leurs archets.

Henry Purcell Fantazia & In Nomine Les Basses Reunies Cocse
Henry Purcell (1659-1695), Fantazias & In Nomine

Les Basses Réunies
Sophie Gent, Stéphanie Paulet, violons, Emmanuel Jacques, ténor de violon, Mathurin Matharel, ténor & basses de violon, Steinunn Stefansdottir, basse de violon, Richard Myron, violone, Bertrand Cuiller, clavecin
Bruno Cocset, alto, ténors de violon & direction

1 CD [durée totale : 50’33”] agOgique AGO007. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Fantazia upon one note

2. Fantazia 5

3. Fantazia 10

Illustrations complémentaires :

John Closterman (Osnabrück, 1660-Londres, 1711), Henry Purcell, 1695 ? Craie noire et rehauts de blanc sur papier, 38,1 x 28,6 cm, Londres, National Portrait Gallery

La photographie de Bruno Cocset, utilisée avec autorisation, appartient au label agOgique.

Suggestion d’écoute complémentaire :

Il m’a semblé tout naturel de vous recommander, en complément de la version particulière des Basses Réunies, une approche plus « traditionnelle » des Fantaizias et In Nomine de Purcell. Mon choix s’est tout naturellement porté sur le disque enregistré en octobre 1994 par Hespèrion XX et Jordi Savall, à mes yeux le meilleur jamais réalisé dans la configuration consort de violes, et que tout amateur de musique baroque (et au-delà) se doit de connaître. Interprétées par une distribution de rêve, ces quinze pièces sonnent comme autant de moments suspendus, souvent très introspectifs, parfois plus ensoleillés, mais toujours rendus avec une émotion palpable et quelquefois bouleversante. Une référence sur laquelle la concurrence et le temps n’ont eu, à ce jour, aucune prise.

Henry Purcell Fantasias for the viols Hesperion XX Jordi sa
Henry Purcell (1659-1695), Fantasias for the viols

Hespèrion XX
Wieland Kuijken, basse de viole, Sophie Watillon, hautecontre de viole, Eunice Brandao, Sergi Casademunt, ténors de viole, Mariane Müller, Philippe Pierlot, basses de viole
Jordi Savall, dessus de viole & direction

1 CD Astrée E 8536. Incontournable Passée des arts. Ce disque, réédité chez Alia Vox sous référence AVSA 9859, peut être acheté en suivant ce lien et un extrait de chaque plage peut en être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Fantasias for the Viols | Henry Purcell par Jordi Savall

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