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"Et jamais nous ne serons séparés!" de Jon Fosse

Publié le 01 novembre 2012 par Francisrichard @francisrichard

Au Pulloff Théâtres de Lausanne, depuis avant-hier soir jusqu'au 18 novembre prochain, se donne la première pièce de l'auteur de théâtre norvégien Jon Fosse, qui fut montée et publiée pour la première fois en 1994 dans son pays.

En exergue de la pièce figurent ces vers de Dante:

"Je ne mourus pas, et ne restai pas vivant:

juge par toi-même, si tu as fleur d'intelligence,

ce que je devins, sans mort et sans vie."

Ils sont tirés du dernier chant de L'Enfer.

Ces vers ne sont pas anodins. Ils sont une des clés permettant de tenter de comprendre cette pièce qui, selon le jeune metteur en scène, Damien Gauthier, emprunte autant à Beckett qu'à Edgar Poe.

Une jeune femme (Anne-Frédérique Rochat), installée sur son canapé, attend son ami (Jean-François Michelet) dans leur appartement. Elle a préparé le repas et choisi le vin qu'il aime. Elle dresse la table et sort de beaux verres et une belle vaisselle. Elle se fait une joie de sa venue. Ils pourront être ensemble. Il pourra la tenir dans ses bras.

Seulement son ami tarde. Elle répète alors des phrases simples sur tous les tons, tantôt se réjouissant qu'il vienne, tantôt s'irritant de son retard, tantôt riant de son impatience, tantôt se satisfaisant d'être seule.

Comme le ferait une petite fille qui se rassure elle-même de la sorte, elle chantonne même par moment ces mêmes phrases qu'elle répète sans fin, en en changeant l'ordre, simplement. Au cours de cette autosuggestion elle se dit "grande, et forte, et belle".

L'étrange commence quand elle se réjouit que son ami soit arrivé alors que sa place reste vide à côté d'elle sur le canapé. Elle lui parle comme s'il était réellement là. Quand plus tard il est réellement là, assis à côté d'elle, fatigué après une rude journée, elle ne le voit pas, s'impatiente et lui reproche son absence.

Voyons-nous toujours ce que nous avons sous les yeux? Ne croyons-nous pas voir ce que nous espérons?

Comme ce serait trop simple qu'elle le voit quand il est absent et qu'elle ne le voit pas quand il est là, pendant de courts moments, ils se retrouvent l'un l'autre, ils se répondent ou, curieusement, ne se répondent pas, chacun poursuivant alors son monologue.

Elle finit par se demander et par se plaindre, tour à tour, qu'il ait "disparu, comme dans la mort".

A-t-il abandonné son amie pour une autre? C'est bien possible. Car, une autre jeune femme (Sarah Anthony), à un autre moment, parle avec lui derrière la porte du séjour, puis y pénètre toujours avec lui, après avoir accroché leurs deux manteaux l'un sur l'autre, comme ils seront bientôt dans les bras l'un de l'autre, en sa présence à elle qui ne les voit pas.

L'attente a du bon. La vie n'est-elle pas qu'attente? D'en être arrivée à cette conclusion la rassure. Elle se persuade qu'elle est bien "intelligente et brillante". A la fin elle s'assit à nouveau sur son canapé. La lumière peut s'éteindre à nouveau, sans que le spectateur n'ait pu vraiment démêler le vrai du faux. Mais est-ce important? Faut-il toujours chercher à tout comprendre?

L'héroïne est-elle morte? Est-elle vivante? Est-elle ni vivante ni morte? Si elle est vivante, a-t-elle des hallucinations? Quelles sont alors les parts de rêve et de réalité qui la hantent? Si elle est morte, se trouve-t-elle en enfer? Si elle n'est ni l'un ni l'autre, dans quel état se trouve-t-elle?

Toutes ces questions sont ouvertes comme les discussions d'après spectacle, autour de bons verres de vin rouge, bien réels, entre spectateurs gagnés par le trouble que suscitent inévitablement les mystères qui entourent notre existence terrestre.

Anne-Frédérique Rochat, qui occupe la scène pendant quasiment toute la durée du spectacle, réussit là un véritable tour de force, parce que les mêmes phrases du texte se répètent indéfiniment, dans un désordre apparent, qui brise tous les repères, passant avec naturel par toutes les humeurs qui traversent son personnage. Ses deux comparses ont d'autant plus de mérite de lui donner la réplique avec beaucoup de justesse.

Francis Richard

Et jamais nous ne serons séparés! de Jon Fosse au Pulloff Théâtres de Lausanne, jusqu'au 18 novembre 2012


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