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Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 11 novembre 2012 par Chatquilouche @chatquilouche

Teueikan, la nuit du tambour

À la brunante, quand au bord de la rivière les machines auront cessé leur vacarme, elle partira.  Serrant contre elle son tambour, elle tournera leBillet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance… dos au souffle salin de la mer et elle ira, affronter le souffle mordant du vent du nord.  Derrière elle marcheront les siens, venus des quelques réserves de la Côte pour voir une dernière fois la rivière telle qu’elle était dans le souvenir des aînés.

À la brunante, en longeant la rivière, peut-être croiseront-ils en chemin le pas de l’ours, car ensemble ils iront jusqu’où autrefois le saumon venait se reposer avant de reprendre sa course, à contre-courant ils iront jusqu’où la rivière se calme.  Et là, à l’abri du vent ils allumeront un feu.

Elle, tenant son tambour côté cœur, se tournera d’abord vers l’est, puis l’ouest, le sud, le nord, et frappera la peau tendue de son tambour, invoquera l’esprit des Anciens, et son chant ira, comme une plainte, troubler le silence de la forêt alentour.  Plus tard, quand la nuit se peuplera d’ombres, quand des pics acérés des épinettes et des branches dénudées des bouleaux on ne verra plus que les longues silhouettes s’élancer vers la voûte étoilée, serrés les uns contre les autres, les siens feront cercle autour du feu.  Puis il y aura la plume, la plume qui passe d’une main à l’autre, la plume qui appelle la parole.  Alors, homme ou femme, jeune ou vieux, chacun parlera à son tour, parlera sans que nul ne l’interrompe et, à travers le crépitement du feu, le souffle apaisé du vent, le clapotis des eaux, ses mots traceront leur chemin.  Paroles nées de la colère, du désespoir… de l’espoir, peut-être : la femme au tambour écoutera en silence les doléances des siens.

— Ueshkat… dira l’un d’eux.  À quoi bon évoquer le souvenir des Anciens, le souvenir de ce temps où sur la Terre-Mère nous allions librement, de ce temps où nous croyions encore qu’on ne peut acheter une rivière.

— Oui, à quoi bon se souvenir de ce temps où nous ignorions encore tout de ces richesses enfouies sous le continent, dira un autre, de ce temps où le Nord n’intéressait personne, sauf quelques nomades comme nous, éparpillés à des jours de marche à travers l’immensité des forêts.

Peut-être y aura-t-il quelqu’un parmi eux pour raviver la légende de Tsishenish Pien, cet Indien qui après avoir trouvé du minerai de fer s’était rendu en canot jusqu’au steamer, ancré ce jour-là au large de la côte, pour partager sa découverte avec les Étrangers.  Tshishenish Pien qu’on a vu revenir du bateau habillé comme un monsieur, chapeau haut de forme et coat à queue.

Mais le temps n’est plus à regarder derrière.

Bientôt, dira l’un d’eux, la rivière détournée de son cours viendra inonder nos terres…  Quatre barrages, 1,550 mégawatts d’électricité et en montant plus loin au nord, sur nos territoires, bientôt des mégatonnes de métaux précieux qu’ils viendront extraire du sous-sol.  Allons-nous laisser encore longtemps des Étrangers bafouer nos droits, décider ainsi de nos vies et de celles de nos enfants ?

 Que ferons-nous quand ce qui était autrefois le nord des nomades ne sera plus que le nord des Compagnies ?

Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…
La femme au tambour continuera de se taire en regardant la plume passer d’une main à l’autre et c’est alors qu’une femme semblable à elle, plusieurs fois mère et grand-mère, tenant fermement la plume dans ses mains, à son tour déclarera d’une voix douce :

— Pour se faire entendre, faut désobéir aux lois.

Et les autres approuveront en silence.

Aux premières lueurs de l’aube, quand du feu il ne restera plus que des cendres et quand viendra pour eux le temps de s’en retourner, la femme au tambour marchera devant.  Elle sentira sur sa nuque le souffle vivifiant du vent du nord et en pensant à ceux des siens qu’on a bernés et à ceux des siens qui veulent encore se battre, elle dira : Tshiuetin, en souhaitant, en secret, qu’un vent de colère continue de souffler du nord.

Pendant que tout près de la rivière, débroussailleuses, abatteuses, et débusqueuses feront à nouveau entendre leur vacarme.

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Teueikan : tambour

Tshiuetin : le vent vient du nord

Ueshkat : autrefois

  • La légende de Tshishenish Pien est tirée du livre Je suis une maudite Sauvagesse / Eukuan nin matshimanitu innu-ishkueu’ de l’écrivaine innue Ann Antane Kapesh (Montréal, Léméac, 1976).
  • Coat à queue : redingote 

 

  


Filed under: L'Espérance Tagged: Amérindien, Claude-Andrée L'Espérance, tambour, voix du tambour

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