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L’enseignement du français dans le piège de l’identité, par Amor Séoud (Université de Sousse, Tunisie)

Par Alaindependant

L’enseignement du français dans le piège de l’identité[1]

Quel rôle joue le professeur de français aujourd’hui dans la marche du monde ?[2] Cette question, qui est essentielle dans notre rencontre, n’a de sens que dans la mesure où, évidemment, elle sous-entend que le professeur de français ne fait pas qu’enseigner le français, ou encore que l’enseignement du français a une portée autre que le seul apprentissage de la langue française et des belles-lettres de France. Remarquons qu’elle ne se posait pas avant ; dans les années 70, on ne pouvait pas l’avoir à l’esprit. C’est en fait la mondialisation – devenue une globalisation culturelle – qui lui donne toute sa pertinence. La globalisation a en effet fait craindre très vite l’hégémonie de l’anglais, l’uniformisation, voire le totalitarisme, et a suscité aussitôt une attitude réactionnelle dans le monde de la francophonie, et la FIPF elle-même dans ses différents congrès y a contribué, en prônant une nécessaire et juste résistance à ladite uniformisation, au nom des idéaux de la diversité, des identités, du respect de l’Autre, etc. On a même souvent dit que dans certains cas, où la présence du français est sérieusement menacée, où sa survie est en cause,  enseigner le français, « oser le français », langue et littérature, est en soi acte de résistance.

Mais il faut l’avouer, même si dans les faits il y a toujours décalage entre le discours officiel établissant la diversité culturelle et les pratiques courantes, comme le souligne l’Argument de ce Congrès, on peut craindre aussi que ce discours, politiquement correct, qui est encore le nôtre aujourd’hui,  devienne un peu conventionnel à force d’être professé, et qu’il nous mette dans la position de ceux qui prêchent des convertis, ou qui enfoncent des portes largement ouvertes…

Par contre, il ne sera pas anodin  pour nous maintenant de nous confronter à la réalité des particularismes et des identités auxquels nous voulons bien lier notre destin. Mon  hypothèse est que cette épreuve de la réalité à laquelle nous devons nous soumettre peut nous conduire à nous raviser, voire à nous remettre complètement en cause… Je pense en tout cas qu’en insistant, sous prétexte de diversité, plus sur ce qui nous sépare que sur ce qui nous unit,  on a aussi beaucoup à perdre, – ce dont on n’a pas encore pris, me semble-t-il, toute la mesure… Telle est la problématique que je soulève ici, en osant aller à contre-courant de ce qui est attendu, de ce que suppose la doxa ambiante…

Cette problématique nous a été inspirée par la fameuse Révolution du jasmin, comme on dit, la révolution encore en marche dans le pays d’où je viens,  celle qui est à l’origine du non moins fameux Printemps arabe, dont on n’arrête pas de parler… Peut-être que je n’en aurais pas eu l’idée si je n’avais pas connu cette révolution, que j’ai vécue personnellement avec beaucoup d’enthousiasme, et d’espoir, en battant tous les jours le pavé.

Résultat de 50 années de répression, d’exploitation, de frustrations et de brimades, ladite révolution a été aussi imprévisible que rapide. D’un jour à l’autre, les valeurs se sont inversées. Nos propres repères en sont bouleversés, et encore aujourd’hui on réalise à peine ce qui se passe au juste… Mais enfin, sous le poids de l’événement, je me hasarde à penser que la question de l’identité, qui structure tous les discours sur le pluralisme culturel par les temps qui courent, n’a pas été suffisamment réfléchie ou analysée, le politiquement correct l’emportant sur tout le reste.

Figurez-vous que j’aurais personnellement, comme professeur de français, changé d’identité en 24 heures, le temps qu’il aura fallu, le 14 janvier 2011, pour que le pouvoir bascule, car voici une valeur, la francophonie, qui brusquement, du jour au lendemain, a changé de sens. Je serais donc devenu du jour au lendemain rien moins qu’un « orphelin de la France ». L’accusation frappe en effet, depuis le 14 janvier et le triomphe écrasant des islamistes dans le pays, tous les francophones de mon espèce, dans un contexte où la francophonie n’est plus cette valeur positive de la résistance à l’uniformisation linguistique et culturelle que l’on sait et avec laquelle à ce titre j’avais pleinement adhéré ; elle est désormais tour à tour associée à l’idée d’acculturation, d’aliénation, de franc-maçonnerie, de laïcité, voire d’athéisme, ou pire encore, incroyable mais vrai, d’homosexualité… Il suffirait d’ailleurs d’être non barbu pour être traité d’efféminé, alors, quand on est imberbe et francophone…

Bref, il s’agit là d’autant de choses que l’on entend dire et répéter au quotidien, et pas seulement dans la bouche des plus radicaux, les salafistes. Autant de choses qui, on s’en doute bien, empoisonnent l’atmosphère et qui ne peuvent être considérées avec indifférence, en particulier dans les milieux éducatifs, où le français, deuxième langue du pays, a une place prépondérante, aussi bien comme langue d’enseignement que comme discipline d’apprentissage.

Du coup, c’est une nouvelle épistémologie qui s’impose à nous, profs de français tunisiens. Autrement dit, la question n’est plus pour nous la difficulté à enseigner le français comme langue seconde de plus en plus reléguée au statut de langue étrangère. La notion de FLE[3] chez nous a une acception péjorative, elle signifie enseignement au rabais, nivelé par le bas, auquel tout le monde se plie aujourd’hui faute de mieux… La question n’est pas davantage comment garder la motivation d’un public, celui de l’école comme celui de l’université, à un moment où la langue française est le moins qu’on puisse dire en perte de vitesse, et à un moment où les belles-lettres en général, pour les raisons que tout le monde connaît, tombent en désuétude. Elle devient, formulée simplement : De quoi a-t-on besoin, comment peut-on faire quand on est prof de français dans ce contexte-là et qu’on a en face des élèves acquis à l’idée que la francophonie est l’idéologie de l’adversaire, voire de l’ennemi, quand ce n’est pas de Satan en personne, en tout cas quelque chose qui représente une menace, un danger pour votre identité, pour vos racines, pour votre civilisation, pour votre histoire…

Il va de soi qu’au regard de cette réalité, révélée au grand jour par la révolution après une longue période de latence, les catégories didactiques de FLE ou de FLS[4], très utiles pour la didactique de la langue comme de la littérature, n’ont plus aucun sens et ne servent plus à rien… Les nouveaux problèmes auxquels nous sommes confrontés en Tunisie sont désormais sans commune mesure avec ceux de nos homologues au Brésil, en Roumanie ou ici en Afrique du Sud. Tout est à réinventer, si tant est qu’on peut encore y croire…

Mais à quelle didactique peut-on avoir recours quand on a en face des élèves qui, en cours de littérature, refusent de lire Mme Bovary, rejettent Diderot ou Voltaire en littérature d’idées, Verlaine en poésie (et pas seulement pour les raisons que l’on imagine – l’homosexualité : récemment un cours à la Faculté des lettres de Sousse a été arrêté au moment où le prof a évoqué comme thème d’étude les rapports, chez le poète, du langage à la musique ; quelqu’un s’est écrié du fond de la salle : Monsieur, haram, la musique c’est haram (haram c’est le contraire de hallal, interdit, selon le code musulman) ! Que faire quand on a en face des élèves qui, en cours de civilisation, refusent de mettre les yeux sur le tableau de La Naissance de Vénus, de Boretcelli ou Les Baigneuses de Renoir, et de suivre les explications techniques du prof ; bref, quelle baguette magique peut-on utiliser avec des élèves qui, en littérature et civilisation, refusent de voir ou de lire,  ce qui s’appelle lire et voir ? Tout récemment, je donnais un cours sur le Contrat Social de Rousseau pour des étudiants de master. Pour être en phase avec la révolution j’ai choisi de programmer le thème de la démocratie dans l’œuvre ; quand il a dû être question en chemin de sa fameuse théorie de la religion civile, certains étudiants ont tout simplement déserté la classe. C’est pourtant à ces étudiants-là précisément que j’aurais aimé m’adresser en priorité ; c’est bien en pensant à eux que j’ai conçu le cours, c’est en espérant leur attention que j’ai mis en débat ce thème de la religion civile, religion qui, aux yeux de Rousseau, n’intéresse l’Etat que dans la mesure où elle peut conduire les citoyens à aimer leurs devoirs, et qui implique que « chacun peut avoir, comme il dit lui-même expressément, telle opinion qu’il lui plaît, sans qu’il appartienne au souverain d’en connaître ». Religiosité et laïcité sont donc compatibles entre elles, et toutes deux avec la démocratie : telle devait être la conclusion d’un cours dont je dois me résoudre à reconnaître, la mort dans l’âme, qu’il aura manqué sa cible, son public cible. En classe évidemment, le combat cessa très vite, faute de combattants ; et le problème est bel et bien celui-là : on en est finalement réduit à prêcher dans le désert, au propre comme au figuré.

On le voit bien : la contestation identitaire fait que la didactique n’a plus de prise sur le réel. Voilà qui explique qu’on vit très mal aujourd’hui cette diversité que tout le monde, encore et toujours, appelle de ses vœux. Elle est présentée, ainsi qu’on le dit à nouveau dans l’Argument de ce congrès, comme une alternative à la globalisation, et posée – c’est le point nodal – comme une valeur en soi. On fait même le constat que si cette notion de diversité « demeure au cœur de la réflexion éducative, sociale et parfois politique dans de nombreux pays, le texte adopté par l’UNESCO rencontre encore bien des difficultés à l’application ». Discours qui sous-entend qu’on n’en fait toujours pas assez en faveur de la diversité, qu’il faut redoubler d’effort pour la faire réellement accepter, etc.

Alors vous l’aurez vite compris : la question doit être pour nous de savoir si on n’en fait pas assez précisément, ou si on en fait trop ?

Dans l’Argument du colloque, on se demande : Comment l’enseignant du français s’inscrit-il dans la marche du monde, comment tient-il compte des nouvelles données mondiales tout en respectant la spécifité des contextes culturels ? Mais alors comment puis-je, personnellement, dans le contexte d’aujourd’hui que je viens de décrire, respecter cette diversité ? En chassant Voltaire et Rousseau, bien sûr, en éliminant Verlaine et Rimbaud sans aucun doute, en m’interdisant de montrer des tableaux de nus, certainement… et je crois même, j’ose même dire  – parce que le français c’est la francophonie et la francophonie ce que j’en ai dit – que la meilleure façon de porter ce respect c’est de ne pas enseigner du tout ! Ni Mme Bovary, ni rien… Il faut me résoudre, pour ainsi dire, à m’éliminer moi-même. Ce sera, en tout cas, autant de concessions qui sonneront la fin de l’école de la République.

L’hypothèse que je développe ici est donc que faire la part belle à la diversité c’est faire le lit de la contestation identitaire ; c’est légitimer la revendication identitaire. Pour ce qui nous concerne, adopter cette position, c’est forcément accepter qu’on ramène tout au Hallal et au Haram, qu’on mesure tout à l’étalon du Haram et du Hallal, à l’école comme ailleurs, pour le choix des textes comme pour les choix de vie en général. Et l’impasse pour nous en l’occurrence est bien là…

C’est donc éventuellement notre posture épistémologique elle-même qu’il faut reconsidérer, pour ne pas être dans la position de celui qui est pris quand il croyait prendre. La question est : Pourquoi ne pas insister moins sur ce qui sépare que sur ce qui unit, ou doit unir ? « Oh ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ! »

C’est la mondialisation économique, devenue globalisation des valeurs comme on l’a dit au début, qui est à l’origine de cette inquiétude générale pour la diversité, d’où les réactions que nous connaissons, y compris parmi les Officiels. Mais quand on examine les choses de plus près aujourd’hui, on constate que cette mondialisation non seulement s’accommode bien des particularismes, mais les encourage même, pour des raisons de marché. Les données changent, éventuellement par l’entrée de la Chine dans la concurrence mondiale (la délocalisation, la contrefaçon, etc. font le reste). Toujours est-il que le couple marché / identité fonctionne mieux qu’on ne le croit, ou qu’on ne l’a cru, et pour des raisons qu’on peut observer facilement : l’évolution des processus de mondialisation, abolition des frontières, etc. est beaucoup plus rapide que celle des mentalités et de la disposition culturelle des peuples, et le marché, parce que toujours intelligent, le sait bien. Pour s’imposer il se voit donc obligé de respecter la diversité des cultures. Il y a quelques années déjà on a vu apparaître, dans les Pays du Golfe, la célèbre poupée Barbie en femme voilée, portant le hidjeb ! Il n’y a donc plus de raison de courir après la diversité, les marchés s’en occupent très bien ; plus de crainte pour les particularismes identitaires,  – la compétitivité économique mondiale, profit oblige, fait bien le travail. Mais trop bien justement…

D’autre part, il faut bien le reconnaître aussi, défendre la diversité pour la diversité, c’est faire preuve d’angélisme ; c’est ne voir dans le voile qu’un tissu posé sur les cheveux. Il y a besoin de rappeler que quand on le porte on ne se protège pas du froid ou du soleil, mais du regard des hommes. Tel prédicateur, à Paris même, a déclaré que le voile c’est le préservatif des musulmans. Il y a donc derrière une forte charge idéologique, aux dépens bien sûr des droits de la femme, celle-ci perdant au passage son statut d’être humain à part entière. Le marché lui, n’en a cure. Cela ne le gêne nullement de faire circuler de petites poupées voilées, en oubliant complètement qu’il s’agit de jouets pour enfants qui leur transmettent du sens, et les conduisent à intégrer certaines représentations sociales dès leur prime enfance, les préparant au destin d’adultes qui sera le leur. On n’attend pas du marché mondialisé qu’il ait des scrupules sur ce sujet. De l’école, oui… sinon ce ne serait pas une école justement.

Notre repositionnement intellectuel suppose donc que l’on sorte de cette épistémologie de la diversité comme une fin en soi, que l’on ne prenne pas le relativisme culturel justement pour une valeur absolue, bref qu’on relativise notre propre relativisme par delà les différences de traditions culturelles, qu’il ne s’agit évidemment ni de nier ni de regretter, mais sans ignorer que, par rapport à la question des droits de l’homme, on a beau dire, toutes les cultures ne se valent pas, et toutes les dispositions bien pensantes ou politiquement correctes n’y changent rien. Je le dis ici sans rougir et sans courir le risque d’être taxé d’ethnocentriste : cette fois, c’est un homme du Sud qui parle de lui-même ! On ne peut pas non plus m’accuser de déculturation ou de déni de soi, parce que mon étalon c’est le rapport aux droits de l’homme et personne ne me fera croire que la culture qui ne les respecte pas vaut celle qui les respecte, même à des degrés divers… Relativiser le relativisme, donc, avec l’idée qu’il existe un horizon d’universalité que produit la dignité égale de tous les hommes, et que l’école devrait chercher à atteindre. Il s’agit alors pour nous de changer le fusil d’épaule, je dirai même de faire un peu le contraire de ce qu’on fait : désactiver la fonction identitaire (pour utiliser le jargon des informaticiens), apprivoiser la bête identitaire (pour parler en anthropologue) ou, plus concrètement encore, assurer ce que Fethi Benslama, professeur de psychopathologie, appelle « le décollement identitaire »[5], ou ce que Jean-Claude Kaufmann nomme la « réinvention de soi »[6]. Pour Benslama l’école est le milieu par excellence où l’on fraye avec l’angoisse identitaire, avec la contestation identitaire, et dont le rôle est précisément de les prévenir, en assurant un détachement des sujets par rapports à leurs identités premières, quelque chose comme une sortie de soi, pour les préparer à entrer dans la sphère de la citoyenneté, autrement dit à s’inventer une nouvelle identité, de sujet politique.

La recherche en sciences humaines, rappelle Kaufmann, est d’ailleurs parvenue à déconstruire ce que la représentation de l’identité avait de fixiste et de substantialiste et à montrer comment elle a pris une apparence plus ouverte et plus dynamique. L’identité n’est pas une essence première, une substance première, donnée une fois pour toutes. Les déterminants objectifs, même quand ils sont des substrats naturels irréductibles, comme le fait d’être une femme ou un homme,  n’infléchissent pas l’analyse. Une femme à Kaboul n’a rien à voir avec une femme de Paris. Plus généralement, une femme qui porte le niqab ou la burka n’a rien à voir avec une autre qui ne les porte pas. Bref il y a mille et une manières d’être une femme. L’identité féminine, en dépit du déterminant biologique, n’est en fait qu’une position sociale, un rôle social. Derrière, il y a un choix  – politique, culturel, etc.  – un choix de vie, finalement : on peut décider d’avoir la nationalité française, on peut choisir de se convertir à l’islam, ou d’avoir telle ou telle autre identité. D’autre part, les déterminations objectives sont souvent devenues elles-mêmes tellement aléatoires, tellement instables et contradictoires entre elles, et la mondialisation avec les différents brassages qu’elle suscite a tellement brouillé les pistes  que le sujet est de plus en plus obligé de s’impliquer, qu’il le souhaite ou non.

On l’aura donc compris, je déploie cette argumentation pour montrer que l’identité est et peut être affaire d’éducation, que celle-ci peut s’en occuper. Au fond, on peut apprendre à avoir telle ou telle identité comme on peut apprendre à avoir tel ou tel métier (sans compter que le métier lui-même peut vous en procurer une bien nouvelle). Alors, le fin mot de l’histoire, puisqu’aucune identité n’est donnée d’avance ; puisqu’elle peut correspondre à un choix de vie ; puisque, en réalité, ceci expliquant cela, il n’y a pas d’identité mais uniquement des processus d’identification, celle-ci peut tout à fait être l’œuvre de l’école, et répondre à une finalité pédagogique.

L’engagement qui est le mien ici appelle à une identification qui se cristallise sur la base de valeurs, d’un système de croyances – sources généralement d’identités fortes, comme en témoigne par exemple le nationalisme ou la foi religieuse. Le système de valeurs ou de croyances qui fondera notre idéal identitaire est bien évidemment celui des droits de l’homme : citoyenneté, laïcité, liberté de conscience, etc. Rien de bien original, peut-être, sinon dans la mise en forme, dans l’emballage si l’on veut – car il nous importe de faire que, à travers l’école, ces valeurs partagées ou de partage donnent à chacun le sentiment d’une appartenance commune, d’une identité commune, d’une civilisation commune, dans lesquelles chacun peut se reconnaître par delà sa race, son ethnie, sa nationalité, et toutes les autres spécificités identitaires qui, par définition, passeraient au second plan, mais sans être escamotées. Cet idéal est donc que les individus se sentent hommes avant d’être Arabes, Français ou Américains, alors que c’est la tendance inverse qui sévit aujourd’hui : on est Américain, Français ou Arabe, ceci ou cela, avant d’être hommes – telle est, me semble-t-il, la seule vraie question de l’identité : doit-on se sentir ceci ou cela avant d’être hommes, ou hommes avant d’être ceci ou cela ?

La mission n’est pas facile, mais la pédagogie doit se donner les moyens de sa politique – celle des lettres françaises peut largement y contribuer. Je me suis permis ailleurs de donner quelques indications, en montrant tous les avantages de la littérature, de Montaigne à Camus, en passant par Voltaire et les autres, par rapport à l’exigence qui nous intéresse ici. Savoir global, dira R. Barthes de la littérature[7], savoir existentiel, dira Vincent Jouve[8], « ce qui nous prépare le mieux à la compréhension du monde humain », ajoute Todorov[9]. La littérature en sait long sur l’homme. Elle réunit tous les savoirs à la fois, explique Barthes ; comme discours sur l’homme et le monde, elle ne craint la concurrence d’aucun autre discours, renchérit V. Jouve. Bref, il y a quelques bonnes raisons de croire qu’avec la littérature plus qu’avec toutes les autres disciplines l’école peut élever l’homme au niveau de ces exigences qui fondent la conscience universelle et les valeurs humanistes qui s’y rattachent.

On ne fait pas Montaigne sans en être devenu meilleur, on n’étudie pas Descartes, on ne lit pas Voltaire sans en être transformé. Si par exemple nous rejetons tous ici l’ethnocentrisme, c’est parce que nous avons tous été marqués par l’interrogation de Montaigne qui, dans son fameux texte sur les Cannibales du Brésil désignés par ses propres concitoyens comme des barbares, nous amenait à nous demander, en nous montrant toutes les exactions des siens chez eux comme ailleurs, de quel côté finalement était la barbarie ; si nous sommes profondément acquis à l’idéal d’égalité entre les hommes, c’est parce que nous avons profondément ancré en nous, grâce à Descartes, l’idée que le bon sens est cette chose du monde la mieux partagée, que la raison est « tout entière en un chacun » ; si nous sommes tous tolérants ou démocrates, c’est parce que résonnent encore dans nos têtes les propos de ce Voltaire qui nous donne la meilleure leçon du monde en matière de tolérance et de démocratie :  « Je ne suis pas d’accord avec vous mais je suis prêt à mourir pour que votre voix soit entendue. » Dépositaires d’un certain esprit critique, cartésiens, voltairiens : telle est notre identité intellectuelle, qui n’a plus grand-chose à voir avec les identités premières de chacun de nous, qui définit notre rapport au monde et qui nous est aujourd’hui commune. Et c’est bien sûr l’école  qui a fait de nous, par delà nos différences identitaires initiales, ce que nous sommes, et que nous n’étions pas… Mais je veux rêver avec vous d’un monde où – qui le refuse ? – tout le monde est voltairien. Sans être une utopie, ce sera en effet simplement, pour pasticher Voltaire lui-même, le meilleur des mondes possibles, en tout cas du point de vue qui est le mien. Alors ma devise est : la bible pour les uns, le coran pour d’autres, mais Voltaire pour tous…

Amor Séoud
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Université de Sousse, Tunisie



[1] - Communication donnée au 13ème Congrès Mondial de la Fédération Internationale des Professeurs de Français qui s’est tenu à Durban (Afrique du Sud) du 23 au 27 juillet 2012 sous le titre : « Le monde en marche, l’enseignement du français entre mondialisation et contextualisation »

[2] - « Comment l’enseignement du français, peut-on lire dans l’Argument du Congrès, s’inscrit-il dans la marche du monde aujourd’hui ? Comment tient-il compte des nouvelles données mondiales tout en respectant la spécificité des contextes culturels ? Comment les professeurs de français préparent-ils, à leur place, la marche du monde de demain ? Quelles stratégies proposent-ils pour que le français puisse jouer pleinement son rôle à l’échelle mondiale : un moteur de développement, de progrès et de cohésion dans tous les domaines ? »

[3] - Français Langue Etrangère.

[4] - Français Langue Seconde.

[5] - « La contestation identitaire », L’Ecole face à l’obscurantisme religieux, Max Milo Editions, Paris, 2006, p. 199.

[6] - L’invention de soi, Une théorie de l’identité, Armand Colin, Paris, 2004.

[7] - Leçon inaugurale du Collège de France, 1977.

[8] - « Qu’est-ce qui fait la valeur des textes », Revue des Sciences Humaines, La Valeur, n° 283, 2006, p. 75.

[9]  - Le Monde de l’éducation, Nuls, les élèves, n°335, 2005, p. 21.


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