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[note de lecture] "Hopper, l'Horizon intra-muros" de Franz Bartelt, par Christine Jeanney

Par Florence Trocmé

BarteltD'abord ce titre Hopper, l'Horizon intra-muros interpelle, avec cette sorte d’antagonisme qui exprime bien ce dont il sera question, une écriture portée par deux mouvements frères, simultanés, et porteurs d’intensités différentes. 
Car c’est un double cheminement proposé ici par Franz Bartelt, autour d’un des tableaux les plus connus d’Edward Hopper, « Nighthawks » : deux trajectoires qui prendraient deux chemins faussement parallèles : une voix narrative, une autre poétique (pour présenter de manière simplifiée cet entrelacement). 
La première voix, plutôt narrative donc, structure le livre, rapportant des faits en s'appuyant sur le réel, s'exprimant face à l'objet, tenant compte de ce qu'est « Nighthawks » au jour le jour, à même l’accès que l’auteur peut en avoir, sur un support anodin, ici une simple carte postale. Un support soumis à l'affect : d'où vient-elle, qui l’a postée ? elle se déplace presque mystérieusement, apparaît entre deux papiers ou deux pages d'un livre, et provoque à chacune de ses intrusions dans le quotidien un curieux sentiment de « déjà vu », ainsi qu’une perception involontairement décalée lorsque, dans son imperfection, elle laisse imaginer un chat à la place du tiroir-caisse.  
« La nature ayant horreur du vide, presque machinalement, et parce que je ne savais pas quoi en penser, je me suis mis, par intermittences, à mes moments perdus, à rêver autour de cette carte postale. À rêver par écrit, comme on griffonne dans la marge d’un annuaire. Cette rêverie s’est prolongée jusqu’à aujourd’hui. Je ne m’interdis pas de croire qu’elle est inépuisable et qu’elle durera encore des décennies. » 
Le phrasé de cette première voix, presque volubile, attentif aux associations d'idées et remarques larges, se laisse déplier sans marquer d’enfermement. On y croise Bruegel, Freud, Rimbaud, avec une fluidité qui pourrait se rapprocher de ce qu’évoque Franz Bartelt page trente-huit, un « tête-à-tête » avec le tableau, ou une « autobiographie », « une confidence ». Mais dans le cheminement adopté, elle se modifiera au fur et à mesure, en entrant en résonnance avec sa voix « partenaire ». 
L’autre voix donc, la seconde, sous forme de textes brefs, vient s’insérer/ se greffer sur la première. Elle fouille, fait sortir de l'ombre ou du silence une perception enfouie, et cette parole s’élève, non plus face au tableau, mais en regard de lui (et de soi), avec profondeur, et des fulgurances qu’on dirait presque arrachées au vol. 
« Le soir déchaussé descend comme une rue que l’ombre élargit perpétuellement. La craie sur l’ardoise se souvient de la lumière dénoncée. La nuit dehors conforte le silence. » 
Deux polices de caractère et une mise en page en page explicite permettent de différencier ces deux voies/voix de passage vers « Nighthawks », la seconde se plaçant en reflet de la première. Peut-être un reflet plus sombre, sur une surface plus lourde ou profonde (l’eau d’un puits ?) ou un reflet posé sur une strate de la personnalité plus essentielle, existentielle. 
« Il y a des ressorts de larmes, des rouages terrifiants, des balanciers qui donnent et qui reprennent : l’axe immobile nous transperce. Et nous tournons. » 
À la page trente-neuf, la première voix semble constater une sorte d’impossibilité dans la progression qu’elle s’est choisie : 
« Le texte n’explique pas plus l’image que l’image n’explique le texte. Ils s’épousent vaille que vaille, l’un forçant toujours un peu la main à l’autre. » 
Puis, page quarante-deux, première et deuxième voix se frôlent, se rejoignent, l’une et l’autre entrelacées et appuyées au décor même de « Nighthawks » : face à lui (« Parqué dans un enclos qui paraît étanche, le serveur est enchaîné à sa tâche ») et à l’intérieur de lui (« La fille était de Caen ou de Greenwich, d’une ville qu’on ne connaissait pas. Elle ressemblait à une fille qu’on avait connue avant et dont on ne se souvenait plus si on l’avait aimée (...) ». 
Enfin une douce séparation s'amorce entre la voix poétique et la voix narrative qui repartent comme recouvertes de la même palette de couleurs (celles de Hopper bien sûr) : trains qu’on attend en vain, et notre condition humaine réduite à son horizon intra-muros. « Le temps aura été une habitude qu’on ne bouscule pas. » 
 
Les Éditions Invenit avec cette collection Ekphrasis proposent ici un objet soigné, avec deux reproductions de détails agrandis de « Nighthawks » en pages intérieures. Leur emplacement pourra sembler peut-être un peu aléatoire dans un premier temps, mais ce côté hasardeux au final s’accorde bien avec l’esprit du texte et sa réflexion, ajoutant une sorte d’intrusion de Hopper dans notre lecture, ce qui nous donnera peut-être à nous aussi des ouvertures et matière à explorer notre autobiographique « tête-à-tête » avec ce tableau. 
  
[Christine Jeanney

 
Franz Bartelt, L'Horizon intra-muros, Invenit, 2012, 12 €, site de l’éditeur  


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