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Tribune libre : Démystifier le "choc des civilisations"

Par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Des événements tels que la parution des caricatures du prophète publiées par Charlie Hebdo et le film L’Innocence des Musulmans relancent régulièrement le débat sur un potentiel "choc des civilisations". Celui-ci tend souvent à être réduit à un simple affrontement entre un Occident sécularisé et un monde musulman tenté par le fanatisme religieux.

Pourtant, la pensée du créateur du concept, Samuel Huntington (1), s’avère être beaucoup plus complexe : il n’a nullement la volonté de réduire les relations internationales à ce simple phénomène et ne prophétise en aucun cas un inéluctable affrontement entre ces civilisations. L’auteur lui-même invitait donc à relativiser son propre concept et les presque deux décennies qui se sont écoulées depuis sa parution confirment d’ailleurs que ses prévisions se sont révélées en grande partie aléatoires. 

Pour Samuel Huntington, le choc des idéologies (nazisme, communisme, capitalisme) a été un accident dans l’histoire : les civilisations sont condamnées à s’affronter et le concept de choc des civilisations explique la majeure partie des relations internationales. Il le définit cependant comme un paradigme permettant de simplifier les relations internationales pour se raccrocher à un modèle mais, comme il l’affirme lui-même, ce modèle n’a pas vocation à tout expliquer. Un parallèle peut être fait avec le concept de guerre froide : la majeure partie des relations internationales se sont inscrites dans ce concept de 1945 à 1989 mais de nombreux éléments, par exemple les décolonisations, ne s’y inscrivent que partiellement ou même pas du tout.


En outre, l’ouvrage de Samuel Huntington ne se limite en aucun cas à une dichotomie entre Occident et monde musulman. S’il définit neuf civilisations différentes, de manière d’ailleurs relativement douteuse puisqu’il se borne au critère religieux, les potentialités conflictuelles entre la Chine et les Etats-Unis sont selon lui bien plus préoccupantes.

Ainsi, réduire toute question relative aux relations entre l’Occident et le monde arabe, voire à l’ensemble des relations internationales, uniquement au choc des civilisations revient à une réduction simplificatrice de la pensée de l’auteur du concept

Par ailleurs, le choc des civilisations n’a nullement le caractère belliqueux qu’on tend abusivement à lui prêter. Samuel Huntington appelait ainsi les Occidentaux à se méfier de leurs tendances à l’universalisme : "La croyance occidentale dans la vocation universelle de sa culture a trois défauts majeurs : elle est fausse, elle est immorale et elle est dangereuse". C’est pourquoi, logiquement, la meilleure façon selon lui d’éviter ce choc des civilisations était de pratiquer une politique de non-ingérence dans les autres civilisations. On est là bien loin du "wilsonisme botté" des néoconservateurs américains ! 

En dehors de la nécessaire relativité à prendre suite à la lecture de l’ouvrage d’Huntington, on peut également s’apercevoir que 16 ans après sa parution, nombre de ses prévisions se sont révélées hasardeuses.

Ainsi, Samuel Huntington estimait que l’explosion démographique du monde musulman génèrerait un stress social lui-même facteur d’accroissement de l’emprise de la religion sur les sociétés. Si effectivement la plupart des pays musulmans disposent encore d’une population jeune, ils sont cependant en passe de réaliser leur transition démographique (par exemple, le taux de fécondité de l’Iran est largement inférieur à celui des Etats-Unis).  Et, comme le souligne Emmanuel Todd (2), c’est peut-être justement cette transition démographique, entrainant une émancipation des femmes et un accroissement de l’éducation des plus jeunes, qui génère un stress interne aux sociétés musulmanes dans lesquelles, en conséquence, les pouvoirs traditionnels et religieux se retrouvent confrontés à une érosion de leur influence. Ce phénomène s’en trouve démultiplié par ce qu’Amin Maalouf (3) décrivait en 2009 comme étant une crise de légitimité interne liée à l’autoritarisme des régimes politiques en place, conduisant par la suite au fameux Printemps arabe. Car finalement, cette "crise" est bien plus interne à ces sociétés que tournée contre l’Occident : les victimes du fanatisme religieux sont bien plus nombreuses chez les musulmans que chez les occidentaux tandis que l’immense majorité des musulmans établis dans des pays occidentaux adhère massivement à la sécularisation de la société. 

Ainsi, le "choc des civilisations" ne peut être considéré, au mieux, que comme un paradigme permettant de donner une clé de compréhension partielle et imparfaite des relations internationales. Il ne saurait être considéré comme un concept absolu, d’autant plus que dans ce cadre il pourrait bien prendre un aspect auto-constructiviste (4). Le sage conseil d’Amin Maalouf prend alors tous son sens : "Toute théorie de l’Histoire est fille de son temps ; pour comprendre le présent, elle est fort instructive ; appliquée au passé elle se révèle approximative, et partiale ; projetée vers l’avenir, elle devient hasardeuse, et quelques fois destructrice." (5)

 Cdt Alain MESSAGER

Ancien stagiaire de l’Ecole de guerre (2011-2012), le commandant Alain Messager suit actuellement une formation de master spécialisé "management de la maintenance" à l’Ecole nationale supérieure des Arts & Métiers dans le cadre de l’enseignement militaire supérieur scientifique et technique (EMSST). Il s’exprime ici à titre personnel. 

NOTES : 

(1) Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob 1996.

(2) Emmanuel Todd, Après l’empire, Folio 2004.

(3) Amin Maalouf, Le Dérèglement du monde¸ Le Livre de poche 2009.

(4) Cf. Tzetan Todorov, La peur des barbares,

(5) Amin Maalouf, Ibid., page 269.


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