Magazine Culture

[entretien] avec Pierre Vinclair (par Matthieu Gosztola), 4/5

Par Florence Trocmé

« AVEC », 
quatrième partie de l'entretien de Pierre Vinclair  avec Matthieu Gosztola 
pour saluer la naissance de L’Empereur Hon-Seki  
de Pierre Vinclair & PieR Gajewski  
dans le corridor bleu, grâce à Charles-Mézence Briseul.  
Avec la participation de  PieR Gajewski.

 

Hon-Seki Croqui04 PieR Gajewski
Matthieu Gosztola : Avoir tenu à ajouter le mot « FIN » à la fin, était-ce pour donner à ce livre toute la physionomie du conte ? Le livre est court et pourtant sa brièveté n’apporte aucune clôture. Il a une structure par certains aspects labyrinthique qui nous pousse à nous y perdre, à continuer de nous y perdre, quand bien même le mot fin est survenu, quand bien même le mot fin a retenti à nos oreilles. Après ce mot « FIN », nos oreilles continuent de vibrer de la rumeur de la ville, de la rumeur de la légende. Continuent d’être au centre, au centre invisible et pourtant extrêmement présent d’une résonnance bien particulière : celle de la rumeur du mystère. As-tu cherché ouvertement à créer une structure ouverte, qui puisse donner au mystère toute sa place ? Toute sa vie ? 
Pierre Vinclair : J'ai écrit, comme tu le suggères, le mot « FIN », pour produire un « effet de genre ». Il y a bien quelque chose qui est de l'ordre de la clôture dans le conte, le sens devant être entièrement compris à l'intérieur – quitte à ce que, comme tu le suggères aussi, cet intérieur soit un labyrinthe et que l'on s'y perde. Je suis un peu méfiant – et las, pour tout dire – avec la prétention à la référence. Le roman fait trop souvent de gros appels de phare en prétendant « renvoyer » à la réalité et en faisant en sorte que ses éléments n'acquièrent du sens qu'en fonction d'elle : name dropping, événements historiques, etc. Cette conception de la référence est une grande force poiétique, parce qu'elle lui permet de s'éviter bien du travail : en suggérant tout et en ne bâtissant rien. Dans un roman classique, il n'est pas besoin de préciser que la force de gravitation existe, que la révolution française est passée par là ou qu'un homme et une femme sont nécessaires à une procréation non assistée médicalement. Pourtant, ces éléments peuvent intervenir dans l'intrigue : le Mémorial de Sainte-Hélène ne tomberait pas du toit de la scierie du père Sorel au début du Rouge et le Noir, sans la force gravitationnelle ; les Rougon-Macquart auraient eu du mal à dresser le portrait des mœurs du second empire sans la mort de Louis XVI ; Sodome et Gomorrhe ne serait peut-être pas ce qu'il est si Charlus et Jupien avaient obtenu des enfants. Bref, le roman utilise des règles du jeu qui lui préexistent – d'où la nécessité qu'il soit essentiellement ouvert. Le réalisme est avant tout la flemme de l'artisan... La science-fiction est déjà beaucoup plus laborieuse, elle prend un soin méticuleux à élaborer toutes les règles du monde imaginaire qu'elle campe – et c'en est extrêmement fatiguant, à mon avis. Le conte, lui, propose de faire sauter une règle, une seule règle, dans le laboratoire clos de l'histoire qu'il raconte. L'Empereur Hon-Seki fait sauter la règle d'identification des personnes à leur métier. C'est une expérience narrative qui a un début et une fin. Bien sûr, le lecteur se doute qu'après le point final, le monde réel reprend ses droits – pourquoi alors avoir souligné ainsi le mot « fin » ? Comme le maquillage qui, utilisé pour souligner la beauté d'un visage, révèle d'abord que le visage en question a besoin de maquillage, écrire FIN c'est dire : cette clôture ne va pas de soi, puisqu'il aura fallu en rajouter.  
Matthieu Gosztola : Les dessins de PieR Gajewski, très beaux, ajoutent un côté BD (manga même) à l’immémorial de ce conte. Cet ajout crée une modernité supplémentaire. L’on est ainsi plongé dans ce livre, par certains abords, comme si l’on était plongé dans un roman graphique. Le dessin a une expressivité si forte qu’il ne semble à aucun moment s’agir d’illustration(s). Bien au contraire, cette force s’ajoute au texte, jouant avec, comme si le texte avait toujours eu pour vocation d’accueillir les dessins de PieR Gajewski, comme si le texte ne pouvait exister sans ces impulsions graphiques si fortes, d’un noir sans nuance qui est coup de soleil pour le lecteur, lui faisant l’éblouissement, un instant, comme s’il vacillait soudain aux bords du livre. Lui faisant l’étonnement. Comment PieR Gajewski a-t-il conçu ses dessins pour ce livre ? Lui donnais-tu à lire des passages du texte ? Parliez-vous des moments qu’il s’agirait ensuite de faire vivre par le trait, par l’expressivité du trait, par l’encre, par le grand soleil noir de l’encre, de l’encre sans bavure, acier qui nous blesse de son tranchant ? Avez-vous conservé tous les dessins qui furent élaborés pour ce livre ? Ou bien y a-t-il eu choix ? Et si oui, comment avez-vous effectué ce choix ? 
Pierre Vinclair : Nous avons gardé tous les dessins que PieR a proposés. Il les a réalisés une fois la quasi-intégralité du texte écrite, choisissant lui-même d'illustrer les passages qui l'intéressaient ou qu'il jugeait emblématiques – puis nous informant de ses choix, CMB et moi-même, nous les envoyant et nous demandant de les discuter. « Quasi-intégralité », car une page a été écrite plus tard, non pas à partir d'un dessin existant de PieR, mais ajoutée pour lui, en sachant qu'elle pourrait l'inspirer (c'est la page qui débute par « Le maquillage du réel coule... »). Pour le reste, du premier au dernier, j'ai été absolument enthousiaste – et plus qu'enthousiaste – ému et bluffé par chacune des illustrations. Toutes prenaient le texte d'une manière très inattendue pour moi (qui ne suis pas dessinateur et ne connaît rien aux techniques de cet art), pour arriver à une incarnation parfaite. Je dis incarnation plutôt qu'illustration parce que ces dessins ont une vie propre, ils se développent à partir du texte dans la construction de nouvelles images, tout à fait autonomes (le sublime dessin du moine peignant des immeubles en kanjis, par exemple). Je savais, lorsque je lui ai proposé cette collaboration, que PieR avait un grand talent, mais je ne savais pas qu'il m'apprendrait des choses sur mon texte. Non seulement qu'il l'enrichirait, mais également qu'il le percerait (je pense à la dernière image, où il nous montre Michizane disparaissant à l'horizon). 
PieR Gajewski : Pierre et moi nous sommes rencontrés à la Villa Kujoyama en 2010. Nous avons d’une certaine façon découvert un Japon en même temps de façon parallèle. Quand il m’a proposé le projet courant 2012, j’ai commencé par le lire avant de m’engager. J’ai été immédiatement séduit par son écriture et son histoire. J’aimais le côté parfois burlesque voire absurde du récit par certains endroits, mais surtout si malin et si pertinent par d’autres. Par ce texte, Pierre me parlait d’un Japon que je connaissais et que je pouvais interpréter. La critique politique a également contribué à attiser mon intérêt. Mais surtout, fait rare pour moi, les textes d’un autre, par son intelligence, me donnaient envie de faire, de mettre en image, de m’approprier ses mots. La qualité de son écriture me laissait entrevoir des interstices dans lesquels mes images trouveraient leur place. A l’inverse de la bande dessinée, il ne s’agissait plus d’espace inter-iconiques, mais bien d’espace inter-textuels à déterminer. 
Lors de nos premiers échanges, Pierre a tout de suite conçu les dessins comme un travail d’interprétation plutôt que d’illustration. Il m’a fait une totale confiance quant au choix des scènes et de la représentation graphique, ne restait plus alors qu’à commencer le travail. 
Ce que j’ai apprécié dans cette invitation, c’était également le challenge que cela représentait. Je comprenais ce qu’il voulait dire mais la question de la retranscription se posait. J’ai longuement réfléchi sur les premières images du récit, celles-ci déterminant les autres. Fallait-il mettre les visages hors-cadre ? Comment représenter ce et son Japon ? Quel degré de détail ? Pour se faire, je me suis plongé dans mes archives et documentations afin de donner du corps aux images. Je désirais que dans chacune des illustrations certains détails soient purement japonais, quitte à n’être compris que par des japonais (partition de Shamisen, coiffe de maïko, motifs de kimono, position corporelle en référence à des peintures traditionnelles). 
Toutefois, si je voulais coller au sens du texte de Pierre, il me fallait avant tout m’en dégager pour mieux le cerner. Un soir, tel un rugissement, j’ai réalisé plusieurs esquisses à l’arraché, au pinceau et à l’encre. Me refusant à lire à nouveau le texte, je désirais voir quelles étaient les scènes clés qui m’avaient marquées et dont je me souvenais. Ma volonté à cette étape a été de travailler sur ma mémoire du récit. Sur les croquis réalisés, certains ont servi de structure, d’autres ont été abandonnés. Les bases graphiques établies, je me suis lancé dans la réalisation des images. J’ai retravaillé la composition générale des images par la perspective, l’interaction entre les personnages puis des masses de noir et blanc. Toutes ont été réalisées sur format A3 à l’encre de chine durant deux mois à raison de 12 h par jour. Dès qu’une illustration était finie je l’envoyais à Pierre ainsi qu’à notre éditeur Charles-Mézence puis je m’attaquais à la suivante. Aucune retouche n’a été demandée de part et d’autre, mais surtout nous échangions tous les trois sur les images. Je pense que le dialogue, l’investissement de chacun et la confiance mutuelle a pu rendre cet objet-livre si entier. J’ai réalisé chacune des douze images dans cette optique, et il n’y eut par conséquent aucune image abandonnée.  
Matthieu Gosztola : Le dessin de la couverture est très frappant. L’empereur nous est présenté et n’a pas de visage. Cela me fait songer au commencement des Fraises sauvages de Bergman, ce cauchemar. Cela me fait penser aussi, sans que je sache exactement pourquoi, à 8 ½ de Fellini. La dimension onirique du livre saute aux yeux ainsi dès la couverture. Et, en même temps, sa dimension moderne, puisque si l’empereur n’a pas de visage, n’est-ce pas en définitive pour nous signifier qu’il peut être absolument n’importe qui ? Qu’il peut être, ainsi, chacun d’entre nous ? 
PieR Gajewski : Concernant la couverture du livre, le choix fut collégial... au début tout du moins. J’ai demandé l’avis de Pierre et de Charles-Mézence tout en leur soumettant quelques idées. Nous avons beaucoup échangé à propos du statut de ce qu’est une couverture, de son pouvoir à créer une curiosité, une envie, du sens qui en découlera et de son impact visuel. Trois grandes idées se sont dégagées assez vite dont celle de l’empereur au milieu de la ville. De mon côté, je souhaitais un trait plus épais proche de la gravure sur bois avec moins de détails afin d’accentuer la force visuelle de la couverture. Il fallait qu’elle pose une question en un clignement d’œil. L’absence de visage m’a semblé alors presque une évidence. Il a également été décidé de ne pas préciser les rôles de chacun, écrivain et dessinateur, comme un ultime renvoi au récit, mais surtout pour renforcer l’idée que le livre illustré représente un travail unique des deux auteurs Pierre et PieR.  
Matthieu Gosztola : Comment le cours même de la narration joue-t-il avec cette idée, qu’il reprend, qu’il développe ? 
Pierre Vinclair : En un sens, c'est l'idée même du livre, qui prend au sérieux la phrase de Barthes placée en exergue : « La ville dont je parle (Tokyo) présente ce paradoxe précieux : elle possède bien un centre, mais ce centre est vide. Toute la ville tourne autour d'un lieu à la fois interdit et indifférent, demeure masquée sous la verdure, défendue par des fossés d'eau, habitée par un empereur qu'on ne voit jamais, c'est-à-dire, à la lettre, par on ne sait qui. » Car non seulement le titre est un mauvais jeu de mots sur la fin de la citation (mais pas seulement, Hon, en japonais, signifie « livre », et Seki « résidence » – et l'on retrouve l'idée de l'identité domiciliée dans la fiction), mais tout le contenu tourne autour de l'idée que n'importe qui peut être l'empereur – ce qui est une idée politique (c'est l'idée que se fait Claude Lefort de la démocratie par exemple), mais aussi narrative, puisque c'est de là que naissent les péripéties de notre conte. L'idée graphique de PieR, celle de l'absence de visage, est particulièrement bien trouvée : car la seule différence entre cette fiction et la réalité, la seule raison pour laquelle il s'agit d'un conte et que l'histoire n'est pas vraisemblable, c'est que dans la réalité notre visage nous identifie trop pour que nous puissions prétendre changer d'identité par décret ou contrat. Seul un monde sans visage eût permis le premier échange – celui de l'empereur et du moine. La chirurgie esthétique nous permettra peut-être d'en venir à bout. 
(à suivre] 


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