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Tom est mort; Marie Darrieusseq

Par Sylvielectures
J'ai mis du temps à ouvrir ce livre. Je l'avais dans ma pile à lire, mais je ne l'ouvrais pas. Je devais le rendre à qui me l'avait passé, et cela faisait déjà un bon moment. Alors je me résignais à m'en séparer sans l'avoir lu. Et puis non, il fallait que j'ouvre la porte. Je ne l'ai refermée qu'à la fin, la gorge serrée, les traits tirés, sans doute, tant cette lecture est éprouvante.
Puis, est venu le temps du billet, écrire sur ce livre... Quoi écrire, comment écrire ? J'ai déjà tant lu sur ces quelques pages avant de les découvrir moi même, il a fait tant couler d'encre, il a même fait un scandale...
Alors je me lance, mais que c'est difficile d'ajouter encore des lignes à toutes celles déjà écrites!
J'ai été happée par cette lecture. Le sujet est terrible. Une mère tente de dire quelle forme a pris le deuil qu'elle refusait. Dix ans après la mort de son second fils de 4 ans et demi, la voilà voulant retracer pas à pas, mot à mot, larme à larme, la vie qu'elle a menée avec cet enfant, de sa conception à sa mort, et puis celle qu'elle a menée avec le petit mort, après l'évènement impossible, impensable, mais advenu et irrémédiable.
Ce récit est une fiction et a tout de l'auto fiction. Il est sobre, haletant, il explore les coins et les recoins de la douleur de la perte d'un enfant. Il sonne juste, en frappant fort.
Certains s'étonnent de cette "vraisemblance", d'autres ont parlé de plagiat psychique... d'autres encore se demandent pourquoi écrire une fiction avec un tel sujet...
Et je me dis , pourquoi ne pas écrire sur l'effroi et l'hébétude provoquée par la mort ? La parole sur la mort n'appartient pas aux seuls endeuillés.
S'il ne s'agit pas d'une expérience vécue, il peut s'agir d'une angoisse, d'une peur. Qui n'y pense pas ? La possibilité de la perte est concomitante de la naissance.
L'auteur de ce livre met en scène ce drame intolérable pour explorer les limites de l'inacceptable, et il s'avère qu'elle ait fouillé très concrètement, au plus près des failles de détresse qui engloutissent.
Comment peut-on être si vraie sans avoir vécu ce drame réellement ?
Il semble que cet écrivain soit douée d'une capacité d'empathie remarquable et d'une écoute de l'autre très fine. Elle parle du silence de ses parents au sujet de la mort de son frère. Ce livre en est peut-être l'écho bruyant et retentissant.
Marie Darrieussecq est également psychanalyste, et je pense qu'elle a écouté beaucoup sur le deuil et que ce livre est nourrit du savoir intime qui se dit en séance. Il est imprégné sans doute aussi des lectures sur ce thème, dont les livres de Camille Laurens, que je n'ai pas encore lus.
Ce que je retiens de cette lecture,c'est tout d'abord la rigueur incroyable avec laquelle certaines scènes ne nous sont pas épargnées : L'abandon du cadavre dans la chambre froide, le choc de la réalité du corps qui se décompose, la question de ce qu'on en fait,et l'urgence de la réponse à donner : l'enterrement, la crémation ? La douloureuse nécessité de choisir le mode de disparition, le choix des derniers vêtements, l'imagination au travail quand on doit penser à son enfant dans ce dernier voyage.
Je pense que ces questions et ces descriptions révèlent l'ampleur du désarroi de parents occidentaux et athées face à la mort de leur enfant. Ils doivent choisir, décider, et rien n'est prêt parce que ce qui arrive ne devait pas arriver.
Frappés par le malheur, ils sont considérés avec compassion et presque déférence,ou ils sont évités parce qu'ils font peur.
Ils sont abandonnés dans une solitude sans fond.
Ce roman nous fait entrevoir le déchirement de parents livrés à eux mêmes et à leur seule douleur pour imaginer, penser, construire un rite à la mesure de l'amour qu'ils portent à l'enfant perdu. Ici, la mère remet en cause les choix qu'elle a fait et elle n'est jamais que confrontée à elle même.
Je pense que ce roman est courageux et audacieux.
Cependant, je ne peux pas taire un bémol ressenti à la lecture d'un passage qui a failli remettre en cause l'ensemble de sa construction : Puisque la démarche se veut absolument minutieuse et sincère, puisque nous sommes sensés suivre l'autopsie d'un deuil impossible dans sa crudité la plus nue, alors il fallait être juste dans tous les détails, et malheureusement, il y en a un qui n'est pas bon : si CamilleLaurens n'est pas citée, le film "Trois couleurs : Bleu" de Zulawski l'est, et Marie Darrieussecq n'a pas pris le temps de le revoir avant d'écrire ce qu'elle a écrit dessus. La mère en deuil dans ce film vient de perdre une petite fille et pas un garçon...
Un vrai détail, mais je vous assure qu'à ce stade là de ma lecture ça m'a gênée, allant presque jusqu'à discréditer le reste du contenu...
Par contre, j'ai été très sensible à la manière dont le cri est traité dans ce roman. L'auteur dit vouloir atteindre avec la littérature l'indicible et je pense qu'avec le cri, elle a touché son but :
"Je suis enfermée dans un cri rouge et cubique et je me cogne aux parois saignantes, personne ne m'entend. Le cri sort de ma gorge à moi, et celle qui est assise dans le pièce blanche s'étonne : moi, si calme, en train de hurler." ..."Dans la pièce rouge on ne pense pas, on a besoin du cri."
..."Dans la pièce blanche on a honte du cri comme d'un lieu commun, "ce qu'on fait dans ces cas là". Un savoir de toute éternité, de ce savoir des ancêtres et des téléfilms. Je me suis mise à crier, et ensuite, à mon étonnement, le cri a pris ma place. Je suis restée dans la pièce rouge, à me cogner aux murs étranges. Des muqueuses rouges m'avalaient, me dissolvaient. Un petit bourdonnement d'insecte dans une énorme fleur carnivore."

..."Dans le cri, je savais déjà tout; Les saintes soupirent, et les fées crient."
..."Une fois dans le cri, le cri m'a convaincue. Il n'y avait que le cri. Parce que c'était IMPOSSIBLE."
...J'étais très occupée du cri, de ce que j'avais à faire : crier. Les mains vides, les bras ballants, dans l'oubli du cri, seule.

... Le gorge courbaturée comme si on m'avait battue à l'intérieur. Un cri à la hauteur du scandale.
...Mais à la fin du cri c'est irrémédiable, on ne revient pas en arrière. C'était arrivé. C'était fait.
..."Je pousse un léger cri parce que ce sont les affaires de Tom, celles qu'il portait tout à l'heure
pour la sieste. Pas exactement un cri mais j'aspire l'air si fort que mes cordes vocales vibrent. ..."Elle dit que mon père fait un "épisode délirant", il hurle et se débat, il est dans une clinique. Mon père a la seule réaction possible, sensée et cohérente, au milieu de nous tous, les paralytiques. Mon père se montre à la hauteur du désastre; Moi je suis sortie du cri et je ne sais plus quoi faire, de moi, de mes enfants, de mes mains."
..." Me remuer, pas comme mon père qui hurle sa souffrance enfermé dans une clinique."
..."Elle me donne des nouvelles de mon père, de son cri. Entre deux prises de médicaments le cri renaissait, grondait dans sa poitrine, montait, puis éclatait."
..."Mon père criait pour moi, pour nous. Ce cri creusait un trou où Tom avait été, à cet emplacement béant, qu'il fallait maintenir béant.
Quelque temps après on a volé le Cri de Munch dans la Galerie Nationale d'Oslo. C'était les ondes concentriques autour du cri de mon père qui avaient englouti le tableau, avalé dans sa gueule ouverte, disparu pendant que mon père criait, et bien sûr la toile on ne la retrouverait pas, puisque le monde ne demeurait pas intact finalement, puisque tout de même, à quelques signes, on voyait que des failles craquelaient la surface, les atomes s'y engloutissaient, et du monde matériel ne demeuraient que des souvenirs." ..."Et puis, comme une vague imprévisible, une de ces vagues tueuses au milieu de la mer, je l'ai agrippé et secoué et je me suis vidée sur lui de tombereaux de cris et d'insultes." ..." Quelque chose est monté du ventre de Stuart jusque derrière ses mains. Son cri à lui. Nous étions transformés en animaux et nous découvrions, chacun, notre cri. Un zoo de douleur."
..."Des cris de torturés à qui l'on a coupé les cordes vocales"
..."Stuart se tenant les mains, serrées à hauteur du front, bras crispés, ses deux mains cramponnées l'une à l'autre, écrasées sur son front; et moi debout derrière, bras ballants, corps ballant, ballante comme une cloche, juste après le cri _ ça, la première image que j'ai de nous, l'image de l'hôpital, juste après la mort de Tom."

Thom en parle, mais n'a pas du tout été sensible à l'exercice,
Bernard est également dubitatif sur le blog des livres
Clarabel en parle aussi
Une belle critique sur exigence : littérature, qui propose de rebondir sur un autre texte : l'inconsolable, d'Anne Godard.
Nicolas nous parle d'une lecture éprouvante , pour une écriture exigeante, sur Itinéraire(s)
Laure n'a pas du tout aimé, et c'est sans appel, sur les jardins d'hélène
Sophie a été touchée par un vrai talent d'écriture,
Pour Sylire, ce livre l'a dérangée : "Ce n'est pas un récit et je n'ai pas eu l'impression de lire un roman".
Gawou nous dit : " J'ai aimé, porté ce bouquin avec moi et en moi, et je n'oserai pas dire que je le comprends, parce que je n'ai pas vécu la disparition d'un enfant mais il m'a parlé, me parle encore et je crois qu'il me parlera encore longtemps."
à noter, le site Marie Darrieussecq

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